Millicom : nouveau rebondissement dans une affaire d’État

L’accusation de tentative de corruption lancée contre Karim Wade a été démentie par le propre directeur de Sentel, la filiale locale de la société américaine Millicom, à laquelle le fils du chef de l’État sénégalais aurait, selon ses détracteurs, réclamé des pots-de-vin. « Jeune Afrique » publie les documents d’un témoignage crucial pour la défense du ministre d’État.

La sommation interpellative émise à la demande de Karim Wade, le 19 février 2010. © DR

La sommation interpellative émise à la demande de Karim Wade, le 19 février 2010. © DR

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Publié le 5 mai 2010 Lecture : 5 minutes.

L’affaire qui oppose l’État sénégalais à l’entreprise Millicom n’en finit plus de rebondir. La « simple » renégociation du prix d’acquisition d’une licence de téléphonie mobile au Sénégal, obtenue en 1998, s’est muée en scandale politique. Car, au-delà du bras de fer engagé entre Dakar et les dirigeants américains de la société de télécoms, Karim Wade, l’actuel ministre d’État – et fils du président – est accusé d’avoir réclamé 200 millions de dollars, pour son compte personnel, au président de Millicom en échange du maintien de la licence. Une accusation gravissime, démentie le 19 avril dernier par Pape Abdoul Ba, président du conseil d’administration de Sentel, la filiale sénégalaise de… Millicom !

Rappel des faits. Le 3 juillet 1998, Millicom obtient la deuxième licence de téléphonie mobile du pays pour la très modique somme de 100 000 dollars. À titre de comparaison, de semblables opérations se sont négociées, quasi à la même période, à des tarifs bien plus élevés : 74 millions de dollars au Cameroun, 54 millions en Côte d’Ivoire, 62 millions au Mali, 177 millions au Soudan, 1,1 milliard au Maroc, etc.

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200 millions de dollars

En septembre 2000, cinq mois après l’alternance et l’accession d’Abdoulaye Wade au pouvoir, le gouvernement sénégalais résilie la convention de concession, en suspendant toutefois les effets de cette résiliation pour négocier avec Millicom l’obtention d’un prix d’achat plus en adéquation avec celui du marché, comme cela a pu se faire, entre autres, au Bénin (2007) ou en Côte d’Ivoire (2001). Dans un premier temps, Millicom ne conteste pas cette renégociation et signe un accord, le 9 août 2002, pour discuter de bonne foi les nouvelles conditions, essentiellement financières, devant régir son activité au Sénégal, le tout dans l’attente de l’arrivée d’un troisième opérateur (Sudatel, en novembre 2007).

L’État sénégalais missionne deux hommes pour trouver une solution : Karim Wade et Thierno Ousmane Sy, conseiller spécial aux nouvelles technologies. Ces derniers rencontreront, en juin 2008, dans un palace parisien, Mark Beuls, président-directeur général de Millicom à l’époque, accompagné de Pape Abdoul Ba, président du conseil d’administration de Sentel, qui commercialise ses produits au Sénégal sous la marque Tigo. Objectif : trouver un juste prix, situé entre 200 millions de dollars (reçus par le Sénégal lors de la vente de la troisième licence à Sudatel, qui servira d’étalon) et 375 millions de dollars, montant que Dakar ­estime pouvoir obtenir en cas de nouvel appel d’offres.

Au cours de cette rencontre, Beuls argue de son bon droit, explique que son entreprise dispose d’une licence en bonne et due forme et refuse finalement d’en revoir le prix. C’est l’impasse. Nouvelle volte-face, en mai et juillet 2009 : Millicom propose 60 millions de dollars, puis 100 millions. Refus du Sénégal. L’affaire est aujourd’hui soumise à l’arbitrage commercial du Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), qui ne devrait pas rendre de décision avant la mi-2011.

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Ce qui aurait pu n’être qu’une simple bataille juridique entre un État et une entreprise soucieux de défendre leurs intérêts respectifs prend une nouvelle tournure quand, début février 2010, un site d’information américain (www.businessinsider.com) publie un article intitulé « The joy of doing business in Africa : how corrupt Senegalese politicians tried to shake down Millicom for $ 200 millions ». L’article accuse plus précisément Karim Wade et Thierno Ousmane Sy d’avoir réclamé 200 millions de dollars, à titre personnel, à Mark Beuls contre le maintien de la licence. Sur la base de cet article, dont la source semble évidente, un sénateur américain, Arlen Specter, saisit, à la mi-mars, le directeur général du Millennium Challenge Corporation (MCC), un programme américain qui octroie une aide de 540 millions de dollars au Sénégal, comme à d’autres pays pauvres, conditionnée au respect de certains critères (bonne gouvernance, lutte contre la corruption, respect des droits de l’homme, etc.).

En bref, Specter s’étonne qu’en dépit des « informations » selon lesquelles Karim Wade aurait tenté de ­soutirer de l’argent à une entreprise porteuse d’intérêts américains le Sénégal continue de bénéficier du programme du MCC. Une démarche identique est ­entreprise par le représentant républicain Ed Royce auprès de la secrétaire d’État Hillary Clinton. Des ­membres du Congrès soulignent, en outre, que les États-Unis sont bien mal récompensés de leur soutien par un Abdoulaye Wade qui déroule le tapis rouge à l’Iran d’Ahmadinejad…

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Palace parisien

Face à ce qu’elles estiment être une campagne de diffamation, les autorités sénégalaises ne tardent pas à réagir. D’abord, par une mise au point de Souleymane Ndéné Ndiaye, le Premier ministre, et par un communiqué de Karim Wade, au début de février. Ensuite – et c’est un tournant majeur dans cette affaire –, une sommation interpellative est émise le 19 avril et adressée à Pape Abdoul Ba.

En clair, le procédé a pour but d’obtenir, par voie d’huissier – donc avec valeur de témoignage devant un tribunal – des réponses à certaines questions.

Cet acte, que nous nous sommes procuré (voir les fac-similés) comporte sept questions relatives à la fameuse rencontre de Paris au cours de laquelle auraient été exigés les 200 millions et à laquelle Pape Abdoul Ba a assisté. « Le montant de 200 millions de dollars ou un quelconque autre montant ont-ils été évoqués par le requérant [Karim Wade, NDLR] comme devant lui revenir à titre personnel ? » Réponse de Ba : « Non. » « Lors de ladite réunion, MM. Wade et Sy ont-ils réclamé au groupe Millicom une quelconque somme ou un quelconque avantage à leur profit personnel ? » « Non », écrit une nouvelle fois Pape Abdoul Ba. « MM. Wade et Sy ont-ils jamais réclamé à quelque autre moment que ce soit, à titre personnel, une somme ou un avantage quelconque au groupe Millicom ? » Toujours « non »… Enfin, « est-ce qu’à un moment quelconque de la réunion de Paris, M. Karim Wade s’est retrouvé seul avec M. Mark Beuls ou un autre représentant du groupe Millicom ? » Réponse de Ba : « Non, pas à ma connaissance. »

Dans cet écheveau inextricable d’accusations, de pressions, d’intérêts financiers et politiques, le témoignage de Pape Abdoul Ba risque de peser d’un poids énorme. Car Millicom se trouve démenti par… Millicom. Au même moment, William Burns, le sous-secrétaire d’État américain aux Affaires politiques, était en visite à Dakar. Dans sa délégation, il y avait également Patrick Fine, le vice-président du MCC. Affaire à suivre…

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