La presse indépendante en crise

Mauvaise gestion financière, professionnalisme aléatoire, relations tendues avec le pouvoir, procès en diffamation… Plus de dix ans après la libéralisation amorcée par Hassan II, les journaux indépendants du Maroc accumulent les déboires.

Aboubakr Jamaï annonçant sa démission du Journal, le 3 février, à Casablanca. © Karim Selmaoui / EPA / Corbis

Aboubakr Jamaï annonçant sa démission du Journal, le 3 février, à Casablanca. © Karim Selmaoui / EPA / Corbis

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Publié le 26 avril 2010 Lecture : 10 minutes.

« Créer un journal est un acte de foi », écrivait Aboubakr Jamaï dans le premier édito du Journal, en 1997. Avec Ali Amar et Hassan Mansouri, il est l’un des premiers à s’être lancés dans l’aventure de la presse indépendante. Les trois hommes se surnomment eux-mêmes « les enfants de l’alternance ». Il faut dire que le contexte politique s’y prêtait. Le 4 février 1998, Hassan II nomme le socialiste Abderrah­mane Youssoufi à la primature. L’heure est à la démocratisation et à l’ouverture. Le temps d’une presse aux ordres, de la censure et des saisies administratives semble définitivement révolu.

Pour les médias marocains, c’est le début de l’état de grâce, qui va se renforcer avec l’arrivée sur le trône de Mohammed VI, en 1999. En 2000, Ahmed Reda Benchemsi fonde l’hebdomadaire TelQuel et, plus tard, son pendant en arabe dialectal, Nichane. Du côté des quotidiens, c’est Al-Ahdath qui ouvre la voie en 1998, suivi par As-Sabah en 2000, puis Al-Massae, créé en 2006 par Rachid Niny. En dix ans, c’est une petite révolution qui secoue le monde médiatique. Salaire du roi, Sahara, religion, sexe… Les journaux brisent les tabous un à un, pour le plus grand bonheur des lecteurs. Si quelques journalistes se voient rappeler à l’ordre par la justice, la plupart exercent leur métier en toute liberté. Si bien que la communauté internationale ne cesse de faire l’éloge de l’étonnante vitalité de la presse marocaine.

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Mais, depuis un an, l’euphorie est retombée, et les procès intentés aux journaux se sont multipliés. Présence policière dans les locaux, journalistes condamnés à des peines de prison… Le ton n’a cessé de monter entre les pouvoirs publics et la profession. Pour la première fois depuis dix ans, le Maroc a même été vivement critiqué par l’Union européenne (UE), lors du sommet de Grenade, en mars 2010, sur la question de la liberté de la presse.

Climat délétère

Le 3 février, Le Journal, criblé de dettes, annonce sa fermeture. Mauvaise gestion financière, professionnalisme aléatoire, relations tendues avec le pouvoir, procès en diffamation : Le Journal symbolise à lui tout seul les déboires de la presse marocaine. Dans ce climat délétère, une question taraude tous les esprits : le Maroc aurait-il renoué avec les fantômes du passé ?

Le dixième anniversaire du règne de Mohammed VI coïncide avec une période difficile pour la presse indépendante. Le journal TelQuel et sa version en arabe, Nichane, sont les premiers à avoir maille à partir avec les autorités. En cause : la publication d’un sondage sur le bilan du roi, en collaboration avec le quotidien français Le Monde. Le 1er août 2009, la police saisit et détruit 100 000 exemplaires de l’hebdomadaire et interdit Le Monde à la vente. Le ministre de la Communication, Khalid Naciri, rappelle alors que « la monarchie n’est pas une équation et ne peut faire l’objet d’un débat, même par voie de sondage ».

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Le 3 septembre, l’hebdomadaire Al-Michaal met à nouveau le feu aux poudres en publiant un article sur la santé du roi, accompagné d’une interview d’un médecin, Mohamed Ben Boubakri. Le 15 octobre, l’auteur de l’article, Driss Chahtane, est condamné à un an de prison ferme et à une amende de 10 000 dirhams (886 euros) pour « publication malintentionnée d’une fausse information » et « allégations erronées ». D’abord incarcéré à Salé, il purge aujourd’hui sa peine à la prison d’Oukacha, à Casablanca. Dans plusieurs courriers rendus publics, le journaliste a reconnu ses torts et imploré la grâce royale. « J’aurais aimé n’avoir jamais écrit ce texte. C’est une grave erreur et je la regrette amèrement », affirme-t-il dans une interview à Maroc Hebdo.

