Jean-Christophe Rufin : « Ma liberté n’est pas négociable ! »

Inspiré de l’assassinat, en 2007, de touristes français en Mauritanie, le nouveau roman de Jean-Christophe Rufin sort en librairie le 21 avril. Rencontre avec un écrivain diplomate.

L’auteur de Katiba, ambassadeur de France à Dakar, au Cap Manuel, non loin de sa résidence. © LYDIE/SIPA

L’auteur de Katiba, ambassadeur de France à Dakar, au Cap Manuel, non loin de sa résidence. © LYDIE/SIPA

cecile sow

Publié le 20 avril 2010 Lecture : 7 minutes.

La poignée de main est franche, de même que le sourire. En apparence, tout va bien. Pourtant, Jean-Christophe Rufin n’est pas au meilleur de sa forme. L’écrivain, élu à l’Académie française en juin 2008, et ambassadeur de France au Sénégal depuis 2007, reconnaît avoir besoin de vacances. Son nouveau roman, Katiba, sort en librairie le 21 avril. Son appréhension est perceptible. Quand un diplomate parle de terrorisme islamiste, c’est délicat. Quand le point de départ de son histoire est un fait réel, ça l’est encore plus.

Dans Katiba, les quatre touristes français assassinés en Mauritanie en décembre 2007 sont devenus des voyageurs italiens. Comme les Français, ils sont abattus froidement. À des milliers de kilomètres, Jasmine, fonctionnaire au Quai d’Orsay, entretient des liens étranges avec le monde musulman. Elle est un élément essentiel d’un puzzle dont les pièces sont éparpillées entre Paris et Alger, les États-Unis et les émirats du Golfe. Elle est aussi le trait d’union entre deux mondes que l’auteur fait découvrir de l’intérieur.

la suite après cette publicité

Jean-Christophe Rufin devrait quitter le Sénégal en juin. En attendant une éventuelle nouvelle affectation, il s’inquiète moins de l’accueil qui sera réservé à son livre dans les milieux littéraires que de sa liberté d’écrire. Quand on lui parle d’avenir, il répond d’ailleurs que ça dépendra beaucoup des réactions suscitées par son roman. Interview.

Jeune Afrique : Dans Katiba, vous entraînez vos lecteurs au cœur de l’actualité…

Jean-Christophe Rufin : Les premières scènes sont des attaques contre des touristes en Mauritanie. Ce sont des faits réels. Mais j’ai voulu plus largement explorer l’univers de l’extrémisme islamique au Sahara. C’est un fait nouveau, encore peu connu. Et de plus en plus inquiétant. J’ai souhaité également réfléchir sur la double culture à travers le personnage de Jasmine. Elle comprend les choses de l’intérieur et peut être le trait d’union entre la culture européenne, française en l’occurrence, et le monde musulman, maghrébin. Ce n’est pas un livre pour le fondamentalisme musulman, mais ce n’est pas non plus un livre de dénonciation bête et méchant qui fait de l’islamisme une sorte d’ovni politique incompris.

Le fait d’avoir suivi des agents de la DGSE dans la traque des assassins de ces quatre touristes a-t-il apporté un plus ?

la suite après cette publicité

Ce n’est pas le sujet du livre. On démarre sur cette attaque, c’est tout.

Vous dites dans la postface que vous utilisez « beaucoup d’objets collectés par l’expérience ».

la suite après cette publicité

Oui, mais je ne trahis aucun secret d’État. J’utilise ce que j’ai vu et je le transpose pour en faire une fiction. Cela donne une intrigue romanesque qui, elle, n’est pas tirée de mon expérience. Elle vient de l’imaginaire.

Katiba, de Jean-Christophe Rufin,
Flammarion, 400 pages, 20 euros.
En librairie le 21 avril.
 

Votre fonction d’ambassadeur n’entrave en rien votre liberté d’écrivain ?

Quand le président de la République et le ministre des Affaires étrangères m’ont nommé à ce poste, ils m’ont dit : « Surtout, continue à écrire. » Maintenant, on verra si c’est accepté et compris. Mais je ne peux exercer ces fonctions qu’en étant un homme libre. Ma liberté n’est pas négociable.

L’intégrisme religieux vous fait-il peur ?

La question n’est pas d’en avoir peur ou pas, mais de comprendre d’où il vient. Les extrémistes ne sont pas des extraterrestres. Ce sont des gens qui ont une certaine logique. Jasmine est sur la crête entre deux mondes qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Et c’est pour cela que le fondamentalisme est dangereux. Même en France, il y a des gens qui ont cette double culture et peuvent basculer d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi j’ai mis en exergue ce proverbe sénégalais : « Un chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut pas suivre deux chemins à la fois. »

Il faut donc comprendre pour éradiquer ?

On ne peut pas faire l’économie, dans l’approche de ces phénomènes, d’une compréhension de ce qui à la fois provoque ce type d’engagement et de toutes les forces qui agissent autour. Il y a une géopolitique de ces phénomènes, qui se produisent souvent autour des frontières. Il y a aussi un jeu entre États, dans le Sahara et ailleurs. C’est tout cet ensemble qu’il faut comprendre.

Dans un de vos livres, vous écrivez : « Le mal est la seule passion à laquelle les hommes ne mettent point de limites »…

Quand on choisit de défendre ses idées par la violence, quand on pense que le fait d’avoir raison autorise tout, y compris éliminer les autres, il n’y a plus de limites. À l’intérieur de toutes les idéologies et de toutes les religions, il y a cette possibilité d’une dérive extrême. Ce n’est pas le propre de l’islam. Au sein de l’écologie, par exemple, qui a l’air extrêmement sympathique, il y a une forme de fondamentalisme et de radicalisme. En Angleterre, le Front de libération des animaux est l’un des mouvements les plus violents.

