Quelle agriculture pour la sécurité alimentaire africaine ?

Gilles Peltier, directeur délégué de l’Agence française de développement jusqu’en juin 2012, fut l’un des concepteurs du premier fonds d’investissement africain essentiellement dédié à la sécurité alimentaire (African Agriculture Fund) lancé en 2010.

Gilles Peltier. DR

Gilles Peltier. DR

Publié le 23 mai 2013 Lecture : 7 minutes.

Lors de ses Assemblées générales à Marrakech les 27 au 31 mai, la Banque africaine de développement a choisi, comme thématique centrale de ses débats, l’accélération de la transformation structurelle de l’Afrique, en réalisant « une croissance forte, durable et inclusive ». Venant de paraître, le Rapport économique sur l’Afrique 2013 – coproduit par l’Union africaine et les Nations unies – rejoint cette quête en désignant comme priorité l’industrialisation au service de la croissance, de l’emploi et de la transformation économique, à partir des produits de base minéraliers et énergétiques et agricoles.    

Il est vrai que le continent, bénéficiant de l’envolée des cours des matières premières, a connu depuis une décennie, une croissance soutenue- en moyenne autour de 5% par an – en dépit de ses conflits intérieurs et de la récession économique mondiale. Mais, si elle attire les investisseurs étrangers pour l’exploitation de ses mines et de son pétrole, l’Afrique n’est pas devenue pour autant un Eldorado, faute de pouvoir transformer sur place ses ressources naturelles, et ainsi créer de la valeur ajoutée suffisante pour répondre en 2015 aux Objectifs sociaux du millénaire pour le développement.  

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Plus encore que les produits énergétiques qui nécessitent des infrastructures lourdes et souvent captives et donc peu diffusables aux autres secteurs économiques, le retard de l’agriculture – et sa conséquence, la menace de l’insécurité alimentaire – dont le développement s’appuie sur  la forte intensité de main d’œuvre disponible et des technologies depuis longtemps expérimentées et plus facilement maitrisables par les populations rurales -, ne sont plus admissibles : Quatorze pays figurent toujours sur la Watch List de la FAO pour raison d’insécurité alimentaire, dont quatre ( Niger, Éthiopie, Congo, Mozambique) ont pourtant enregistré les taux de croissance les plus performants.

Depuis la flambée des prix des produits agricoles de base en 2008, la sécurité alimentaire est devenue prioritaire sur l’agenda de la communauté internationale.

C’est pourquoi, dans son rapport de janvier 2013 sur l’agriculture de l’Afrique sub-saharienne, la Banque mondiale rappelle la place primordiale de l’agriculture et de l’agro-industrie (50% du Produit Intérieur Brut) et estime que ce potentiel pourrait générer d’ici 2030 un volume (colossal !) d’activités de 1 trillion de dollars… pour autant que le jeu des contraintes bridant les gains de productivité, l’organisation des filières et décourageant les investisseurs publics et privés soit desserré. Mais, à partir de l’inventaire de plusieurs filières destinées soit à l’exportation – le cacao au Ghana, les haricots verts au Kenya-, soit à la consommation locale ou régionale – le riz au Sénégal, le maïs en Zambie, le lait au Kenya-, le rapport relève la dualité, voire la fracture, entre les filières d’exportation de produits bruts ou semi-transformés bien mieux structurées et donc plus efficaces  que celles regroupant la masse des petits producteurs centrées sur la production alimentaire et desservant les populations rurales et urbaines pauvres. Parallèlement , une récente étude publiée par le think tank français FARM [1], en dressant l’état des lieux d’un panel d’organisations de producteurs en Afrique de l’ouest (Ghana et Burkina Faso) et du centre (Cameroun) dénonce en regard des menaces toujours prégnantes de la crise alimentaire et relève que «  pour les gouvernements, la question n’est plus d’assurer l’adaptation des agricultures familiales et la structuration des filières agroalimentaires, mais de promouvoir des unités de production de grande taille et de maîtriser l’aval de la production, en fonction des attentes des marchés ».

Dès lors deux questions se posent : l’agriculture africaine peut-elle se développer sans ses organisations de producteurs tout en répondant à l’impératif de la sécurité alimentaire ? Et, en plus de la fracture agricole entre les économies du Nord et le continent africain, doit-on laisser s’en aggraver une autre entre deux systèmes économiques ?

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Pourtant, depuis la flambée des prix des produits agricoles de base en 2008 qui s’était traduite par des émeutes de la faim, la sécurité alimentaire est devenue prioritaire sur l’agenda de la communauté internationale. Sans oublier le Programme Détaillé de Développement de l’Agriculture Africaine (CAADP) qui recommandait en 2003 aux pays signataires de consacrer au moins 10% de leur budget national à l’agriculture et de parvenir à un taux de croissance agricole de 6% par an d’ici 2015 (seulement sept pays ont atteint le premier objectif : Éthiopie, Niger, Mali, Malawi, Burkina Faso, Sénégal, Guinée).

