La longue marche d’Ahmedou Ould Souilem
Né à Dakhla, nationaliste sahraoui de famille et de cœur, réfugié en Algérie à partir de 1976 et haut responsable du Polisario pendant – presque – toute sa vie, il a rejoint le Maroc en juillet 2009. Et va devenir l’ambassadeur du royaume en Espagne. Portrait-itinéraire d’un rebelle assagi.
Sahara : les ralliés de Sa Majesté
L’homme qui reçoit J.A. dans le salon d’une villa de passage à la périphérie de Rabat, une matinée de mai, pour un long entretien exclusif sans témoins, n’est pas un rallié ordinaire. Dix mois après son « retour » dans un Maroc qu’il n’a en réalité jamais connu, Ahmedou Ould Souilem, 59 ans, ancien ministre de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et cheikh de la tribu des Ouled Delim, n’est autre que le futur ambassadeur du royaume en Espagne – sans doute le poste diplomatique le plus important vu de Rabat, avec ceux de Paris et de Washington. Un choix de Mohammed VI que Madrid a mis trois mois à avaliser tant la nomination de cet originaire de son ex-colonie du Sahara occidental, ancien cadre du Front Polisario de surcroît, a semblé plonger le gouvernement espagnol dans l’embarras. Tout ce qui touche de près ou de loin au Sahara est ultrasensible en Espagne, où les réseaux favorables aux indépendantistes sahraouis sont nombreux, actifs et influents. Mais cette nomination n’a pas non plus laissé insensible l’Algérie, où Ould Souilem a vécu pendant trente-trois ans, et la Mauritanie, où son père a résidé, encore moins le peuple des camps de réfugiés, où il était, il y a moins d’un an encore, une personnalité respectée. De Villa Cisneros (aujourd’hui Dakhla) à Rabat, en passant par Tindouf, Panamá, Téhéran, Luanda, Alger et quelques autres lieux, retour sur l’itinéraire d’un nationaliste devenu monarchiste.
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Ahmedou Ould Souilem a vu le jour en 1951 à Villa Cisneros, bourgade côtière de quelques milliers d’habitants et siège du gouvernement de la province saharienne espagnole du Rio de Oro. Son père, Souilem Ould Abdallahi, cheikh incontesté de l’importante tribu guerrière des Ouled Delim, est considéré alors, à l’instar de toute sa communauté, comme un allié de l’occupant espagnol – lequel accorde en échange à ses administrés sahraouis une très large autonomie de fonctionnement. Né en 1913, engagé volontaire au sein des tropas nomadas, puis traducteur au service de l’administration, il est l’une des trois personnalités clés de la politique saharienne du général Franco, avec Khatri Ould el-Joumani et Saïda Ould Abeïda (tous deux reguibat). Élu alcade (maire) de Villa Cisneros en 1963, puis député aux Cortes la même année, membre en 1966 de la délégation espagnole auprès des Nations unies, Souilem père se montrera, jusqu’à sa mort en 1995 dans un camp du Polisario non loin de Tindouf, très hostile aux revendications marocaines sur le Sahara occidental. Un moment promauritanien lors de la partition du territoire, il rejoint le Front Polisario en 1979, peu avant l’annexion du Rio de Oro par l’armée marocaine. Nourri dès son enfance au lait amer de la défiance à l’encontre du Makhzen, son fils a donc a priori de qui tenir…
Scolarisé à Villa Cisneros, Ahmedou Ould Souilem hérite du nationalisme antimarocain de son père, mais pas de son tropisme proespagnol. Avec un groupe de camarades, il est expulsé du lycée à l’âge de 17 ans pour avoir participé à des manifestations indépendantistes. Dès lors, la politique devient son pain quotidien. À partir de 1970, depuis Madrid, où il se soigne dans une clinique pour une affection pulmonaire, Ahmedou échange des messages avec le noyau des étudiants sahraouis de Tan Tan et de Nouakchott qui seront à l’origine de la fondation du Polisario : Mustapha Sayed el-Ouali, Ghailani Dlimi, Allali Mohamed Koury (actuel directeur du protocole de la RASD), Mohamed Salem Ould Salek, Mohamed Lemine… Le 29 avril 1973, lors de la fondation du Front (le 10 mai, date communément admise, est en réalité celle de sa proclamation), à Zouerate, en Mauritanie, Ahmedou Ould Souilem est à Dakhla. La cellule clandestine qu’il a créée a envoyé une délégation pour participer à cet événement, lequel n’est pas, au départ, spécialement dirigé contre le Maroc, avec qui une possibilité de compromis, sous la forme d’une large autonomie respectant l’identité sahraouie, est encore envisageable dans l’esprit des fondateurs du Polisario. Ce sont les accords tripartites de Madrid, le 14 novembre 1975, signés entre l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie sous la pression directe de la Marche verte, qui feront basculer les nationalistes sahraouis. « Ces accords nous ont exclus du jeu, explique Ould Souilem. Ils ont fait de nous une proie à dépecer, non un territoire à récupérer. Nous avons eu l’impression d’être traités comme des choses. D’où notre sentiment de frustration, que l’Algérie a su exploiter pour le transformer en hostilité à l’encontre du royaume. » En février 1976, alors que les troupes marocaines et mauritaniennes prennent le territoire en tenaille, Souilem organise la fuite des Ouled Delim de Dakhla vers la frontière algérienne. Le voyage, en Land Rover, puis à bord de camions militaires algériens jusque dans les camps de la région de Tindouf, est périlleux. D’autant que le jeune homme, qui n’apprécie guère – et ne s’en cache pas – la mainmise des Reguibat sur le Polisario, déjà sensible à cette époque, connaît une première mésaventure.
Organiser l’ouest algérien
Un jour de mars 1976, dans un campement provisoire à Oum Dreiga, il est kidnappé, malmené, cagoulé et emmené par la sécurité du Polisario au camp de Rabbouni, non loin de Tindouf, où on l’emprisonne dans une cage. Il y restera un mois avant que Brahim Ghali, le chef militaire du Front, le fasse libérer. « Quand El-Ouali a appris mon arrestation et celle de dizaines d’autres Sahraouis, il a parlé de sabotage, dit Souilem. Puis il s’est lancé dans ce raid sur Nouakchott dont il savait que ses chances d’en réchapper étaient minimes. C’était une sorte de suicide. Il est mort en juin. Moi, j’ai mis cet incident sur le compte des erreurs inhérentes à toute lutte de libération. »
Ould Souilem (à dr., alors ambassadeur de la RASD en Angola, à La Havane, en 1984.
(Collection particulière)
En juillet, Ahmedou Ould Souilem est envoyé à Alger, puis à Oran, où il met en place la représentation du Polisario pour l’Ouest algérien, frontalier du Maroc. Un an plus tard, le voici en Guinée-Bissau, avec le titre d’ambassadeur de la RASD. Son activité principale consiste à exfiltrer des Sahraouis de Mauritanie via le Sénégal, puis de les envoyer sur Alger à partir de l’aéroport de Bissau, avec l’appui logistique de l’ambassade d’Algérie. Près de quatre cents futures recrues du Polisario passeront ainsi par ses services. « Pour financer tout cela, on recevait de l’argent d’Alger en espèces et on ne posait pas de questions », se souvient-il. Il réussit si bien que ses patrons du Front (tour à tour Mohamed Lemine, Omar Hadrami, Brahim Hakim, Bachir Mustapha Sayed, Mohamed Ould Salek : l’instabilité est de règle à la tête des relations extérieures du Polisario) l’envoient en mai 1979 ouvrir l’ambassade de Panamá, qui servira de tête de pont aux reconnaissances en chaîne de la RASD en Amérique latine. Neuf mois plus tard, Souilem est à Téhéran pour négocier avec le gouvernement islamique de l’imam Khomeiny l’établissement de relations diplomatiques. En août 1980, il est à Damas avec le même objectif, mais cette fois-ci l’opération échoue. Retour à Tindouf, puis nouveau départ, début 1981, pour l’ambassade de Luanda, en Angola. Il y restera cinq ans, armé jusqu’aux dents dans une capitale en proie à la guerre civile. Début 1986, Ahmedou Ould Souilem éprouve le besoin de souffler. Il s’installe dans le campement familial de la hamada, auprès de son père. Et il attend sa nouvelle affectation.