Vous êtes médecin, humanitaire, diplomate et écrivain, dans quel rôle vous plaisez-vous le plus ?

Ma vie de médecin est la trame de toute ma vie. J’ai été très loin dans l’interprétation de ce qu’est la médecine. Ce n’est pas juste soigner des gens. C’est aussi les comprendre. Comprendre ce qui les travaille, les fait vivre, les fait mourir. On peut le faire dans un hôpital, mais aussi dans une ambassade quand on écrit. C’est ce regard qui dépouille l’autre et essaie de le mettre à nu. Ce qui m’a formaté, c’est la médecine. Le reste – l’écriture ou des expériences de vie transitoires comme la diplomatie – n’est pas ce qui constitue mon identité profonde.

Votre dernier roman fait 400 pages, quand trouvez-vous le temps d’écrire ?

Je ne regarde pas la télévision, je n’aime pas tellement dîner dehors. La fonction diplomatique est une fonction totale : on n’a pas de dimanche, ni de vacances. Ce qui veut dire qu’au fond on a aussi beaucoup de temps. Plus vous travaillez, plus vous pouvez travailler. J’ai écrit ce livre l’année dernière à Dakar, pendant l’hivernage, au moment où tout marche un peu au ralenti. Je m’étais bien documenté les mois précédents. Et puis, ce roman m’a permis de tenir le coup, de m’évader. Je ne peux pas me satisfaire de ce que je fais toute la journée. J’ai besoin de l’imaginaire de la création, de garder cette part de rêve.

Être ambassadeur de France au Sénégal a donc été si pénible ?

C’est un poste difficile parce qu’on représente un pays important en Afrique de l’Ouest. La France pèse par ses liens historiques et économiques. Il y a une vie politique intense, et l’ambassadeur est un peu chargé de tous les maux. Dès que quelque chose va mal, on s’en prend à vous. On est responsable au sens plein du terme.

Il y a d’ailleurs eu des moments la presse sénégalaise n’a pas été tendre avec vous. Ça vous a marqué ?

Oui. Avant j’avais une expression très libre, puis je me suis rendu compte que des gens ici ou ailleurs n’étaient pas de bonne foi et déformaient mes propos. On m’a reproché d’être bavard, ce qui était un peu exagéré. Je suis devenu plus réservé. Mais au fond, les gens m’ont adopté et compris. J’ai beaucoup d’amis au Sénégal.

JEAN-MICHEL TURPIN/FEDEPHOTO

Cette fonction diplomatique, pour un homme libre, ne revêt-elle pas un caractère contraignant ?

Oui, tout à fait. Mais j’ai exercé ce métier de la façon qui me paraissait la plus honnête, c’est-à-dire en ne faisant rien que ma conscience réprouve. Si dans dix ans ou quinze ans on ouvre les messages diplomatiques que j’ai envoyés, je les assumerai tous. Mais ce n’est pas facile de ne pas pouvoir dire tout ce que l’on veut.

Votre vie au Sénégal a-t-elle influé sur votre manière d’écrire ou d’aborder certaines problématiques ?

Mon séjour m’a donné un aperçu d’une Afrique que je connaissais mal. Ses peuples et son histoire sont complexes. Je me suis beaucoup intéressé aux confréries religieuses. Cela m’a ouvert des perspectives.

Sur quoi travaillez-vous maintenant ?

Je suis comme une cuisinière devant ses petits plats. Ça mijote, voilà. Je ne sais pas si ça donnera un thiep bou dien ou un poulet yassa.

Cela dépendra des ingrédients, qu’avez-vous sous les couvercles ?

J’ai plusieurs choses qui chauffent. Quand j’écris un livre c’est parce que j’en ai vraiment envie.

Vous avez écrit des romans historiques, un roman d’anticipation, des essais. La plupart ont une dimension géopolitique. Êtes-vous un homme politique frustré ?

[Rires] Je suis peut-être frustré, mais je ne suis pas un homme politique. Frustré parce que je ne suis jamais content de ce que je fais. Je recherche toujours la perfection.

Avez-vous des ambitions politiques ?

J’aurais pu, mais non. Je ne suis pas un homme du combat politique. Je suis incapable d’étrangler quelqu’un parce qu’il n’a pas les mêmes idées que moi. Ça ne m’intéresse pas de relayer des slogans. Je ne suis ni militant ni partisan.

Votre départ du Sénégal, après trois ans, est annoncé pour juin. Quelle sera votre prochaine destination ?

Je l’ignore.

Resterez-vous dans la diplomatie ?

Cela dépendra beaucoup de la manière dont sera accueilli le livre. Pas en termes littéraires. Si on accepte qu’un diplomate conserve sa liberté d’écrire et de penser alors rien ne m’interdira de prendre un autre poste. Si ce n’est pas le cas, je prendrai des vacances !

En début d’année, vous avez refusé de prendre la tête d’une agence supposée coordonner l’action des instituts culturels français à l’étranger. Pourquoi ?

La réforme est en cours. Elle vise à rationaliser l’action culturelle à l’extérieur en créant une agence. J’adhérais à ce projet, mais je n’ai pas l’énergie pour le porter. Ce n’est pas parce qu’on est un homme de culture qu’on est capable d’administrer la culture.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Un ambassadeur pas très diplomate

Contenus partenaires