Cent jours et des poussières

Plus de trois mois après le séisme, la reconstruction traîne en longueur. Les autorités continuent de gérer l’urgence, tandis qu’approche la saison des cyclones.

Port-au-Prince le 16 mars. © Eduardo Munoz/Reuters

Port-au-Prince le 16 mars. © Eduardo Munoz/Reuters

Publié le 14 mai 2010 Lecture : 7 minutes.

Il y a l’espoir, nourri par les promesses et les effets d’annonce. Ces quelque 10 milliards de dollars (7,4 milliards d’euros) que la communauté internationale s’est engagée à verser lors de la conférence de New York, le 31 mars… Ou la rentrée des classes, vécue sur place, le 5 avril, comme un retour – certes, très relatif ! – à la normale… Et même le début de la Coupe nationale de football… Et puis, il y a la réalité. Distribuée de façon parfois brouillonne, l’aide est loin de remplir toutes les (énormes) attentes. De nombreuses écoles n’ont pu ouvrir, faute de toit ou de murs. Même la reprise des compétitions de football pose problème : l’évacuation, du jour au lendemain, du stade Sylvio-Cator, le plus vaste de la capitale, a provoqué la colère des milliers d’Haïtiens qui y avaient trouvé refuge. Rien n’est simple dans ce pays éventré, le 12 janvier, par un séisme qui, selon les autorités, aurait causé la mort de 300 000 personnes, détruit 300 000 maisons, 1 500 écoles et 50 hôpitaux. Beaucoup a été fait, depuis trois mois. Mais le chantier reste immense.

La vie dans les camps, jusqu’à quand ?

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Présenté par le président René Préval le 31 mars à New York, le Plan d’action pour le relèvement et le développement prévoit « trois grands moments » : la période d’urgence, celle dite « d’implantation » et celle « de concrétisation ». Le début de la deuxième phase approche, mais l’urgence reste totale : comment améliorer l’hébergement des sans-abri et préparer la saison cyclonique ? Celle-ci approche à grands pas (fin mai) et fait craindre le pire aux ONG. La Croix-Rouge s’attend à « une série de catastrophes mineures (…) dans les campements improvisés ». Quelque 38 000 Haïtiens ayant dressé leur camp de fortune dans des zones inondables seraient en danger.

Le séisme a jeté à la rue 1,3 million de personnes, qui se trouvent aujourd’hui réparties entre près de 500 sites. Plus de 500 000 ont, selon Action contre la faim, fui en province. Les autres se sont installées où elles le pouvaient à Port-au-Prince. « Parfois dans des endroits très dangereux », reconnaît un haut fonctionnaire. Depuis quelques jours, le gouvernement a entrepris de les déplacer. Non sans mal, parfois. Le 10 avril, l’évacuation du stade Sylvio-Cator où se trouvaient plusieurs milliers de sans-abri, s’est ainsi mal passé : ses occupants refusaient de bouger. « On nous a donné une semaine pour quitter les lieux et rejoindre un autre camp. Mais celui-ci se trouve à 20 km de la capitale : personne ne veut y aller », témoigne Chimène. Baptisé Corail-Cesselesse, ce nouveau camp peut accueillir jusqu’à 250 000 personnes. Il dispose d’« abris transitionnels » et sera bientôt pourvu d’écoles. « Il sera plus confortable, mais il a un défaut : il est loin. Or c’est à Port-au-Prince qu’il y a du travail », indique un diplomate français.

L’ONU et les ONG désapprouvent la méthode expéditive du gouvernement. Celle-ci a pourtant eu l’avantage de faire rentrer nombre de sans-abri… chez eux. « Certains n’allaient dans ces camps que pour profiter des services qui y sont fournis : dons alimentaires, eau et médicaments gratuits. Quand on leur a annoncé qu’ils devaient partir à 20 km, beaucoup ont regagné leur foyer », explique Joseph Maxi Gracia, un cadre haïtien du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Selon une étude, 40 % des 25 000 maisons inspectées depuis le séisme sont habitables. Pour le reste, « on estime à mille jours le temps nécessaire au déblaiement et à la reconstruction ».

Insécurité : retour vers le passé ?

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La vie dans les camps n’est pas simple, les problèmes y sont nombreux. L’ONG Médecins sans frontières (MSF) s’inquiète notamment de l’augmentation du nombre des grands brûlés. Mais le fléau le plus grave reste l’insécurité. « La police y est totalement absente », regrette Chimène. Principales victimes : les femmes. Dans un rapport publié le 25 mars, Amnesty International s’inquiète de leur sort : « La violence sexuelle est très présente dans les camps, relève la chercheuse Chiara Liguori. C’était déjà un motif de préoccupation considérable avant le séisme, mais les risques sont aujourd’hui encore plus importants. » La prostitution se développe également à vitesse grand V. À Port-au-Prince, on ne parle plus seulement de cash for work (« argent contre travail »), le système mis en place par les bailleurs et les ONG, mais de cash for sex.

