De la tragédie au miracle

Depuis le crash aérien qui a décapité une bonne partie des élites du pays, la réconciliation avec l’ennemi héréditaire russe va bon train. La réhabilitation du très contesté président Lech Kaczynski aussi.

Hommage au chef de l’État défunt, le 13 avril, à Szczecin. © Reuters

Hommage au chef de l’État défunt, le 13 avril, à Szczecin. © Reuters

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Publié le 19 avril 2010 Lecture : 5 minutes.

C’est à Cracovie, deuxième ville d’un pays trois fois dépecé au cours des siècles, point de départ de la Seconde Guerre mondiale, martyrisé sous le nazisme, puis assujetti à quarante ans de communisme sous la férule soviétique, que le monde entier avait rendez-vous, le 18 avril, pour les obsèques du président Lech Kaczynski. Outre des millions de Polonais figés dans la douleur et priant avec la ferveur qu’on leur connaît, on attendait une pléiade de chefs d’État et de gouvernement. Parmi eux, l’Américain Barack Obama, le Russe Dmitri Medvedev, le Français Nicolas Sarkozy, les Allemands Horst Köhler et Angela Merkel, ainsi que plusieurs représentants de l’Union européenne, dont José Manuel Barroso et Herman Van Rompuy. Finalement, peu de chefs d’Etat ont pu faire le déplacement en raison du nuage de cendres qui a bloqué l’espace aérien ces derniers jours.

De nombreux voisins de l’Est européen (Russie, Ukraine, Lituanie, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie), mais aussi des pays plus éloignés, comme la Turquie, le Brésil ou le Canada (où près de 1 million de personnes sont d’origine polonaise) avaient décrété une journée de deuil.

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Quand l’histoire bégaie

Si ce bref élan de fraternité s’est manifesté avec autant de force, c’est parce que l’accident d’avion qui, le 10 avril, a coûté la vie au président ­Kaczynski, à son épouse, Maria, et aux quatre-vingt-quatorze personnalités qui les accompagnaient, a quelque chose de sidérant aux yeux du monde.

Par sa stupidité, d’abord, puisqu’il est probablement dû à l’obstination des pilotes à atterrir dans des conditions difficiles, au milieu d’un épais brouillard. Par son ampleur, ensuite, car il prive brutalement tout un pays d’une grande partie de ses élites. Tous les chefs militaires, le gouverneur de la Banque centrale, des dizaines de parlementaires et de responsables politiques de tous bords, dont certains candidats potentiels à l’élection présidentielle d’octobre prochain, ont péri dans le crash. Et avec eux, des membres du très influent clergé catholique et des descendants des victimes de la tragédie de Katyn, dont toute la délégation partait justement saluer la mémoire. Car, par l’un de ces raccourcis saisissants dont l’Histoire a parfois le secret, cet accident survient à la date anniversaire et sur les lieux mêmes du drame : près de Smolensk, en Russie, là où, en avril 1940, il y a soixante-dix ans, une grande partie de l’élite polonaise avait – déjà ! – été décapitée.

Septembre 1939. Vingt-deux mille officiers, résistants et intellectuels polonais qui fuient l’avancée des troupes allemandes tombent aux mains des Soviétiques. Ces derniers ont conclu avec le régime hitlérien un pacte de non-agression, dont l’une des clauses prévoit qu’ils se partageront la Pologne. Que faire de tous ces prisonniers, considérés comme un obstacle à ce dessein ? « Qu’on les liquide », décrète­ Staline au printemps 1940.

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Mais lorsqu’on retrouve les cadavres, trois ans plus tard, entassés dans des charniers avec une balle dans la nuque, le dirigeant soviétique attribue son crime aux nazis, devenus entre-temps ses ennemis mortels. Au grand dam de la Pologne, les Russes maintiendront cette version officielle, dont personne n’est dupe, pendant des décennies. En 1990, enfin, Mikhaïl Gorbatchev ouvre partiellement les archives et, deux ans plus tard, le président Boris Eltsine remet à Lech Walesa, son homologue polonais, le décret signé de la main de Staline.

