Dans la tête de Paul Biya

Il se montre rarement et s’exprime avec parcimonie. Plongée secrète dans les pensées de celui qui préside aux destinées du Cameroun depuis presque vingt-huit ans.

Le chef de l’Etat à l’Unesco, à Paris, en octobre 2007. © AFP

Le chef de l’Etat à l’Unesco, à Paris, en octobre 2007. © AFP

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 20 mai 2010 Lecture : 8 minutes.

Cameroun, deux hommes, une nation
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Cameroun, deux hommes, une nation

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A comme Ahidjo. Son fantôme ne hante plus ses nuits, mais il l’aura marqué à jamais. Vingt ans à l’ombre de la statue du commandeur, dont sept comme Premier ministre, ont définitivement façonné la vision politique et le style de Paul Biya. Sous Ahmadou Ahidjo, il fallait mettre un masque pour jouer, intérioriser ses pulsions et se couvrir de téflon pour laisser glisser les orages. Résultat : lorsque le 6 novembre 1982 le dauphin désigné prête serment devant les députés et les membres de la Cour suprême, nul ou presque n’accorde la moindre chance de survie à ce personnage timide, hésitant, quasi aphone, aux costumes trop cintrés, à la chevelure trop épaisse, dont le regard fixe obstinément le sol. Tributaire d’un rapport de force qui lui était défavorable, Paul Biya se lance pourtant dans un vaste projet réformiste qui a pour ambition de réconcilier la société avec l’État. Le 6 avril 1984, une tentative sanglante de putsch, dont Ahidjo assume la responsabilité, vise à l’assassiner. Les combats durent près d’une semaine, les mutins sont exécutés, et le Pygmalion de Biya, devenu son adversaire le plus déterminé, est condamné à mort par contumace. Profondément traumatisé, le nouveau président se rétracte dans sa coquille. Pour ne plus en sortir.

B comme boîte noire. Depuis ce jour de 1962 où, au sortir des universités parisiennes, il a intégré la présidence en tant que chargé de mission, Paul Biya n’a plus quitté les rouages de l’État. Quarante-huit ans, sans un jour de traversée du désert, lové au cœur du pouvoir, lui ont donné de la géographie humaine et politique du Cameroun une connaissance de topographe. La boîte noire nichée dans un coin de son cerveau fait qu’il peut retracer l’itinéraire du moindre de ses sous-groupes ethniques et le CV de ses grandes figures. Lui seul maîtrise l’entrelacs des gouverneurs, préfets, secrétaires généraux et chefs traditionnels fonctionnarisés qui font que l’avion Cameroun peut voler en pilotage­ automatique. Le gouvernement des hommes est pour lui infiniment plus important que celui des choses. Revers de la médaille : le cours lent, assoupi, d’une ligne médiane prise souvent pour de l’indécision chronique et qui apparaît en décalage avec les impératifs de la mondialisation.

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C comme cassandres. Juin 2004. Extraordinaire affaire que celle-là. Pendant près de cinq jours, Paul Biya est donné pour mort dans une clinique genevoise. Avant de retourner magistralement à son profit le faire-part de décès lancé sur internet, puis de s’offrir à son retour un accueil d’empereur romain, tout en testant au passage la fidélité de ses collaborateurs. Une tragicomédie africaine, Césaire revu par Ionesco, un grand moment. En posant le pied à l’aéroport de Nsimalen, il a la mine gourmande d’un Machiavel d’opéra. « Le fantôme vous salue bien ! dit-il à ses ministres. Certains, apparemment, étaient pressés d’assister à mes funérailles. » Des cassandres et des rumeurs, le chef de l’État camerounais s’en est toujours amusé et il a toujours su en jouer. Être sous-estimé a longtemps été l’une de ses cartes maîtresses. Il a, il est vrai, une mémoire de pachyderme. « On ne me donnait, au départ, que six mois de survie et, dans le fond, on n’avait pas tort, confiait-il à Jeune Afrique en 1999. Toute la sécurité avait été mise en place par mon prédécesseur et lui était dévouée. “Comment osez-vous dormir ici !” s’inquiétaient mes amis. Vous voyez, j’ai survécu. Mais je n’ai pas la mémoire courte. Je sais très bien qui, pendant ces seize dernières années, a parié contre moi. »

