Cinq hommes qui ont fait le Congo

Ils ont œuvré à la libération du pays puis infléchi les destinées de leur nation. Pour le meilleur ou pour le pire. Portraits.

Patrice Lumumba en 1960. © AFP

Patrice Lumumba en 1960. © AFP

FRANCOIS-SOUDAN_2024 Christophe Boisbouvier ProfilAuteur_TshitengeLubabu

Publié le 6 juillet 2010 Lecture : 10 minutes.

Spécial 50 ans. De Lumumba à Kabila
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Spécial 50 ans. De Lumumba à Kabila

Sommaire

Patrice Emery Lumumba

En 1966, cinq ans après son assassinat dans le Katanga, Patrice Emery Lumumba est proclamé héros national par le président Mobutu, celui-là même qui avait pourtant joué un rôle actif dans son arrestation et son transfert à Élisabethville (actuel Lubumbashi), en 1961.

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Né en 1925, Premier ministre du Congo indépendant à 35 ans, Lumumba­ se définissait comme nationaliste et dirigeait le Mouvement national congolais (MNC). Tribun hors du commun, il a enflammé les foules dès son entrée en politique à la fin de l’année 1958. L’ancien postier, qui a été également directeur commercial dans une brasserie, mais dont les parchemins se limitent à un certificat d’études et à un court passage à l’École postale de Léopoldville, étonne.

Patrice Lumumba en 1960.

Patrice Lumumba en 1960 (photo AFP).

Bête politique, Lumumba s’est fait tout seul, dans les conditions du Congo belge, cet « empire du silence », en lisant et en se formant par la force de sa volonté. Il avait réussi à s’imposer, de son district natal du Sankuru, dans le Kasaï, jusqu’à Stanley­ville (aujourd’hui Kisangani), en province Orientale.

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Aux foules nombreuses qui boivent ses paroles, Lumumba, grand et svelte, élégant, lunettes de vue sur le nez, raie dans les cheveux, parle d’indépendance. Il a vu Kwame Nkrumah à Accra, puis Sékou Touré à Conakry. En montant en puissance­, Lumumba montre aussi sa soif de pouvoir. Veut-il remplacer les Belges, dont il a longtemps subi les humiliations ? Bien sûr. Mais, dans sa conquête du pouvoir, il se montre impatient, parfois imprudent. Même lorsque, après les élections de mai 1960, le MNC et ses alliés les ayant remportées, il doit former le premier gouvernement congolais.

À cause de son impatience, de son caractère impulsif, d’une certaine frustration, Lumumba commet une faute diplomatique en prononçant devant le roi des Belges un discours jugé offensant. À partir de là, les Belges s’allient aux Américains pour l’éliminer. On est en pleine guerre froide. À Washington, Dwight Eisenhower redoute que le Congo de Lumumba ne bascule dans le camp de Moscou. Le jeune nationaliste est assassiné à Élisabethville, dans le Katanga, le 17 janvier 1961. Aujourd’hui, ses enfants s’apprêtent à porter plainte contre douze Belges,­ qu’ils accusent du meurtre de leur père.

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Joseph Kasa-Vubu
(photo Rue des archives)

Il fut l’un des premiers à réclamer l’indépendance du Congo. Beaucoup l’ont oublié, peut-être à cause de sa modestie, de sa discrétion face à la voix tonitruante de celui que l’Histoire retiendra comme le héros national, le remarquable tribun Patrice Lumumba. Pourtant, Joseph Kasa-Vubu, né dans le Bas-Congo en 1917, a fait montre, très tôt, de convictions anticolonialistes. Placé en 1954 à la tête de l’Association des Bakongo (Abako), qu’il transformera en parti politique, il réclame d’abord plus de droits pour les Congolais. Puis monte d’un cran. En 1956, en lieu et place du plan Van Bilsen prévoyant une décolonisation sur trente ans, le manifeste de l’Abako exige l’indépendance immédiate. Enfin, le jour de son installation comme bourg­mestre de Dendale (actuelle commune de Kasa-Vubu, à Kinshasa), après la victoire de sa formation aux municipales du 8 décembre 1957, Kasa-Vubu refuse de hisser les couleurs belges. Cette indépendance d’esprit lui avait valu, dans le passé, d’être renvoyé du grand séminaire de Kabwe (Kasaï) pour « indiscipline ». Il est vrai que sous son côté sage et studieux – on l’avait surnommé « Kiboba », c’est-à-dire « le vieux » – se cachait un révolté.