Une voix discordante
Entre-temps, sous la houlette de Mohamed Abdelaziz et de ses protecteurs algériens, le Front Polisario s’est structuré, durci, centralisé. Le romantisme révolutionnaire a cédé la place à une organisation militarisée qui perdurera bien après le cessez-le-feu de 1991 et au sein de laquelle il n’est nulle place pour les voix discordantes. Ould Souilem, qui critique volontiers les dérives autoritaires de la direction du Front, est de celles-là, même si le prestige dont jouit son père le protège. Nommé directeur de l’école du 9-Juin – une forme de mise au placard –, il s’oppose à la présence des agents de la sécurité militaire dans l’enceinte de l’internat et aux empiétements incessants de l’idéologue Sid Ahmed Batal, ministre de l’Éducation. En mars 1988, Souilem est limogé. Avec une quinzaine de cadres du Polisario – dont Hakim, Hadrami, Mansour Ould Omar, Mustapha Al Barazani –, il prépare ce qui sera un tournant dans l’histoire tourmentée du Front : l’intifada d’octobre 1988. Les camps se soulèvent, l’armée intervient, il y a des morts, des blessés, des prisonniers. Rendu quasi intouchable par son statut de cheikh élu des Ouled Delim, Ahmedou est épargné, alors que la plupart de ses compagnons (dont Omar Hadrami) sont incarcérés. S’ouvre alors une longue crise interne qui s’achèvera en décembre 1989 par la tenue d’un congrès au cours duquel Mohamed Abdelaziz fait d’importantes concessions. Alors que Hakim et Hadrami quittent clandestinement les camps pour rallier le Maroc, Ould Souilem reste. « Je me sentais responsable de tous ces gens que j’avais entraînés avec moi dans cette galère en 1975 et 1976, dit-il. Moralement, je ne me sentais pas le cœur de les abandonner. » L’argument vaut ce qu’il vaut, mais il est le seul que sert Ould Souilem pour expliquer le délai étonnamment long entre la rupture de 1988 et son propre ralliement : vingt et un ans.
En 1990, le voici à nouveau ambassadeur au Panamá. Puis retour au camp d’Aousserd, où il négocie avec Abdelaziz une sorte de pacte de non-agression : « Je ne me suis jamais entendu avec lui, explique Souilem. Je lui échappais tant socialement que politiquement. Je ne suis pas un griot, mais il fallait que je protège les miens. Mon père était malade. J’avais charge d’âmes, comme on dit. » Après le cessez-le-feu de 1991, il participe en tant que chef de tribu au processus d’identification en vue du référendum d’autodétermination, avant de se consacrer entièrement à ses activités d’opposant. Dès lors, il est perçu par la direction du Front comme un poison, une sorte de virus qui dénonce sans cesse le « clientélisme » et la « dictature », et va jusqu’à encourager les Sahraouis à fuir en Mauritanie ou à regagner le Sahara occidental. Entretient-il des contacts secrets avec les services marocains ? « Non, aucun, assure-t-il. Mon réseau était purement interne et intrasahraoui. » En novembre 1999, la police algérienne l’arrête à Tindouf et lui retire son passeport. Ould Souilem se réfugie au siège de la Minurso, qui lui fournit des documents de remplacement et l’assure de sa protection. Une fois de plus, Mohamed Abdelaziz tente de négocier avec lui. Les pourparlers durent des mois, sans aucun résultat. Un jour de novembre 2003, Souilem déclare sans ambages à Bachir Mustapha Sayed : « Je vais regagner ma patrie » – le Sahara occidental, autant dire, ipso facto, le Maroc. Selon lui, le frère d’El-Ouali lui aurait répondu : « Je partage tes idées, mais je ne te suivrai pas, j’ai trop d’intérêts ici. » Cette provocation volontaire est aussitôt rapportée à Abdelaziz, qui veut encore croire à une sorte de chantage de la part d’Ould Souilem : « Il n’osera pas. » Et pourtant… Après trois décennies passées dans les camps de réfugiés de la hamada, Souilem pense que la dette morale contractée auprès de ses frères est en voie d’être soldée. L’heure est venue pour lui de franchir la ligne rouge.