L’insécurité ne se limite d’ailleurs pas aux seuls camps. Avant le 12 janvier, René Préval et la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) avaient plus ou moins réussi à rétablir l’ordre. De nombreux gangs avaient été démantelés, et des centaines de malfaiteurs incarcérés. Du coup, le nombre des enlèvements, par exemple, était en chute libre. Le séisme a tout anéanti.

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Du jour au lendemain, les 4 000 détenus de la principale prison de la capitale se sont retrouvés dans la nature, et les forces de police ont été décimées. « Pour l’instant, on se sent encore en sécurité. On peut se promener dans les rues, il y a peu de fusillades », rapporte un diplomate. Mais certains signes sont inquiétants : « Il y a eu récemment des enlèvements d’étrangers, et le nombre des assassinats par balle a augmenté. » À la mi-mars, trois policiers ont ainsi été tués. « Nous manquons de moyens, tant au niveau de la police qu’à celui de la justice », déplore un fonctionnaire. Pourtant, « les gens sortent à nouveau le soir, il y a de plus en plus d’animation dans les rues ».

« Cash for work », et après ?

Au milieu des ruines, l’économie se relève tant bien que mal. Le taux de croissance a été de + 2,9 % en 2009. Cette année, le gouvernement redoute – 8,5 %. Tout le système socio-­économique est affecté, mais les services sont les plus touchés. Tablant sur un boom de la construction, les autorités s’attendent pourtant à une relance spectaculaire (+ 10,2 %) dès 2011.

Si les administrations et les universités ne rouvrent que timidement, les plus grosses entreprises ont recommencé de travailler dès le lendemain du séisme, de même que les stations-service et les principales banques. Grand créateur d’emplois, le petit commerce est lui aussi reparti, même si, comme l’explique André Siohan, bénévole à la ­Pastorale universitaire de Port-au-Prince, il souffre d’un « accès insuffisant au crédit ». En revanche, le marché noir décolle. « Dans les camps, il est fréquent de trouver sur les marchés des produits – nourriture, ­médicaments ou savon – fournis gratuitement par les ONG. Certains font même des stocks en prévision d’une future pénurie », regrette Joseph Maxi Gracia.

Dans ce pays où, avant la tragédie, 70 % de la population était au chômage, chacun a sa technique de survie. Heureusement, « le projet Cash for Work fonctionne bien », juge Israël Jacky Cantave, journaliste à Radio Caraïbes. Devenu essentiel à la survie de la population, il consiste en des travaux de déblayage des quartiers, de construction d’infrastructures temporaires et d’accompagnement des distributions. Chaque employé reçoit 180 gourdes (entre 4 et 5 euros) par jour, pour une période maximale de quinze jours de travail. Selon Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, ce système a permis de créer 85 000 emplois depuis trois mois. Le Pnud espère porter ce chiffre à 400 000 d’ici à la fin de l’année. Ne reste plus qu’à passer à la création d’emplois pérennes.

Aide : et les citoyens dans tout ça ?

Passer de l’urgence à la reconstruction n’a rien d’une sinécure. L’abondance de l’aide alimentaire – et sa distribution non planifiée – pose aujourd’hui problème. Il y a eu un véritable débarquement d’organisations diverses, mais pas de plan global.

Le gouvernement n’est pas seul responsable. Des ONG auraient refusé tout contact avec les autorités locales et n’auraient tenu aucun compte des structures communautaires sur place. La société civile est ainsi la grande oubliée du plan de reconstruction. « L’organisation des secours a suscité de la frustration. Beaucoup sont restés spectateurs, ou mendiants, dans une longue file d’attente afin de recevoir l’aide alimentaire », déplore André Siohan. Plusieurs organisations haïtiennes s’en sont plaintes.

Autre écueil : la distribution alimentaire n’a, à ce jour, pas tenu compte de la production locale. Alors que le secteur agricole (25 % du PIB) a été le moins touché par le séisme (5,2 % de croissance en 2009, sans doute 4,8 % cette année), René Préval ne cache pas ses craintes : « Si on continue d’envoyer de l’extérieur de la nourriture et de l’eau, cette aide va finir par concurrencer la production nationale. » Un plan de relance de la production agricole a été présenté le mois dernier par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Joanas Gué, le ministre de l’Agriculture, a d’ores et déjà annoncé que l’aide alimentaire devra nécessairement passer par l’achat d’engrais et de plants produits par les agriculteurs locaux. Le renforcement du secteur agricole a d’ailleurs été intégré dans le projet de reconstruction présenté à la conférence de New York. Selon ce programme, 460 millions d’euros seront nécessaires pour, entre autres, distribuer des semences et soutenir la production locale. « Reconstruire Haïti sans les Haïtiens ne pourrait qu’aboutir à une catastrophe », estime Joseph Maxi Gracia.

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