Après son élection à la tête de l’État, le 24 juin 1960, à l’issue d’un vote au Parlement, il restera un homme simple. Il lui arrivait d’aller faire ses courses à pied et de conduire lui-même sa Coccinelle. Si sa probité ne fait de doute pour personne, d’aucuns lui reprocheront en revanche une certaine apathie ainsi qu’un manque de fermeté et de jugement qui auraient fait le jeu du lieutenant-général Mobutu. Renversé par ce dernier en novembre 1965, Kasa-Vubu se retire à Kisundi (Bas-Congo), où il meurt en 1969, laissant une veuve, Mama Hortense, et dix enfants.

 
 

Mobutu Sese Seko
(ci-contre : le 4 mai 1997. Photo AFP)

Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Waza Banga est mort dans la solitude à Rabat, au Maroc, en septembre 1997. Quatre mois après sa chute, un mois avant son 67e anniversaire. Son règne aura duré près de trente-deux ans. Naissance en 1930 à Lisala, dans la province de l’Équateur, dans une famille modeste ; enrôlement de force dans l’armée coloniale, qu’il quitte en 1957 en qualité de sous-officier (sergent-comptable) ; carrière dans le journalisme ; militant au sein du Mouvement national congolais (MNC), de Patrice Lumumba ; secrétaire d’État dans le premier gouvernement, le 30 juin 1960. Début juillet, à la suite de mutineries, il est nommé colonel et chef d’état-major de l’armée. Le 14 septembre 1960, il neutralise Patrice Lumumba et prend une première fois les rênes du pays, sans déposer formellement Kasa-Vubu. En novembre 1965, le lieutenant-général Joseph-Désiré Mobutu, commandant en chef de l’armée, prend le pouvoir.

Mobutu, c’était d’abord une taille imposante et une voix autoritaire. Bon vivant, joueur de dames doué, il avait développé un sens politique qui lui a permis, au long de son règne, de se servir des hommes et des situations comme on le fait de pions. Il chérissait les bains de foule. Et surtout les « rassemblements populaires », qui mobilisaient pendant des heures des dizaines de milliers de personnes. Profitant de ses talents d’orateur, il assénait ses vérités dans ce qu’il considérait comme le « dialogue Mobutu-peuple ». Mais il pouvait être implacable. À la Pentecôte 1966, quatre opposants sont pendus sur la place publique. En octobre 1968, le rebelle Pierre Mulele est torturé, démembré et exécuté.

Dès 1967, il parle de « nationalisme congolais authentique ». Objectif : effacer le passé colonial. Ainsi, en 1971, le Congo devient Zaïre. C’est l’époque de la « révolution zaïroise authentique ». Pour Mobutu, il s’agit d’« être nous-mêmes et non ce que les autres voudraient que nous soyons ». C’est-à-dire rester zaïrois, africain dans la façon de vivre, de penser, de s’habiller, de manger… Son nationalisme se manifestait aussi par sa volonté de voir le Zaïre jouer les premiers rôles en Afrique et se faire respecter dans le monde. Mais également par son souci de confier aux nationaux le contrôle de l’économie. Pour faire entendre la voix du Zaïre, Mobutu a fait le tour du monde et pris la parole à toutes les tribunes, en toute indépendance d’esprit. Il voulait être l’égal des grands.

Du pouvoir, il avait une vision autoritaire qui l’a conduit au culte de la personnalité et à l’instauration du parti unique – c’était la mode sur le continent. Réfractaire à toute critique, Mobutu s’adonnait plus volontiers au jeu moins dangereux de l’auto­critique. Mais il restait convaincu qu’un régime multipartite ne correspondait pas à la réalité locale, car, disait-il, « dans aucun village africain, il n’y a à l’entrée le chef de la majorité et, à l’autre bout, celui de l’opposition ». En un mot : le chef reste le chef avec ses attributs (la canne et la toque de léopard), et il n’a pas besoin d’opposants.