Le 26 septembre, jour du mariage de Moulay Ismaïl avec une Allemande, le quotidien Akhbar al-Youm publie une caricature du prince, assis sur une sorte de palanquin, avec en toile de fond un drapeau marocain sur lequel on devine un morceau de l’étoile de David. Moulay Ismaïl porte plainte pour « irrespect à l’égard d’un membre de la famille royale ». Le 1er octobre, les bureaux du journal sont investis par la police, mis sous scellés et interdits d’accès. Le 30 octobre, le directeur de la publication, Taoufik Bouachrine, et le dessinateur, Khalid Gueddar, sont condamnés à trois ans de prison avec sursis et à une amende de 3 millions de dirhams. Le 29 décembre, le prince accepte les excuses des deux hommes et renonce à l’exécution du jugement en sa faveur. Mais cela n’annule en rien leur condamnation dans un second procès intenté par le ministère de l’Intérieur pour « outrage au drapeau national ». Ils avaient écopé d’un an de prison avec sursis et d’une amende de 100 000 dirhams.

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Escalade judiciaire

Alors, la liberté de la presse a-t-elle reculé ? Bien sûr que non, répondent les autorités. « La liberté de la presse est et reste un fondement de la jeune démocratie marocaine », répète le ministre de la Communication, Khalid Naciri. Pour lui, ce sont les journalistes qui ont commis des fautes, et les procès n’ont d’autre but que de les rappeler au respect de la loi. « C’est vrai que nous sommes loin d’être irréprochables, reconnaît un confrère. Il y a de vrais problèmes de déontologie : le sensationnalisme, les fausses informations, les attaques contre les personnes ou les atteintes à la vie privée sont devenus monnaie courante. » Mais pour autant, elles ne justifient pas la lourdeur des peines infligées par la justice. « Je refuse d’ergoter pendant des heures sur les problèmes de déontologie, s’indigne Ahmed Reda Benchemsi. C’est le sempiternel argument des autorités. C’est comme si un enfant oubliait de se laver les mains et que, pour le punir, on le rouait de coups. »

Chez les journalistes, le malaise est palpable. L’escalade judiciaire de ces derniers mois et la sévérité des condamnations les inquiètent, mais ils refusent de croire à un retour aux « années de plomb ». « Il n’y a pas de recul de la liberté de la presse, mais il n’y a pas non plus de progrès. On est dans une période de crispation, et il est vrai que, depuis quelques mois, on est très vigilants. À la moindre erreur, on sait qu’on se fera taper sur les doigts », confie le directeur de publication d’un magazine économique. Le journaliste Driss Ksikes est plus catégorique. Pour lui, « il y a une évidente régression. D’ailleurs, les journalistes recommencent à s’autocensurer ». Même si les peines de prison ferme sont de moins en moins nombreuses, les amendes ne cessent de s’alourdir et pénalisent gravement les publications. « Le pouvoir a substitué aux rapports de force traditionnels des moyens de contrôle périphérique », estime le politologue Mohamed Tozy. Boycott publicitaire, pression économique, rachat de titres : le contrôle par l’économie est devenu une arme redoutable.

Pourtant, tous reconnaissent que le Maroc est mieux loti que la plupart des autres pays arabes. Benchemsi estime même qu’il n’y a plus de « lignes rouges » et que les journalistes peuvent parler de tout, à condition d’y mettre les formes. Mais les contours de cette liberté sont mal définis, et les journalistes ne sont jamais à l’abri d’un retour de flamme. Pour Mohamed El Brini, un vétéran de la lutte pour la liberté de la presse, « ce gouvernement a adopté des positions provocatrices et il [lui] semble moins réceptif aux droits de la presse que le gouvernement Jettou. Les journalistes ont le sentiment de n’avoir aucun interlocuteur avec qui négocier ».

Débat national

Alors que le dialogue entre médias et pouvoir semble rompu, les députés s’échinent à jouer le rôle de médiateur. Les groupes parlementaires du Parti Authenticité et Modernité (PAM), de l’Istiqlal et de l’USFP ont pris l’initiative de lancer, le 28 janvier, un débat national sur le thème « Médias et société ». Le 1er mars, une instance ad hoc, présidée par le professeur en communication Jamal Eddine Naji et composée de parlementaires, de représentants du Syndicat national de la presse marocaine, de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (Fmej) et du ministère de la Communication, a commencé à auditionner journalistes et associations.

Tenues à huis clos, ces séances offrent à tous les acteurs l’occasion de s’exprimer librement et de livrer leur diagnostic. Objectifs : apaiser les tensions, donner des gages de bonne volonté et, surtout, faire des propositions concrètes dans un livre blanc qui sera remis au gouvernement et rendu public à la fin d’avril, au terme des auditions.