D comme démocratie. Qui se souvient encore du « printemps camerounais » ? De 1982 à 1984, on assista à l’apparition d’une presse privée, à l’assouplissement de la censure, à l’autorisation d’ouvrages interdits, à l’éclosion d’une opinion publique frondeuse, avant que le couvercle se referme sous le poids des contraintes, des résistances et du coup d’État manqué. Après un quart de siècle d’édification, souvent violente, de l’unité nationale, Biya voulait alors rationaliser, moderniser et démocratiser le Cameroun. A-t-il voulu aller trop vite ? Une chose est sûre : pendant les vingt années suivantes, la démocratisation ne se fera plus qu’à doses homéopathiques dans un pays où le système politique, plus fortement structuré qu’ailleurs en Afrique francophone, n’a jamais brillé par sa flexibilité. Aux dosages succèdent les rééquilibrages en fonction d’une règle non écrite, clé de la stabilité mais aussi de la sclérose, qui veut qu’aucun secteur significatif de l’élite ne soit durablement tenu à l’écart des bénéfices (sinon de l’exercice) du pouvoir. Conséquence : la démocratie apaisée, d’équilibre, d’alliance et de consensus dont Paul Biya s’est toujours réclamé, se résume à un monopartisme de fait sur fond de déliquescence des formations de l’opposition. Le grand vent de la contestation, suivi d’élections miraculeusement remportées par le pouvoir, n’a soufflé qu’une fois, en 1991. « Nous avons dû canaliser les forces que la soif de liberté avait libérées, afin qu’elles ne se retournent par contre la liberté elle-même », commenta un jour Biya. Démocratie dirigée ou démocrature ?

G comme gouvernance. Pendant longtemps ces roitelets que sont les ministres camerounais ont aimé se faire peur en évoquant un hypothétique remaniement. Exercice futile au demeurant, puisqu’ils apprenaient leur sort en même temps que le citoyen lambda : en écoutant la radio. Depuis quelques années et le lancement de l’opération anticorruption « Épervier », la crainte n’est plus d’être limogé, mais emprisonné. Reste l’opacité, qui est la même. Paul Biya ne préside jamais le Conseil des ministres, ces derniers – à quelques exceptions près – ne le voient pratiquement pas, ce qui rend quasi impossible le déchiffrage des signes avant-coureurs d’une disgrâce. Lorsque l’épée de Damoclès tombe, elle peut être mortelle, celui qui en coupe le fil ne manifestant aucun état d’âme. Tel un sphinx, ce solitaire ne laisse rien paraître de ses intentions et choisit de s’éloigner de Yaoundé dès que les tensions et les pressions lui paraissent insupportables – c’est-à-dire souvent. Direction le village, Mvomeka’a, ou l’Europe, plus particulièrement la Suisse. D’où cette réputation d’omni-absent et de « président vacancier » qui lui colle à la peau et qui l’agace. « Il y a beaucoup de mauvaise foi à faire de mes voyages à l’extérieur des séjours de villégiature, dit-il. On est beaucoup moins critique avec les autres chefs d’État lorsqu’ils se déplacent. » Il n’empêche : ce mode de gouvernement à distance et à l’économie irrite aussi ses pairs africains, qu’il boycotte régulièrement. Mais on ne le refera pas : qu’irait-il chercher, lui, le diplômé de la Sorbonne et de Sciences-­Po, l’amateur de golf, de musique classique et de chants grégoriens, au milieu des roucoulements lascifs de la musique bantoue ?