Mais la corruption finit par gangrener le système ; et la maladie, l’homme. Quand il décide, en avril 1990, la larme à l’œil, la fin du parti unique, Mobutu est déjà au bout du rouleau. Ses dernières années au pouvoir sont pathétiques et précipitent le pays dans le chaos. S’il n’a pas réalisé toutes ses ambitions, il aura au moins favorisé et maintenu l’unité de son pays et le sentiment national.

 
 

Laurent-Désiré Kabila
(ci-contre en 1998. Photo V.Fournier pour J.A.)

« Oui, ce fut un despote comme Mobutu, mais au moins ce fut un patriote. » Cette phrase­ revient souvent dans la bouche des Congolais. Mobutu a commis le péché originel : il a aidé la CIA à éliminer Lumumba. Laurent-Désiré Kabila, au contraire, a été un combattant lumumbiste. Peut-être même a-t-il croisé le leader indépendantiste lors du congrès de Stanleyville, en octobre 1959. À l’époque, le jeune Kabila n’a que 20 ans. Fils d’un chef luba du Nord-Katanga, il sort de l’institut Saint-Boniface d’Élisabethville. Mais il a déjà la foi révolutionnaire.

Juillet 1965. C’est dans un maquis du Sud-Kivu qu’a lieu la fameuse rencontre entre le Che et le Mzee – du nom que les Congolais donnent aujourd’hui à Kabila (le « sage », en swahili). Ce rendez-vous, Kabila y va à reculons. Guevara est sur le terrain depuis plusieurs semaines. Kabila­ se fait désirer.

Finalement, il rejoint l’Argentin, mais repart au bout de cinq jours. Commentaire du Che : « Il est cordial mais fuyant. » Analyse d’un vieux kabiliste : « Nous étions plus sensibles au rapport des forces, à l’évidence favorable à l’ennemi, qu’au dessein planétaire du Che. D’où notre peu d’attrait pour une guérilla suicidaire. » La suite donnera raison à Kabila.

Dans la saga Kabila, 1967 est une date-clé. Cette année-là, Ernesto Guevara est capturé et exécuté en Bolivie sur ordre des Américains. Laurent-Désiré Kabila, lui, fonde un maquis dans l’Est congolais, à Fizi-Baraka, et le tient bon an mal an jusqu’en 1985. Le secret de son endurance ? Sa lucidité et sa capacité à mélanger business et révolution. À la chute du mur de Berlin, en 1989, Kabila est l’un des rares guérilléros marxistes qui ont survécu à la guerre froide. Comme Mandela en Afrique du Sud, il devient alors un partenaire des Américains. Il leur permet – via les Rwandais – de se débarrasser d’un ex-allié devenu encombrant, Mobutu. 1967-1997… Au terme d’une longue marche de trente ans et d’un grand retournement, Kabila entre victorieusement dans Kinshasa.

Cette image de patriote, le Mzee va encore l’enrichir, l’année suivante, quand il résiste avec succès à une offensive de ses ex-amis rwandais. Mais à quel prix ! Les Tutsis de Kinshasa sont victimes de lynchages. Tshisekedi est relégué dans son village et toute l’opposition est bâillonnée. Dans les dernières années de sa vie, Kabila le faux débonnaire tourne dictateur. Ses sourires enjôleurs ne masquent plus son cynisme. Le massacre de 180 000 Hutus rwandais pendant la conquête militaire de 1996-1997 ? « Un petit problème. » En novembre 2000, il fait exécuter l’un de ses principaux compagnons de lutte armée, Anselme Masasu. Deux mois plus tard, le 16 janvier 2001, il est assassiné par l’un de ses gardes du corps. Sur l’origine du complot, toutes les pistes ont été évoquées. Le Rwanda, l’Angola, la CIA, et même son propre fils, Joseph. Mais aucune pièce sérieuse n’est venue étayer ces accusations. Et si son assassin – manipulé ou pas – avait d’abord voulu venger la mort du commandant Masasu ?

