Pour qui roulent 
les oligarques russes ?

L’un, Alexandre Lebedev, a pris le contrôle d’un prestigieux quotidien britannique en perdition. L’autre, Alexandre Pougatchev, d’un ex-fleuron de la presse française. Il n’est pas interdit de se demander pourquoi.

Alexandre Lebedev, patron de The Independent. © AFP

Alexandre Lebedev, patron de The Independent. © AFP

Publié le 28 mai 2010 Lecture : 4 minutes.

Une livre sterling symbolique. C’est le prix payé, en mars, par Alexandre Lebedev pour acquérir The Independent, le prestigieux quotidien britannique. L’oligarque russe n’en est pas à son coup d’essai dans le paysage médiatique : l’an dernier, il avait déjà racheté le London Evening Standard… Au même moment, à Paris, Alexandre Pougatchev, le ressortissant russe qui, en dépit de son jeune âge – 25 ans –, a racheté l’an dernier le quotidien France Soir, lançait en grande pompe, dans de nouveaux locaux sur les Champs-Élysées, la nouvelle formule du quotidien.

The Independent et son supplément dominical, The Independent on Sunday, avaient perdu 12,4 millions de livres (14,6 millions d’euros) au cours des douze mois précédant leur reprise. Quant à France Soir, il plafonnait en 2007-2008 à 23 000 exemplaires vendus quotidiennement, contre 2 millions au temps de sa splendeur, dans les années 1970. Coïncidence : le patron de l’époque se nommait Pierre Lazareff. Lui aussi était d’origine russe.

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Surtout, ne pas rire

Quel puissant motif a bien pu inciter Lebedev et Pougatchev à voler au secours de quotidiens étrangers en perdition ? Officiellement, il s’agit pour l’un et l’autre de soutenir la presse indépendante. On est prié de ne pas rire. Le premier s’estime privilégié de pouvoir « jouer un petit rôle dans le soutien de l’un des piliers de la démocratie britannique ». Le second, faussement ingénu, se demande pourquoi « il n’y a qu’en France que les quotidiens n’ont pas de lecteurs ». Il leur faudra trouver d’autres arguments pour dissiper les suspicions.

Car celles-ci ne manquent pas. Certains analystes suggèrent que les tycoons cherchent avant tout à se faire bien voir du Kremlin en contribuant à redorer l’image de la Russie. D’autres soupçonnent d’obscures opérations de blanchiment. D’autres encore croient déceler une manière d’agir par la bande sur l’opinion russe, en contournant la censure. « C’est ici une vieille habitude d’utiliser les correspondants de la presse étrangère pour faire passer des informations qui seront reprises ensuite par les médias russes, analyse Nina Bachkatov, professeure en géopolitique russe à l’Université de Liège. – Et s’il ne s’agissait que d’une lubie de milliardaire un peu excentrique ? Comme d’autres, Roman Abramovitch à Chelsea, par exemple, investissent dans des clubs de football… – Bien sûr, c’est plus chic que d’entretenir une danseuse ! Mais je suis convaincue qu’ils veulent aussi faire de l’argent et réussir là où d’autres ont échoué. »

Rustres incultes

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Pour l’heure, l’opération est plutôt une réussite. En faisant de l’Evening Standard un gratuit, Lebedev a fait exploser la diffusion : + 130 % ! En même temps, il s’efforce de briser l’image désastreuse qui colle à la peau des oligarques. Celle de rustres incultes, qui « ne lisent pas, ne vont pas voir d’expositions et pensent que le seul moyen de se faire remarquer est d’acheter un yacht », comme lui-même les décrit, peu confraternellement, dans une interview au Guardian. Pour sa part, il préfère monter des projets théâtraux avec l’acteur John Malkovich. Plus classe, c’est sûr.

Lebedev est-il vraiment « l’oligarque funky » que certains se plaisent à décrire ? Un original, en tout cas. Né en 1959 de parents professeurs, il a fait des études d’économie à Moscou, avant d’être recruté par le KGB, puis envoyé en poste à Londres. En 1992, il fonde la Russian Investment Finance Company, qui prospère au point de racheter, trois ans plus tard, la National Reserve Bank, petite entreprise dont il parvient à faire, en quelques années, l’une des dix plus puissantes du pays. Lebedev détient alors, entre autres, 30 % de la compagnie Aeroflot. Le magazine américain Forbes le classe parmi les quarante Russes les plus riches. Parallèlement, il fonde en septembre 2008 avec Mikhaïl Gorbatchev, sans grand succès, le Parti démocratique indépendant de Russie. Deux ans plus tard, il devient député, mais échoue à se faire élire maire de Moscou.

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Copropriétaire de Novaïa Gazeta, un journal fort critique à l’égard du Kremlin, il juge « stupide » la rhétorique post-guerre froide à laquelle recourt trop volontiers ce dernier, qu’il accuse par ailleurs de se lancer dans des projets pharaoniques, comme les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, plutôt que de moderniser l’économie.

Lebedev serait-il donc « cet oligarque que nous pourrions apprendre à aimer », voire ce « philanthrope qui veut faire quelque chose pour son pays », comme l’écrit le quotidien The Guardian ? « Racheter des titres britanniques est moins dangereux que de financer et d’organiser un parti, commente Sergueï Buntman, rédacteur en chef adjoint de la radio indépendante Ekho Moskvy (Écho de Moscou). Et puis, investir à l’étranger lui permet de s’assurer une position de repli dans l’hypothèse où les choses viendraient à se gâter en Russie. »

Le « banquier de Poutine »

« Ces gens-là sont des affairistes, pas des assistantes sociales, tempère la politologue Hélène Blanc, auteure des Prédateurs du Kremlin. La plupart sont surtout des hommes du FSB [l’ex- KGB, NDLR] ou en sont proches. Faire des affaires avec le monde entier constitue pour eux une superbe couverture. Depuis longtemps, ils ont infiltré l’économie française. Aujourd’hui, ils rêvent d’infiltrer le monde politique, de disposer de pions sur l’échiquier français et européen. Ils veulent manipuler l’Occident. »

Alexandre Pougatchev, dont le père, Sergueï, surnommé « le banquier de Poutine », possède, entre autres, l’épicerie de luxe Hédiard, est-il l’un de ces pions ? Établi en France en 2002, il a obtenu sa naturalisation sept ans plus tard. À France Soir, on n’a toujours pas compris la brusque irruption de ce jouvenceau « plutôt réservé » et qu’on « prendrait aisément pour un stagiaire », comme le dit plaisamment un journaliste. S’il ne s’immisce pas dans le travail de sa rédaction, c’est tout simplement parce qu’il ne connaît pas grand-chose à la presse. On raconte qu’il aurait même demandé à quoi servait un directeur de la rédaction ! Ce qui ne fait que renforcer les soupçons : quel intérêt avait-il à sauver du naufrage un ex-fleuron de la presse française ?

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