Abdesselam Aboudrar : « Nous luttons contre la corruption en toute indépendance »

Pour venir à bout d’un mal aux racines séculaires, les autorités marocaines ont mis en place, à la fin de 2008, une instance ad hoc. À la veille de la publication de son premier rapport, son président rappelle ce qui a été réalisé, mais aussi, et surtout, ce qui reste à faire.

Le président de l’Instance centrale pour la prévention de la corruption, Abdesselam Aboudrar. © Oughlam

Le président de l’Instance centrale pour la prévention de la corruption, Abdesselam Aboudrar. © Oughlam

Publié le 30 juin 2010 Lecture : 9 minutes.

La politique de Mohammed VI, visible à l’œil nu, a pour objectif la modernisation accélérée de l’ancien empire chérifien. Pour mener à bien les chantiers ouverts depuis dix ans, il a fait appel à des quadras lauréats des grandes écoles en France ou d’universités prestigieuses aux États-Unis. Pour les réformes des secteurs sensibles – droits de l’homme ou diaspora –, d’anciens gauchistes ont été sollicités. Tous ont payé, à coups d’années d’exil et de prison, ce que le poète Abdellatif Laabi appelle l’« impôt de la dignité ».

Abdesselam Aboudrar, choisi par le roi pour diriger l’Instance centrale pour la prévention de la corruption (ICPC), cumule, lui, les deux qualifications requises. Ingénieur des Ponts et Chaussées, il a passé cinq ans à la prison centrale de Kenitra. Après sa libération, à la fin de 1979, il a assumé des responsabilités dans le privé et le public. Il était le numéro deux de la CDG, l’une des principales institutions financières du royaume, lorsqu’il a été appelé à la tête de l’ICPC. Cofondateur de Transparency Maroc, jouissant d’une réputation d’intégrité à toute épreuve et d’une vaste expérience du terrain, Abdesselam Aboudrar, de l’avis de tous, était le bon choix. À la veille de la publication du premier rapport de l’ICPC, il rappelle ce qui a été fait en matière de lutte contre la corruption mais aussi et surtout ce qui reste à faire.

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Jeune Afrique : Au Maroc, vous êtes le « Monsieur Anticorruption ». Vous avez été nommé par le roi à la tête de l’Instance centrale pour la prévention de la corruption [ICPC] à la fin de 2008, mais on ne constate guère d’évolution en la matière. On note même une certaine régression au regard des chiffres publiés par les institutions de référence…

Abdesselam Aboudrar : Le dernier rapport, publié en 2009, porte sur l’année 2008. En ce qui concerne l’indice de perception de la corruption [IPC, publié par Transparency International, NDLR], sur quelque 200 pays, le Maroc est classé 89e, avec une note de 3,3 sur 10, alors qu’en 2007 il avait obtenu 3,5. On peut donc parler de régression. Bien qu’il soit trop tôt pour juger l’action entreprise, il faudrait se reporter aux chiffres de 2009 pour avoir une première idée. Cela dit, j’insiste, les actions de prévention ne portent leurs fruits qu’à long terme.

Comment expliquez-vous la régression en question ?

Essentiellement par l’absence d’une stratégie au long cours de lutte contre la corruption. Le gouvernement a bien un plan qui implique des dispositifs tels que la simplification des procédures, la modernisation de l’administration, la promotion de la probité dans la fonction publique, la déclaration du patrimoine par les responsables administratifs et politiques… Mais ce plan n’a été appliqué que de façon inégale, en tout cas pas avec la vigueur nécessaire.

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Pourquoi l’action de l’ICPC se limite-t-elle à la prévention ?

C’est un choix du gouvernement. Après avoir ratifié, en 2005, la convention pertinente de l’ONU, il était tenu de mettre en place une agence de lutte ou de prévention contre la corruption. L’essentiel était de manifester la volonté du gouvernement de s’attaquer au mal sur les deux plans. Il a préféré laisser la sanction à la justice et confier la prévention à une instance ad hoc.

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N’est-ce pas restreindre l’efficacité de l’ICPC ?

Bien entendu, notre champ d’action se trouve de ce fait limité. Mais sur le plan de la prévention, il y a beaucoup à faire. Dans notre cahier des charges, une disposition nous donne le droit de recevoir des plaintes, d’en faire un premier traitement et, le cas échéant, de saisir les autorités judiciaires. Cette disposition établit, bien entendu, le lien entre le caractère préventif et le volet sanction.

Combien de cas avez-vous reçus ?