 
 

Joseph Kabila

Il ne faut surtout pas sous-estimer cet homme-là. Pour l’avoir fait, pour avoir cru que sa réserve, sa jeunesse (il a aujourd’hui 39 ans), ses longs silences, ses tâtonnements et sa prudence masquaient une absence d’appétence (pis, une incapacité) pour le pouvoir, nombre de pachydermes de la vie politique congolaise de cette dernière décennie sont allés rejoindre le cimetière des éléphants. Installé à la tête de l’État « comme une balle de ping-pong sur un jet d’eau »* au lendemain de l’assassinat de son père le 16 janvier 2001, Joseph Kabila n’a cessé depuis de déjouer les paris lancés sur sa précarité ontologique. De Jean-Pierre Bemba à Vital Kamerhe, d’Azarias Ruberwa à Étienne Tshisekedi, de Laurent Nkunda à tous ceux qui, au-delà des frontières (ministres belges, dirigeants des États voisins…), ont pensé qu’ils allaient le contrôler, le déstabiliser ou l’effacer de la scène, la liste est longue des échecs, définitifs ou provisoires. Il faut dire que ce natif du Sud-Kivu, dans les maquis du « Mzee », Laurent-Désiré Kabila, fut longtemps une énigme enveloppée d’un mystère.

Joseph Kabila (photo AFP).

Élevé en Tanzanie et en Ouganda, propulsé à l’état-major lors de la grande offensive de 1997 contre Mobutu, puis, en 2000, chef de l’armée de terre aux fortunes diverses au moment de la deuxième guerre du Congo, Joseph­ évolua longtemps à l’ombre écrasante de son père avant d’être brutalement propulsé en pleine lumière. Dès lors, rien ne lui fut épargné. Ni les doutes entretenus sur sa filiation, ni les aventures périlleuses à la tête d’une armée peu combative et sans cesse à la limite de l’implosion (contre les rebelles hutus de l’Est, puis contre les Banyamulenges de Nkunda, en 2009), ni les révoltes ethniques (Bundu dia Kongo), ni les tentatives de coup d’État (en mars 2004 et en mars 2007), ni les stratégies d’étouffement des institutions financières internationales (à propos des fameux contrats chinois). Dans ce contexte, l’ambition qui est la sienne de doter la RD Congo de ce qu’il n’a jamais eu – un État rationnel et un État de droit – demeure encore très largement inaccomplie, même si elle ne relève plus du mirage.

En neuf années d’exercice, Joseph Kabila Kabange a incontestablement pris du poids, de l’assurance et de l’envergure. Il n’est plus l’apprenti timide et taciturne des sommets internationaux, mais le chef d’un pays de soixante millions d’habitants à la barbiche poivre et sel, conscient de sa puissance potentielle, l’allure volontiers décontractée, la main dans la poche, le sourire vaguement ironique de celui que ses pairs ont longtemps regardé avec condescendance et qui, désormais, le leur rend bien. De sa jeunesse mutique lui est restée pourtant une vraie difficulté à communiquer : ce n’est ni un tribun ni un beau parleur, un vrai handicap dans un pays où l’expression orale est reine – quitte à n’avoir aucun effet sur la réalité.

Élu en 2006 au second tour d’une présidentielle tendue, sur fond de clivage Est-Ouest, mais largement considérée comme démocratique (58 % des voix, contre 42 % à Jean-Pierre Bemba), ce père de famille époux de Marie-Olive Lembe di Sita est avant tout un politicien habile, populaire chez les jeunes et les femmes (même si Kinshasa ne lui est pas acquis), et dont la réélection en 2011 paraît pour l’instant bien engagée. Pour un nouveau mandat limité à cinq ans ? C’est l’un des enjeux du projet actuel de révision de la Constitution piloté par le plus proche des conseillers du chef : Augustin Katumba Mwanke, 46 ans. Ce simple député originaire du Katanga­, mais en réalité homme d’influence au carrefour de toutes les décisions, est à Joseph Kabila ce que Mazarin fut au jeune roi Soleil. Jusqu’à quand ?

* Le Congo de A à Z, par Marie-France Cros et François Misser, André Versailles Editeur, Bruxelles, 2010.

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