Nucléaire iranien : le grand tournant

Téhéran a signé avec Ankara, sous l’égide de Brasilia, un accord historique aux termes duquel il consent à entreposer en Turquie plus de la moitié de son stock d’uranium en échange de combustible enrichi à 20 %. Ce que l’Occident s’échine à faire depuis des années par la menace, deux puissances émergentes l’ont obtenu en quelques heures par la diplomatie.

De g. à dr., Luiz Inacio Lula da Silva, Mahmoud Ahmadinejad et Recep Tayyip Erdogan, le 17 mai. © Vahid Salem/AP/SIPA

De g. à dr., Luiz Inacio Lula da Silva, Mahmoud Ahmadinejad et Recep Tayyip Erdogan, le 17 mai. © Vahid Salem/AP/SIPA

Publié le 31 mai 2010 Lecture : 6 minutes.

Cet article est paru dans le n°2576 de Jeune Afrique. Depuis, la conférence de suivi du Traité de non-prolifération (TNP) a adopté, le 28 mai, un accord portant sur l’établissement d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient et visant en particulier l’arsenal nucléaire israélien.

L’accord signé à Téhéran le 17 mai pourrait désamorcer la crise du nucléaire iranien – à condition que la communauté internationale l’accepte. Il offre en tout cas une importante contribution à la paix dans la région et, à ce titre, devrait être largement salué. Ses artisans, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, seront à coup sûr félicités pour leur médiation par tous les pays en développement, notamment ceux qui n’apprécient ni les pressions américaines ni le militarisme cynique d’Israël,­ à commencer par les pays arabes. Le très actif ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, a joué un rôle déterminant dans ce succès.

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Fruit de dix-huit heures de négociation avec le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, l’accord stipule que l’Iran accepte d’envoyer en dépôt en Turquie, sous un mois, 1 200 kg d’uranium faiblement enrichi (à 3,5 %) – soit 58 % de ses stocks – et de recevoir en contrepartie, sous un an, 120 kg de combustible enrichi à 20 % destinés à sa centrale de recherche médicale. Et comme la Turquie n’est pas équipée pour enrichir l’uranium au niveau requis, on espère que la Russie et la France s’en chargeront.

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L’Iran a déclaré qu’il soumettrait cet accord à l’AIEA dans les huit jours, tout en confirmant qu’il continuerait à enrichir de l’uranium à des fins pacifiques, comme l’y autorise le Traité de non-prolifération (TNP), dont il est signataire. Lula et Erdogan ont tous deux rappelé que l’Iran est en droit de produire de l’énergie nucléaire. À l’évidence, ceux qui pensaient pouvoir l’obliger à renoncer à enrichir l’uranium seront déçus.

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L’accord a été accueilli avec scepticisme aux États-Unis et dans certains pays européens, qui y voient une manœuvre dilatoire. Selon un membre de l’administration américaine cité par le New York Times, « l’accord ne change rien au fondement même du programme d’enrichissement de l’Iran ».

Sanctions maintenues ?

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Washington a en effet perçu l’accord de Téhéran comme un acte de défiance à l’égard de son leadership mondial – une lecture partagée par d’autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Refusant de voir l’initiative lui échapper sur des sujets cruciaux liés à la sécurité internationale, l’administration Obama a demandé aux membres permanents du Conseil de sécurité de préparer une résolution exigeant de l’Iran la suspension de l’enrichissement de l’uranium et établissant une liste de restrictions des activités militaires, financières et économiques de la République islamique. Reste à savoir si cette stratégie sera couronnée de succès.

Tsahal sur le pied de guerre

Cet accord risque en tout cas de faire enrager les dirigeants belliqueux d’Israël. Évoquant, avec force dramatisation, un « autre holocauste », ils ne cessent de présenter l’Iran comme une menace pour le monde et d’appeler à la mise en place de sanctions exigeant l’arrêt de son programme d’enrichissement. Ils ne cachent même pas leur intention de recourir à une opération militaire si les sanctions échouent. Le 10 mai, le vice-Premier ministre israélien, Moshe Yaalon, a annoncé que l’armée de l’air était matériellement prête pour attaquer des sites nucléaires iraniens – dernière en date des nombreuses menaces verbales adressées par Tel-Aviv à Téhéran. En tant que seule puissance nucléaire du Moyen-Orient, Israël est bien décidé à neutraliser un rival régional potentiel qui menacerait son hégémonie. Et tient à conserver toute latitude pour attaquer ses voisins selon son bon vouloir. Mais la signature de cet accord retire à Israël un argument pour justifier une frappe militaire. L’État hébreu devra donc repenser sa campagne de propagande, qui visait à entraîner les États-Unis dans un affrontement armé avec l’Iran.

