Jeux vidéo : les Marocains aux manettes
Le studio casablancais d’Ubisoft est le seul du genre sur le continent. Immersion dans l’univers décontracté mais exigeant de cette filiale qui conçoit des jeux vidéo de renommée internationale.
Comme chaque année au printemps, les fans de jeux vidéo attendent avec fébrilité la fameuse Electronic Entertainment Expo de Los Angeles, « E3 » pour les initiés. Du 15 au 17 juin, les aficionados se sont déchaînés sur les claviers et manettes pour tester les derniers divertissements électroniques : combats de monstres ou guerres en tous genres, jeux de rôle dans tous les univers ou encore simulations sportives…
Si la plupart des grosses productions visibles à l’E3 proviendront des studios américains ou japonais, l’Afrique est elle aussi représentée, grâce au studio marocain du groupe Ubisoft, le seul du genre sur le continent. Un nouveau jeu conçu et développé à Casablanca – le neuvième entièrement réalisé dans la capitale économique du royaume – et destiné à une console portable dévoilée lors de ce salon par l’éditeur français, qui occupe le quatrième rang mondial avec plus de 150 millions de jeux vendus dans le monde, dont Rayman, Tom Clancy’s…
Installés à Casanearshore, petite Silicone Valley dédiée à l’informatique, près de 150 créateurs de jeux vidéo s’affairent dans des locaux modernes, hyperconnectés et entourés de verdure, dans une ambiance décontractée, cravate bannie et tee-shirt de rigueur. Ces passionnés comptent bien imprimer une touche marocaine au monde du jeu vidéo.
Frédéric Gallemand, directeur général du studio, explique l’intérêt pour Ubisoft de s’implanter au Maroc : « Le pays dispose de bonnes écoles d’ingénieurs, d’une main-d’œuvre qualifiée peu onéreuse, il est proche géographiquement et culturellement de la France, mais il est surtout le plus important bassin de joueurs du Maghreb, ce qui est primordial pour recruter notre personnel. » En l’absence d’une école marocaine dédiée à ses métiers, Ubisoft forme lui-même des employés au cursus généraliste et parie sur leur passion comme moteur d’apprentissage.
C’est aux développeurs casablancais que l’on doit la série déjantée des Lapins crétins.
Un monde ludique
De fait, les Marocains embauchés par Ubisoft se distinguent par leurs profils atypiques et leur amour immodéré des jeux sur écran. « Je suis diplômé de génie civil de l’école Mohammadia [l’une des meilleures écoles d’ingénieurs du Maroc, NDLR], mais je ne voulais pas d’une vie professionnelle morne en costume-cravate. Ubisoft m’a donné l’opportunité d’entrer dans un monde ludique », se réjouit Abderrazzak el-Kaouni, producteur de 36 ans qui avoue s’adonner aux jeux d’arcade depuis son plus jeune âge. « J’ai un master en commerce international, mais mon rêve était de créer un jeu vidéo avec des amis, indique pour sa part Abdelwahed Ben Yahya, directeur créatif. Nous avions monté un projet qui n’a jamais abouti parce qu’il était destiné à de trop vieilles machines, mais mon profil a séduit Ubisoft. » Younes el-Garab, 34 ans et fan de mangas, est quant à lui diplômé en marketing, mais, grâce à ses talents de dessinateur, il est devenu directeur artistique : « C’est après avoir accompagné ma sœur, diplômée des Beaux-Arts, à un entretien chez Ubisoft que j’ai déposé ma candidature. » Enfin, Jalal Eddine Ben Mansouri, informaticien de 22 ans passionné par la programmation, s’amuse de l’incompréhension de son entourage : « Mes parents ne comprennent pas que je sois payé pour faire ce que j’aime ! »
Pour rester au plus près de la concurrence et trouver l’inspiration, les salariés d’Ubisoft Maroc jouent beaucoup. Ils disposent même d’une console au centre du studio pour leurs pauses. « Je passe plus d’une heure par jour à tester tout ce qui sort pour prendre des idées », explique Abdelwahed Ben Yahya. Mais qu’on ne s’y trompe pas, si le développement de jeux est certes passionnant, c’est surtout un métier exigeant : « Le producteur d’un jeu a la lourde charge de gérer des délais de réalisation d’un à deux ans, des budgets serrés, de 300 000 à 20 millions d’euros, et des équipes de 20 à plusieurs centaines de personnes. Il doit constamment arbitrer, entre les envies des designers, les demandes des graphistes et animateurs, et les contraintes de programmation des informaticiens », détaille Abderrazzak el-Kaouni.
Le célèbre « Prince of Persia »
Créé en 1998 par Ubisoft après ses filiales de Shanghai et Montréal, le studio marocain a mis quelques années à prendre son envol. À ses débuts, il était encadré par des expatriés et dédié au « portage », c’est-à-dire l’adaptation de jeux existants d’une console vers une autre. Une étape d’apprentissage nécessaire : « À l’époque, nous passions des semaines à décortiquer les jeux créés par les autres filiales pour retenir les bonnes pratiques et faire mieux », se souvient Abderrazzak el-Kaouni. Au début des années 2000, le studio participe au développement de produits peu complexes, destinés aux 7-12 ans, comme Donald Duck et Bratz Dolls, ou de simulation, comme F1 Racing. Mais en 2004, il est sélectionné par le siège parisien pour participer au développement de Beyond Good & Evil, sur Playstation 2. Une belle reconnaissance car c’est un jeu de catégorie « triple A », destiné aux joueurs les plus chevronnés (les « hardgamers »), avec plus de vingt heures de divertissement, des décors et un scénario complexes.
Image du jeu Price of Persia (Ubisoft).
Ce projet réussi vaut ensuite au studio casablancais d’être choisi pour la conception du célèbre Prince of Persia, sur Playstation 2, en 2005. Quand le projet passe en phase de réalisation, il migre au Québec et embarque avec lui vingt-cinq Marocains pour une année au studio de Montréal, reconnu comme l’un des meilleurs au monde. Une expérience qui a permis d’étoffer encore les compétences de l’équipe et de valoriser certains atouts locaux. « J’ai utilisé mes références culturelles marocaines pour créer une ambiance conforme à l’esprit des Mille et Une Nuits », indique Younes el-Garab. Depuis 2005, le studio de Casablanca réalise intégralement des jeux pour les petites consoles portables comme la Nintendo DS. « Le siège parisien ne nous fournit plus qu’un “mandat”, c’est-à-dire les lignes directrices d’un jeu (univers, personnages principaux et charte graphique). Nous sommes ensuite entièrement maîtres de la réalisation », explique Abdelwahed Ben Yahya. Ubisoft Casablanca a ainsi développé seul la série loufoque des Lapins crétins pour la DS, qui a fait un tabac de 2006 à 2009.
Douze ans après la fondation du studio, en dehors du directeur général et de l’administrateur, tous les membres du personnel, encadrement compris, sont marocains. Certains d’entre eux, tels Younes el-Garab et Jalal Eddine Ben Mansouri, ont même été envoyés comme consultants en Bulgarie et en Inde pour épauler les derniers studios créés par le groupe. Leur rêve est maintenant de développer intégralement un de ces prestigieux « triple A » dans un univers typiquement marocain, comme les villes impériales de Fès et de Marrakech.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?