Les années suivantes marquent une régression : en Russie, les nostalgiques de l’empire soviétique, ­Vladimir ­Poutine en tête, oscillent entre déni total et minimisation des faits. Une attitude qui indigne les Polonais et pèse sur les relations bilatérales. D’autant qu’entre Poutine, l’ancien agent du KGB, et le très conservateur Lech Kaczynski, le courant ne passe pas. Et pour cause : depuis son élection en 2005, ce nationaliste ombrageux et proaméricain enthousiaste – qui forme avec Jaroslaw, son frère jumeau, un tandem politique inséparable – ne cesse de poursuivre de sa vindicte les anciens cadres (ou supposés complices) du régime­ communiste­, qu’il combattit jusqu’à sa chute, en 1989, au sein du syndicat Solidarnosc.

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Lech le teigneux

À la veille de sa mort, le teigneux Kaczynski n’était pas près de tourner la page. Il n’avait pas voulu partager l’hommage rendu aux victimes de Katyn organisé le 7 avril par Poutine, « ce Russe » forcément ennemi, et par Donald Tusk, son Premier ministre de cohabitation. Pour bien marquer sa différence avec cet adversaire politique dont il rejetait les options libérales, il avait organisé « sa » propre cérémonie, avec « ses » invités et « ses » familles de victimes. C’est en s’y rendant qu’il a trouvé la mort.

Et c’est ensuite que s’est produit le miracle : la Russie tendant la main à la Pologne et s’associant à son deuil ! Le 7 avril, déjà, Poutine avait surpris en venant s’incliner devant les tombes des martyrs de Katyn et en fustigeant le « mensonge cynique de Staline » dans un discours digne et émouvant, très inhabituel de la part d’un dirigeant qui s’illustre d’ordinaire par sa froideur et ses postures martiales. L’étonnement a redoublé lorsqu’on l’a vu, trois jours plus tard, étreindre Tusk, les larmes aux yeux, devant l’épave de l’appareil. Puis lorsque le président Dmitri ­Medvedev a présenté les condoléances de la Russie dans une allocution à la télévision polonaise.

Dans un État où l’opacité est la règle et où la sensibilité des individus ne compte pas, on a vu avec stupeur les Russes – certes soucieux d’écarter tout soupçon à leur endroit – mener l’enquête avec transparence, divulguer très vite le contenu des boîtes noires de l’avion et mettre sur pied des cellules de soutien psychologique pour les familles des victimes.

Autre sujet d’étonnement : la ferveur unanime des hommages rendus à un Lech Kaczynski plutôt controversé. Aujourd’hui pleuré par toute la Pologne, le leader du Parti Droit et Justice (PIS), en chute dans les sondages, hésitait à briguer un second mandat, n’étant pas assuré de l’emporter en octobre. Même concert de louanges posthumes dans toute l’UE, où cet ultracatholique, partisan de la peine de mort et ouvertement homophobe, passait pour un conservateur réactionnaire et un Européen plus que tiède : n’avait-il pas rechigné jusqu’au dernier moment – octobre 2009 – à ratifier le traité de Lisbonne de 2007, exaspérant Sarkozy et Merkel, qui s’attelaient à la relance de l’Union ? Désormais, chacun salue la mémoire d’un chef historique de Solidarnosc et d’un défenseur des libertés.

Même Obama, avec qui il se sentait moins d’affinités qu’avec George W. Bush, et qui l’avait déçu, l’an dernier, en renonçant au projet de bouclier antimissile – il devait être installé en Pologne et en Tchéquie –, lui rend un hommage appuyé, se souvenant très à propos que Varsovie reste un allié de confiance, au sein de l’Otan et face à la Russie.

Redistribution des cartes

Et maintenant ? La mort d’un Kaczynski tourné vers le passé et celle de plusieurs responsables qui auraient pu briguer sa succession redistribuent les cartes en Pologne, où, au-delà de la présidentielle anticipée au mois de juin, le renouvellement de la classe politique laisse présager une évolution plus progressiste. Elle ouvre aussi une voie : le pays saura-t-il profiter de la nouvelle attitude de la Russie, du regain d’intérêt des États-Unis et de la solidarité de l’UE pour surmonter la malédiction de l’Histoire et trouver une place aussi importante que celle qu’il aura occupée, dans l’esprit de la communauté internationale, le temps éphémère d’un deuil ?

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