Djemila Benhabib
Née en Ukraine d’une mère chypriote et d’un père algérien, cette jeune essayiste, fonctionnaire du gouvernement fédéral canadien, a fait de la laïcité son combat.
Elle achève à peine la tournée de promotion de son premier livre, Ma vie à contre-Coran, une femme témoigne sur les islamistes, mais Djemila Benhabib a l’air d’avoir dompté la fatigue de ses voyages entre France, Belgique et Canada. Cheveux courts, visage fin et déterminé, joues rougies par le froid de Montréal, la jeune femme de 37 ans se montre rapidement à l’aise, en habituée des entretiens avec les journalistes. Son livre, vendu à plus de 8 000 exemplaires au Québec, est un témoignage documenté et argumenté sur « le véritable agenda politique des islamistes dans les sociétés laïques ». Selon l’auteure, les dérogations à la loi pour motifs religieux nuisent aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et prennent en otages les communautés musulmanes de ces pays. Elles reflètent l’influence d’un islamisme politique radical.
La Belle province connaît en effet une controverse médiatique à la suite du rapport de la « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles », la Commission Bouchard-Taylor, chargée de synthétiser les points de vue des citoyens québécois sur la gestion de la diversité. La laïcité doit-elle être intangible ? Doit-on concéder des accommodements « raisonnables » aux « nouveaux arrivants » ? Doit-on, par exemple, permettre le port du voile dans la fonction publique ? Les associations féministes du Québec sont montées au créneau : toute femme est libre de porter ou non un voile. Mais sur ce débat, la réponse de Djemila Benhabib est toute différente : ces concessions « raisonnables » cachent un réel danger… Et non, pour elle, le voile n’est pas acceptable. Au cœur de ce débat houleux, Ma vie à contre-Coran, qui dénonce les atteintes à la laïcité, a été bien reçu par les médias québécois. Les invitations se sont multipliées et Djemila a pu s’exprimer un peu partout, de l’Association du barreau canadien au Salon du livre de Toronto en passant par le Salon du livre de Montréal.
Distinguer islam et islamisme
« En France, ça a été différent, confie honnêtement la jeune écrivaine. Le livre est bien passé, mais il y avait plus de pressions. » Certains groupes islamistes ont tenté d’empêcher le débat autour du livre et de la problématique, plus générale, de la percée des islamistes dans les sociétés laïques. À Bobigny et à la Courneuve, en banlieue parisienne, les associations de défense des droits des femmes qui l’invitaient ont reçu des menaces et leurs locaux ont parfois été saccagés. Loin d’être effrayée, la néo-Québécoise a néanmoins tenu à rencontrer celles « qui font du terrain » chaque jour et distribuent des tracts sous tension. « J’essaie d’être là, mais je sens que le climat politique s’est largement détérioré, en France comme au Québec. L’abandon dont sont victimes les populations profite aux extrémistes qui occupent l’espace. Et ces gens ont des agendas politiques clairs. C’est ce que je tente de faire passer comme message. »
Djemila Benhabib dit faire clairement la distinction entre l’islam, qu’elle respecte, et l’islamisme qui vise à ériger une version extrême de la religion en système politique. Ainsi, la multiplication des mosquées, en banlieue parisienne et ailleurs, l’inquiète. « Avec quel argent construit-on ces édifices ? demande la militante. Les gens de ces quartiers ne vivent pas dans l’opulence, mais paradoxalement, les mosquées se construisent ! » Les groupuscules islamistes ciblent, selon elle, les populations musulmanes immigrées en exploitant le sentiment d’injustice qu’elles ressentent et les discriminations qu’elles subissent dans leur société d’accueil, et en leur servant un discours politico-religieux réactionnaire. « La majorité des musulmans n’adhère pas à cet islamisme conservateur. C’est la majorité silencieuse. Mon grand-père était un musulman pieux, mais il avait une pratique ouverte de sa religion. »
Si Djemila s’embarque dans un débat aussi sensible, c’est parce qu’elle a le sentiment de revivre, aujourd’hui, le cauchemar algérien des années 1990. « Honnêtement, au Québec, je pensais vivre dans une société laïque. J’imaginais que ce genre de débat sur les “accommodements raisonnables” était déjà tranché. Mais voilà que resurgissent dans le paysage ces requêtes religieuses ! Avec mon expérience, il était de mon devoir de recentrer le débat. Je dois prévenir, parce que j’ai pu mesurer la portée meurtrière de ce genre de revendications. »
Condamnée à mort en Algérie
Née à Kharkov, en Ukraine, d’une mère chypriote grecque et d’un père algérien, alors tous deux étudiants, Djemila est très tôt immergée dans un milieu multiculturel. Dès l’âge de 4 ans, elle maîtrise le russe, le grec, l’arabe et le français. En 1974, alors qu’elle séjourne à Chypre, le coup d’État pousse ses parents à partir s’installer à Oran, en Algérie, où Djemila passera près de vingt ans. L’enfance et l’adolescence sont heureuses, au sein d’une famille d’universitaires engagés dans des causes humanistes. La situation s’assombrit, à l’aube des années 1990, quand les islamistes terrorisent son « Algérie de lavande et de mimosa ». Pressions politiques, intimidations contre les intellectuels, terreur, Djemila voit alors les enterrements d’amis se multiplier et l’islamisation radicale de la société algérienne se préciser. Son père n’est pas épargné par les menaces. En août 1994, sa famille condamnée à mort par le Front islamique pour le djihad armé (Fida) quitte le pays et gagne la France.
Elle qui ne renonce jamais à l’idée de défendre le droit des autres s’implique trois ans durant en banlieue parisienne dans des associations de défense des droits de la femme. Alors que ses parents et son frère cadet restent en France, elle demande le statut de réfugiée politique au Canada, en 1997. Il lui est accordé trois mois plus tard. Elle s’installe au Québec et obtient successivement une bourse de l’Institut national de la recherche scientifique en énergie, matériaux et télécommunications, une maîtrise en physique, et une maîtrise en sciences politiques et droit international à l’Université du Québec.
Parallèlement, Djemila Benhabib devient journaliste, correspondante pour El-Watan, et réalise une série de reportages au Caire, à Beyrouth et à Damas, mais aussi en Palestine, où elle rencontre Yasser Arafat, assiégé dans son quartier général de Ramallah. En 2000, elle fait la connaissance de son futur mari, Gilles, également journaliste, puis donne naissance à une petite Frida, âgée aujourd’hui de 4 ans. En 2003, elle est embauchée au Parlement canadien et aujourd’hui, elle occupe un poste de fonctionnaire au sein du gouvernement fédéral du Canada.
« Le nom germanophone de ma fille, qui signifie liberté, est porteur de cet universel que je défends. » Cette conviction profonde guide chaque jour le combat qu’elle mène, entre autres, au sein du Collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité, le lobby qui tente de pousser le gouvernement québécois à adopter une charte claire en faveur de la laïcité. « À une époque où l’on renvoie constamment l’autre à son particularisme, le vivre ensemble se situe au-delà des croyances religieuses, qui ne sont que facteurs de division », dit-elle.
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