Engagé dans une guerre en Afghanistan, enlisé en Irak, le président Obama a clairement dit qu’il ne souhaitait pas ouvrir un nouveau front en Iran. L’option des sanctions – que la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton défend avec vigueur – représentait une alternative à l’action armée. Elle avait pour but de dissuader Israël de se précipiter dans une action militaire qui impliquerait les États-Unis et exposerait leurs troupes, leurs bases et leurs intérêts au Moyen-Orient à des représailles iraniennes. En mettant la pression sur Téhéran, Washington espérait aussi assouplir la position d’Israël lors de ses discussions indirectes avec les Palestiniens que l’envoyé spécial d’Obama, George Mitchell, a laborieusement réussi à relancer. Mais tous ces calculs se sont révélés infructueux et doivent être reconsidérés. À ce jour, la politique d’Obama dans cette région sensible a échoué. Mais Washington ne l’a pas encore admis, qui préfère ignorer l’accord de Téhéran et continuer de prôner des sanctions fermes.

La signature de cet accord aura aussi d’autres conséquences notables. L’Iran a consolidé ses relations avec la Turquie et le Brésil, deux puissances mondiales émergentes, et se sentira ainsi moins isolé. De son côté, la Turquie peut se prévaloir d’une victoire diplomatique qui vient s’ajouter aux nombreux succès de sa politique étrangère orchestrés par Ahmet Davutoglu, au cours de l’année écoulée. Celui-ci est parvenu à améliorer significativement les relations de son pays avec la Syrie, l’Irak et l’Iran, ses voisins, et avec une série d’autres pays dans les Balkans, le Caucase et l’Asie centrale en renforçant leurs liens politiques et commerciaux. En revanche, les relations entre Ankara et Tel-Aviv se sont nettement dégradées.

Pari gagné pour Lula

Le rapprochement du président Lula (très populaire au Brésil grâce à ses réformes) avec des leaders antiaméricains d’Amérique du Sud, comme le Vénézuélien Hugo Chávez, et aujourd’hui avec le président iranien déplaît fortement à Washington. Avant d’arriver à Téhéran pour les négociations, Lula avait déclaré : « Je dois maintenant utiliser tout ce que j’ai appris au cours de ma longue carrière politique pour convaincre mon ami Ahmadinejad de trouver un accord avec la communauté internationale. » Si cet état d’esprit est applaudi dans les pays en développement, il risque d’irriter un peu plus Washington…

Ce que Lula et Erdogan ont prouvé, cependant, c’est que lorsque l’on a affaire à des nations fières et susceptibles comme l’Iran, le respect, l’amitié et le dialogue permettent d’obtenir de bien meilleurs résultats que le recours à la menace, aux sanctions ou à l’affrontement armé, même si cela prend du temps. Lorsqu’il est arrivé à la Maison Blanche, en janvier 2009, le président Obama semblait l’avoir compris, mais, depuis, il est revenu à des méthodes coercitives plus ancrées dans la tradition américaine.

Parallèlement, la Turquie a renforcé ses relations avec tous ses voisins et s’impose comme un acteur clé d’un Moyen-Orient élargi. Elle en avait déjà apporté la preuve, en avril, lors du lancement d’une nouvelle chaîne de télévision turque en langue arabe, TRT Arabic, dont on espère qu’elle aura de meilleurs résultats que ses concurrentes, comme Al-Hurra, financée par les États-Unis, BBC Arabic, France 24 arabe, Deutsche Welle Arabic et Russia TodayArabic. La cérémonie d’inauguration de la nouvelle chaîne a été marquée par un discours émouvant du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui a invoqué l’héritage historique, culturel et religieux que les Turcs et les Arabes ont en commun. Les auditeurs se sont même levés comme un seul homme pour l’applaudir lorsqu’il a cité de célèbres vers de poésie arabe.

Si l’accord de Téhéran résiste, il ne pourra que renforcer la Turquie dans son rôle de médiateur et de faiseur de paix dans la région. Or l’interminable conflit israélo-palestinien a justement besoin d’être traité de toute urgence…

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