La demande accrue de matières premières agricoles en Afrique a bien attiré dès 2009 de nombreux investisseurs privés étrangers et des fonds d’investissement spéculatifs ciblant l’agriculture en espérant des taux de rendement élevés. Mais les résultats sont restés décevants, faute de mise en œuvre de stratégies d’investissement efficaces et durables. Car cet engouement opportun cache une réalité plus complexe et moins optimiste : l’impact de la crise financière a finalement rendu plus difficile la levée de fonds de nombreuses initiatives, les exploitations agro-industrielles furent les cibles privilégiées pour le moindre risque et la meilleure rentabilité qu’elles représentent et celles-ci n’intègrent que rarement une composante villageoise, les investissements bénéficient in fine fréquemment à la production de matières premières agricoles destinées à l’exportation.

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L’impact de la crise financière a finalement rendu plus difficile la levée de fonds de nombreuses initiatives.

À cet égard, la FAO, dans son dernier rapport 2012 sur la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture dresse un constat sans appel : Elle rappelle que les producteurs villageois demeurent les premiers investisseurs dans l’agriculture dans les économies fragiles, loin devant les investisseurs publics nationaux, l’aide publique au développement et les investisseurs privés étrangers. Mais, force est aussi de constater que l’Afrique sub-saharienne est la seule région du monde où la variation annuelle moyenne du capital d’exploitation par travailleur a été négative sur la période 1980-2007, et qu’en outre, les dépenses publiques affectées à l’agriculture ont des impacts limités en terme de productivité, de réduction de la pauvreté et de durabilité. Quant aux investissements directs étrangers, leur effet d’entraînement sur les gains de productivité est resté faible, car ils se sont orientés principalement au cours de la dernière décennie vers les industries agro-alimentaires exportatrices et sur l’acquisition de terres arables destinées à la production de rente (les acquisitions de terre à grande échelle ont concerné principalement six pays : Éthiopie, Mali, Libéria, Mozambique, Nigéria, Soudan).

Par conséquent, toute stratégie efficace de croissance des investissements devra respecter les aspirations des filières villageoises en les intégrant dans des modèles de production plus performants, évitant ainsi les phénomènes dévastateurs d’investissements non concertés accompagnés d’accaparement de terres.

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Tout en confirmant la part essentielle des petits producteurs dans les chaînes de valeur agricole et sans sous-estimer la faiblesse actuelle des organisations paysannes, leur accès limité au crédit à court terme et au financement d’investissement, il convient alors de définir des trajectoires de croissance leur permettant d’accroître leur taux de productivité et d’inscrire leurs efforts dans un cycle vertueux de production marchande ayant un réel impact sur la sécurité alimentaire, notamment dans les zones urbanisées, trop souvent dépendantes d’importations de produits alimentaires.

Une telle démarche implique une action concertée des différents intervenants sur le lieu de production et les marchés agricoles (organisations de producteurs, acheteurs des récoltes, entreprises de transformation et de distribution) et des institutions financières à court et à moyen terme : C’est pourquoi les politiques d’intégration des filières, pour réussir durablement, doivent être articulées avec la mise en place de facilités de financement novatrices par leur effet catalyseur sur les investissements privés et leur impact sur les chaînes de valeur agricoles.

L’issue pour accroître significativement les investissements publics et privés dans l’agriculture, conformément aux recommandations précédentes, et peut-être tendre « avec les organisations de producteurs » vers le potentiel de croissance annoncé par la Banque mondiale, se trouve alors dans la conception et la promotion de fonds d’investissement structurés associant des institutions financières de développement soucieuses de l’orientation stratégique des investissements et de leur gouvernance responsable, des acteurs privés (investisseurs et gestionnaire) apportant une impulsion entrepreneuriale et des donateurs publics (par exemple le FIDA) et/ou des fondations privées concentrés sur l’assistance technique aux petits producteurs, et ainsi minimisant la prise de risque. La réussite de ce modèle nécessite (i) non seulement, une thèse d’investissement rigoureuse, c’est-à-dire opérant sur l’ensemble des chaînes de valeur alimentaire destinées à la consommation locale voire régionale , intégrant, pour chaque opération, un volet spécifiquement dédié aux acteurs locaux à l’échelle villageoise, et disposant de forces suffisantes pour créer une offre durable de produits agricoles  (ii) mais aussi , au sein du fonds d’investissement, la disponibilité d’une une facilité d’assistance technique dotée de subventions visant à renforcer les capacités des petits exploitants agricoles et à les insérer dans des filières agro industrielles organisées et structurées pour l’accès aux marchés domestiques et aux financements.

Dans cette conception, il est essentiel de souligner que les processus décisionnels et de gouvernance de la facilité d’assistance technique doivent être juridiquement séparés de ceux du fonds, afin d’éviter toute dérive de la thèse d’investissement, même si afin d’optimiser la mise en jeu des compétences, une plateforme technique regroupant les experts des deux composantes facilite les interactions lors des prises de décision.

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 [1] Les organisations de producteurs en Afrique de l’ouest et du centre : attentes fortes, dures réalités, Roger Blein et Célia Coronel, FARM, février 2013.

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