Les Arabes en panne d’idées ?
Entre centres universitaires et lobbies, les cercles de réflexion se multiplient en Occident. Le Moyen-Orient, et plus encore le Maghreb, accusent un net retard.
Issu d’une tradition anglo-saxonne développée dans les années 1980, à mi-chemin entre le centre universitaire et le lobby, le think-tank, ou « cercle de réflexion », est à la fois rare et méconnu dans le monde arabe. La région Maghreb - Moyen-Orient n’en compte que 273 (soit 4 %) sur les 6 305 répertoriés dans le monde en 2009 par le chercheur américain James McGann, du Foreign Policy Research Institute. Pour Sélim Allili, de l’Observatoire français des think-tanks, cette structure se définit d’abord par une expertise intellectuelle sur des problèmes majeurs (économie, politique, géostratégie…) et par l’élaboration de propositions à l’intention des décideurs.
Le plus important de la région, le Carnegie Middle East Center, « filiale » de la Fondation américaine Carnegie pour la paix internationale, est installé au Liban depuis 2006. Il fait partie d’un mouvement récent de think-tanks occidentaux qui ont créé une structure dédiée à la région Maghreb - Moyen-Orient, comme la Brookings Institution, qui a élu domicile au Centre Saban pour la politique du Moyen-Orient, au Qatar. « Ce phénomène permet aux chercheurs de la région de se former et de travailler à terme dans des think-tanks arabes », estime Nadim Hasbani, directeur de la communication de Carnegie à Beyrouth.
En tête : Israël, l’Égypte et l’Irak
À noter que, sur les vingt-cinq meilleurs centres de la région classés par McGann, un seul est maghrébin. Deux raisons majeures à cela : les liens historiques entre les Anglo-Saxons et l’Orient, ainsi qu’un plus grand intérêt (et donc davantage de subventions) pour les études de géopolitique ou relatives à l’énergie au Moyen-Orient. Mais certains n’ont pas attendu les Anglo-Saxons pour créer leurs propres structures, dont internet a accru la visibilité. En tête, Israël (avec 52 think-tanks), l’Égypte (29) et l’Irak (28). Un think-tank, en tant que structure indépendante, a également besoin d’un environnement favorable, ou à tout le moins neutre. Or l’existence d’une réflexion privée hors des cercles de l’État n’est pas toujours encouragée.
Pourtant, au cours des années 2000, les think-tanks se sont multipliés, surtout au Maroc. Phénomène de mode ? Pas seulement : pour Nadim Hasbani, l’« outil académique hyperactif » qu’est le think-tank peut répondre à une demande. À Carnegie, les chercheurs sont salariés et la priorité est d’avoir l’oreille des décideurs économiques et politiques. Dans certains pays, ceux-ci sont assez réceptifs ; des ministres assistent parfois aux conférences organisées par des think-tanks ou leur commandent une étude.
De son côté, Abdallah Saaf, directeur du Centre d’études et de recherches en sciences sociales (Cerss), à Rabat, classé 22e de la région, qualifie plutôt son institution de « cercle de réflexion militant ». Depuis 1993, ses chercheurs sont bénévoles, et ciblent avant tout le grand public. En 2003, le Cerss a fonctionné avec 200 dollars. Aujourd’hui, il bénéficie d’un budget de 70 000 dollars, essentiellement grâce à la visibilité qu’il a acquise en s’inscrivant dans un nouveau tissu de think-tanks méditerranéens, comme EuroMeSCo (sur la sécurité) ou Ipemed (sur l’économie). Mais pour Abdallah Saaf, « on peut toujours travailler correctement même sans gros moyens ».
Indépendance relative
Le financement de ces structures n’en demeure pas moins important, car il peut conditionner leur indépendance. Un think-tank a généralement un statut d’association à but non lucratif. L’argent peut provenir des fonds propres des fondateurs, des souscriptions d’adhérents et de la vente de publications. Mais en Algérie, par exemple, le Centre d’études appliquées et de prospective (Ceap) a dû se constituer en société commerciale en 2006, le statut associatif étant très rarement accordé. Souvent, ces cercles de réflexion sont liés à des individus, des institutions d’État ou des partis, qui y ont vu un moyen de diffuser leurs idées, ainsi auréolées d’une légitimité académique. En Israël, certains centres sont vraisemblablement financés par des institutions de l’armée ou de la défense. En Tunisie, RCD Think-Tank, également appelé La République des idées, porte le nom du parti au pouvoir. Sa première étude, en 2009, a été consacrée à « La pensée du président Ben Ali, du local à l’international ».
Le risque des think-tanks est qu’ils viennent justifier les politiques publiques au lieu d’en proposer d’autres. Pour Salim Kelala, directeur du Ceap d’Alger, « un pays a besoin de réfléchir de l’intérieur avec des structures publiques, et de l’extérieur avec des privés ». La distinction entre les deux n’est pas toujours nette dans le monde arabe – ni ailleurs. En attendant un organisme international de contrôle, le think-tank apparaît donc tantôt comme un outil intellectuel indépendant, tantôt comme un instrument de lobbying partisan.
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