En 2009, nous avons enregistré une soixantaine de plaintes, dont les deux tiers ne concernent pas la corruption – à cause d’une erreur d’aiguillage, ou parce que les plaignants frappent à toutes les portes. Dans le tiers restant, il s’agit bien de suspicions de corruption, mais, les plaintes étant anonymes ou insuffisamment étayées, nous ne pouvons pas aller plus loin.

Donc aucune plainte n’a eu de suites judiciaires. Bizarre, non ?

Pas tellement, car, comme vous le savez, les faits de corruption sont en général secrets. Ce qui explique l’absence­ ou la faiblesse de la preuve. Du coup, le plaignant se trouve dans une situation inconfortable. C’est pour cela que nous avons pensé à un projet de loi assurant la protection, s’agissant des faits de corruption, des victimes, témoins, dénonciateurs ou experts. Auparavant, corrupteur et corrompu étaient, au regard de la loi, placés sur un pied d’égalité. Depuis des années, le corrupteur qui dénonce peut, en principe, bénéficier de circonstances atténuantes, voire de l’absolution, mais sans conséquence pratique. Le projet a pour objectif de rendre effective cette disposition.

Qu’est-ce qui garantit l’indépendance de l’ICPC ?

L’ICPC est indépendante grâce à sa composition plurielle. Y siègent les représentants de la haute administration, du monde du travail et des partenaires sociaux, de la société civile et de l’université. Ils sont nommés pour quatre ans et leur mandat est renouvelable une fois. Le président est nommé pour six ans, non renouvelables. Le choix des personnes sélectionnées rend difficile toute suspicion de complaisance à l’endroit de l’exécutif. Comme toutes les institutions du même genre – Conseil consultatif des droits de l’homme, Conseil de la concurrence, Conseil des Marocains résidant à l’étranger –, l’ICPC est formellement rattachée à la primature, mais elle dispose d’une ligne budgétaire distincte dont le président est l’ordonnateur.

Est-il possible d’élargir ses prérogatives ?

Nous avons rencontré des difficultés – d’ordre budgétaire, de fonctionnement… – et nous réfléchissons à l’extension de ses pouvoirs pour englober l’aspect investigation et/ou sanction.

Elle ne serait plus consultative ?

Moins consultative et plus décisionnelle.

La Jordanie a une institution du même genre…

Le système judiciaire, là-bas, tradition anglo-saxonne oblige, est totalement indépendant de l’exécutif. L’Agence nationale de lutte contre la corruption, présidée par un procureur, est composée de magistrats et a toutes les prérogatives en matière de prévention, d’investigation et de sanction.

Avec quels résultats ?

La Jordanie est mieux classée que le Maroc, avec une note de 5 sur 10.

On parle souvent d’une « culture de la corruption » au Maroc…

Ce qui est sûr, c’est qu’on a tendance à considérer la corruption comme un mal nécessaire ou à tout le moins inévitable et qu’on est condamné à faire avec. Les mots utilisés pour en parler reflètent une certaine sympathie : hlaoua (« douceur »), qahwa (« café »). Banale, elle fait partie des mœurs, de la vie, on baisse les bras et on ne cherche guère à la stigmatiser. Il faut donc s’attaquer à la corruption également au niveau des mentalités. Ses racines sont séculaires et ne sont pas sans lien avec le despotisme. Le Makhzen nommait ses représentants – caïds, pachas, chioukh… – et se payait sur la bête, sur la population. La colonisation n’a rien arrangé, entretenant la corruption et la renforçant pour asseoir sa domination. Sans oublier le développement du capitalisme, qui a fait voler en éclats les valeurs traditionnelles de probité et de solidarité avec, à la clé, l’émergence de l’individualisme et le triomphe de la cupidité.

La petite corruption est différente de la grande…

Distinction parfaitement factice. Avec la petite corruption, les sommes sont minimes, mais les effets sont dévastateurs ; lorsqu’on est obligé, par exemple, pour accéder à des soins dans une situation de vie ou de mort, de donner les billets que l’on n’a pas. Et puis les sommes additionnées deviennent très importantes.

Avec des policiers mal payés, la petite corruption est la règle…

Ce n’est pas tolérable pour autant. D’abord, les salaires de la police et autres forces de l’ordre viennent d’être substantiellement revalorisés. Ensuite, le policier dit mal payé rançonne des gens plus mal payés encore.

Est-ce que la petite corruption recule ?

On n’a aucune indication allant dans ce sens. On a plutôt le sentiment qu’elle prolifère, au contraire.