J comme journalistes. Paul Biya s’est toujours méfié des médias. Nul ne sait très bien pourquoi, mais c’est ainsi. Très à l’aise en privé et lors des rares conférences de presse qu’il lui arrive d’accorder au début de son premier mandat, il s’est brusquement fermé après avril 1984. Cette non-communication est certes une technique de gouvernement, mais c’est aussi un handicap. Ses discours, lus avec application, les fines lunettes chaussées sur le nez, n’ont jamais enflammé les auditoires. Quant à ses entretiens télévisés à la CRTV nationale, ils relèvent du cours magistral à la limite souvent du soporifique. Les cabinets de communication français qui ont tenté de l’aider à imposer son image ne sont jamais parvenus à faire sortir Paul Biya de sa réserve. Pourquoi ce blocage ? Pourquoi cette impossibilité de passer de la langue de bois à la langue de soie ? Le président camerounais est, il est vrai, prisonnier d’une voix, la sienne, à la fois fluette et enrouée. Mais il aurait pu transformer ce handicap en avantage : l’originalité du timbre fait qu’on ne l’oublie pas. En réalité, Biya n’a jamais accordé d’importance à ce qui est plus qu’un détail. Sa jeunesse de séminariste passée à l’ombre des statues de saints et sa carrière politique aux côtés d’un homme de marbre sont pour beaucoup dans cette introversion.

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M comme montre. C’est un geste compulsif comme, hier, celui de rajuster sa cravate. Paul Biya consulte sans cesse sa montre. Pourtant, le temps a toujours été pour lui un facteur de gouvernance beaucoup plus qu’une contrainte. Et si la vie politique camerounaise frise parfois l’encéphalogramme plat, c’est bien parce que son président a fait du temps un allié précieux dans sa technique éprouvée de conservation du pouvoir. En fait, la répétition du geste traduit une autre facette du personnage. Paul Biya est un éternel inquiet. Inquiet du moindre tressaillement d’un pays qu’il ausculte en permanence à la manière d’un sismographe, attentif au moindre détail, effrayé par le changement et tout ce qui apparaît comme susceptible de bouleverser l’équilibre fragile du Cameroun (et de son pouvoir). Et persuadé, même s’il lui est arrivé à plusieurs reprises de donner des signes de lassitude, que sa présence au sommet de l’État reste indispensable. Conservateur, volontiers sceptique quant à la qualité et la loyauté de ceux qui l’entourent – il en a tant vu –, Paul Biya n’est pas un drogué du pouvoir au sens propre du terme. C’est un angoissé du lendemain. Ce qui, en l’espèce diront les sceptiques, revient au même…

S comme séminaire. Il aurait pu faire un excellent évêque, voire un cardinal de haut vol. Pendant des années, son père, le catéchiste Étienne, et son confesseur français, le père Meyer, le crurent offert à Dieu. Les séminaires qu’il fréquenta, Akono et Edéa, étaient de ceux où la discipline, la mortification, mais aussi la dissimulation et le secret étaient de règle sous la chaude componction des paroles pieuses. Paul Biya a conservé de sa jeunesse au sein de la société des hommes promis à la prêtrise une façon bien à lui de gérer le pouvoir comme un prélat son évêché : avec prudence, religiosité et une bonne dose de jésuitisme politique. Croyant et pratiquant, initié à la kabbale, proche de la confrérie théosophique de la Rose-Croix, le président se montre volontiers sensible à l’ésotérisme sans jamais sortir des lignes rouges tracées par l’Église catholique. Hôte du pape à trois reprises et visiteur fréquent du Vatican, il puise dans ce jardin secret protections occultes et capacités peu communes d’intériorisation. Jeune séminariste, il jouait de l’harmonium pendant les messes. D’où son goût prononcé pour la musique sacrée.

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T comme tortue. Si l’Afrique avait son « Bébête Show », Biya serait la tortue. La lenteur du mouvement, le repli épidermique sous la carapace, la capacité d’absorber les chocs et de laisser glisser les injures sur les écailles (« Je ne les lis pas et je n’y prête aucune attention », dit-il à propos des critiques souvent acerbes de la presse d’opposition), l’acharnement aussi qui permet à cet animal de s’accrocher au sol comme une ventouse. Tout y est ou presque. Une tortue obstinée qui avance sans cesse et se recroqueville à la moindre alerte, doublée d’un caméléon sous les pas duquel la branche ne se casse jamais. Pendant près de trois décennies, cette posture a valu aux Camerounais la paix et la stabilité. Reste à savoir s’ils ne rêvent pas, aujourd’hui, d’un lion indomptable…

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