La fin d’une aventure
Mohamed Abdelaziz, lui, ne s’y résout pas. Fin 2007, après le congrès du Polisario à Tifariti, il nomme Ould Souilem ministre conseiller à la présidence de la RASD chargé des Pays arabes. Une rente de situation, accompagnée d’un nouveau round de négociations sous la houlette de Bachir Mustapha Sayed. Mais rien n’y fait. Un jour de mai 2009, en plein Conseil des ministres au camp de Rabbouni, Souilem fait scandale en annonçant son retour imminent à Dakhla, la ville où il est né. Dès lors, c’est un pestiféré dont on cherche à se débarrasser, qui, au vu et au su de tout le monde, fait d’abord partir sa famille en Mauritanie, puis organise sa propre exfiltration. « Tu aurais pu partir au Maroc sans le dire ! » lui reproche l’un de ses collègues du gouvernement. Mais Souilem veut agir en public afin, dit-il, de « casser le mythe du Polisario » et de « démontrer que nul ne peut nous empêcher de rentrer chez nous. Il n’y a ni fuite ni honte ». Le 25 juillet 2009, muni de son passeport diplomatique algérien, Ahmedou Ould Souilem se rend à Alger puis, de là, à Madrid. Sans prendre attache avec l’ambassade du Maroc, il téléphone à des cousins vivant à Rabat et leur demande d’annoncer son arrivée pour le 29. « Je n’ai rien négocié, ni pris de contact préalable avec aucune autorité ou service, assure-t-il. J’ai simplement fait prévenir, la veille, de mon retour. » Ce mercredi-là, il débarque à l’aéroport de Rabat-Salé, où des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur viennent l’accueillir. Le lendemain, il est reçu à Tanger par le roi Mohammed VI.
Depuis, Ould Souilem s’est rendu à plusieurs reprises au Sahara marocain et, bien sûr, chez lui, à Dakhla, qu’il a eu un peu de mal à reconnaître tant la ville s’est modernisée. Son jugement sur ses anciens camarades du Front se veut sans appel : « Le Polisario sahraoui est mort, il ne reste que le Polisario algérien. » Et d’égrener la liste de ceux qui, à son avis, ne rentreront jamais au Maroc « parce que leur vie et leur position sociale sont là-bas, et qu’ils redoutent, s’ils reviennent, d’être ramenés à leur dimension individuelle » : Mohamed Abdelaziz, Bachir Mustapha Sayed, Brahim Ghali… Quant au « front intérieur », celui ouvert au Sahara occidental sous administration marocaine par des militants indépendantistes comme Aminatou Haidar, Ali Salem Tamek ou Mohamed Daddach, Ahmedou Ould Souilem en minimise l’importance, même s’il reconnaît que certaines erreurs commises par les autorités ont pu susciter amertume et frustration parmi les Sahraouis : « Sociologiquement, ces gens ne représentent pas une alternative ; le Polisario lui-même ne les considère que comme des éclaireurs, des compagnons de route de circonstance, mais utiles à la cause. » Une cause à laquelle le futur ambassadeur de Sa Majesté affirme ne plus croire depuis plus de vingt ans, « depuis le jour où je me suis rendu compte que l’Algérie elle-même ne voulait pas de notre indépendance. Nous n’avons jamais été autre chose qu’une carte dans un jeu qui nous dépasse ».
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Sahara : les ralliés de Sa Majesté
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