Après un an et demi d’expérience, de quels résultats significatifs pouvez-vous vous prévaloir ?

Le gouvernement a repris sérieusement son plan d’action et il dispose d’un nouveau plan qui va être rendu public. Il contient une série de mesures destinées à faire reculer la corruption dans les domaines de la santé, de la circulation, des relations avec l’administration et en particulier des autorisations que celle-ci fournit… L’objectif est de rechercher des résultats visibles pour l’édification des citoyens. En parallèle, une campagne de sensibilisation a été engagée. Avec le monde de l’économie, on a pris une initiative pilote. Il s’agit d’un observatoire de la corruption dans les services douaniers, mis en place au début de 2010, en coordination avec l’administration des douanes, la CGEM [patronat, NDLR] et Transparency Maroc. Les conséquences n’en sont pas immédiates, mais elles vont sans doute se manifester avec le temps.

Bien qu’il soit moins visible, le travail législatif et institutionnel n’est pas moins important. Une batterie de propositions a été soumise au gouvernement. Elles ont trait à la simplification des procédures, au développement de l’administration électronique, à la réforme des marchés publics… On peut mentionner encore la limitation ou la suppression des niches de rente (agréments, autorisations…), la coordination entre les instances de contrôle (Cour des comptes, Inspection des finances…), la multiplication des numéros verts pour les dénonciations sur le vif, la mise en place d’un portail à l’usage des PME pour recueillir les plaintes, etc.

Quand sera publié votre rapport ?

Le premier rapport annuel de l’ICPC est bouclé et sera publié à la fin de ce mois. Il contient, en substance, un état des lieux, c’est-à-dire un diagnostic systématique de la corruption dans l’administration, dans l’économie, dans la vie politique et la société d’une manière générale. Il en ressort que le pays souffre gravement d’une corruption endémique, qui est d’ailleurs de plus en plus manifeste. On trouve également dans le rapport une évaluation du dispositif juridique et institutionnel, des politiques publiques, ainsi que des mesures concrètes. Ici, à titre d’exemple, on peut mentionner plusieurs projets de lois qui ont trait à la protection des dénonciateurs, à l’accès à l’information ou encore aux risques de conflits d’intérêts entre public et privé, etc. Nous proposons la mise à plat des immunités – parlementaires en particulier – pour s’assurer qu’elles ne servent pas à protéger des actions frauduleuses ou délictuelles. On peut dire que, sur le plan juridique et institutionnel, le Maroc est doté d’un dispositif honorable pour combattre la corruption. Tout le problème, c’est la mise en œuvre effective, laquelle est précisément l’objet des principales propositions, dont certaines ont été évoquées.

Hormis le cas jordanien, qu’en est-il des autres pays arabes ?

Les pays du Golfe, qui ont fait des efforts appréciables, sont bien classés. Le Qatar obtient 7 sur 10. La petite corruption y est quasi inexistante et la grande corruption n’est pas visible.

On dirait que l’indice de perception ne permet pas de… percevoir le plus gros.

Même les plus grands spécialistes, à l’OCDE, à l’ONU, débattent de cette question. L’absence de la petite corruption cache l’autre, qui se déroule dans les sphères supérieures et n’est pas visible.

L’Égypte est pratiquement dans la même situation que le Maroc : un dispositif complet – et plus ancien – avec une effectivité qui ne suit pas.

L’Algérie ?

Il n’y a pas d’instance ad hoc. S’agissant des derniers scandales (Sonatrach, etc.), il est difficile, en l’absence d’informations vérifiables, de faire la part des mesures salutaires d’assainissement et des règlements de comptes politiques.

Que dire du rôle de la presse au Maroc ?

Il est très important en général. Partout, la presse est un instrument irremplaçable de sensibilisation, de dénonciation des faits de corruption, ainsi que d’interpellation des autorités pour qu’elles remplissent leur devoir de veille, d’investigation et de poursuite. Encore faut-il qu’elle fasse preuve de professionnalisme, de rigueur, de discernement, et n’oublie pas le principe de la présomption d’innocence. Autrement, on conforte l’opinion que tout le monde est pourri et qu’il n’y a rien à faire contre la corruption.

Si on devait noter la presse marocaine ?

C’est difficile, car le souci de déontologie varie d’un titre à l’autre, mais je dirais que, globalement, notre presse gagnerait à s’intéresser davantage aux procédures et aux modes de gouvernance­ qui entretiennent la corruption qu’aux personnes et aux faits sensationnels.

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