Mais chez les journalistes, c’est le scepticisme qui prévaut. « Ce débat ne sert à rien parce que ce ne sont pas les bons interlocuteurs », assène Benchemsi, qui n’a d’ailleurs pas souhaité y participer. Beaucoup regrettent que les médias ne puissent pas dialoguer directement avec les ministères concernés, c’est-à-dire la Justice, la Communication ou l’Intérieur. Ils craignent que les journalistes ne soient davantage l’objet que le sujet du débat. « Ce débat est un coup de com. Ce n’est pas au Parlement que les choses vont se régler. Pis, on risque de valider les lignes rouges en voulant “normer” notre profession », regrette Ksikes. « Ça a le mérite d’exister… mais ça ne donnera rien », ajoute un autre. Les journalistes sont d’autant moins enthousiastes qu’ils rechignent à débattre tant que l’un des leurs est en prison. « On ne peut pas discuter dans ces conditions. Il faudrait d’abord une amnistie générale », estime Ksikes.

« Un journal a été fermé illégalement, il y a un journaliste en prison. Ce dialogue a été lancé parce qu’il y a une crise et que nous devons nous sortir de ce pétrin », se défend Khalil Hachimi, patron de la Fmej. Pour lui, ce débat est surtout l’occasion de dépasser les problèmes éthiques et politiques pour se pencher sur la question de la mise à niveau des entreprises de presse. « Tant que les journalistes travailleront dans des entreprises sous-capitalisées et sous-équipées, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils exercent leur profession au mieux », explique Hachimi. La fragilité financière des groupes de presse et leur mauvaise gestion les rendent d’autant plus vulnérables face au pouvoir.

Pour sécuriser la carrière, plusieurs pistes ont été évoquées. La Fmej réclame notamment un cadre social plus protecteur et une meilleure gestion de la part des patrons de presse. Elle a aussi demandé que les charges sociales et fiscales qui pèsent sur les entreprises soient allégées. « On est un peu dans la situation de la presse européenne à la fin du XIXe siècle, explique Tozy. Les marges de liberté sont réelles, les titres se multiplient, mais l’absence de règles tant économiques que déontologiques crée un grand désordre. Aujourd’hui, lancer un journal est devenu une entreprise rentable. Du coup, le secteur attire de nombreux opportunistes qui s’improvisent journalistes. » Il suffit de s’arrêter devant un kiosque pour constater la multiplication des titres à la ligne éditoriale douteuse et dont la durée de vie est souvent limitée.

La création d’un véritable statut du journaliste, qui viendrait couronner une formation en bonne et due forme, est également à l’étude. Pour l’instant, le Maroc n’abrite qu’une seule véritable école, l’Institut supérieur de journalisme, à Rabat. Soupçonnés d’être corrompus, de préférer le scandale qui fait vendre à la recherche de la vérité, les journalistes n’ont pas… bonne presse auprès de l’opinion. Mais les plus scrupuleux d’entre eux ont beaucoup de difficultés à bien exercer leur profession dans la mesure où les pouvoirs publics rechignent encore à collaborer avec eux. « La liberté de la presse existe, mais il faut reconnaître un droit à l’information, c’est-à-dire permettre aux journalistes d’accéder à l’information et de la diffuser », estime El Brini. Avec une diffusion de 400 000 exemplaires par jour, contre 4 millions en Algérie, l’impact de la presse reste de toute façon minime, et les journalistes sont loin de jouer le rôle de quatrième pouvoir.

Arrestation de Driss Chahtane, de l'hebdomadaire Al-Michaal, auteur d'un article sur la santé du ro

Arrestation de Driss Chahtane, de l’hebdomadaire Al-Michaal, auteur d’un article sur la santé du roi.
© AIC PRESS

Peines disproportionnées

Dans les procès intentés à la presse, la justice est la cible de toutes les critiques. On reproche aux juges de traiter ces affaires comme n’importe quel dossier, sans prendre en compte le caractère particulier des délits de presse. Nombre de procès ont par ailleurs été entachés de vices de procédure ou de non-respect des droits de la défense, les juges maîtrisant mal le code de la presse. En février, le ministre de la Justice a d’ailleurs envoyé huit magistrats à Paris pour suivre un stage à la 17e chambre, spécialisée dans le droit de la presse.

Les magistrats se sont également vu reprocher la sévérité de leurs sentences par rapport aux faits reprochés. Le 30 juin 2009, le journal Économie Entreprises a été condamné, en appel, à verser une amende de 5,9 millions de dirhams ! Le mensuel avait publié, à tort selon la justice, une brève de six lignes dans laquelle il affirmait que la société Primarios, qui appartient au holding royal, surfacturait ses produits. « Contrairement à ce que l’on croit, la justice n’est pas la main du pouvoir. Elle a plutôt tendance à anticiper les humeurs des autorités », explique Tozy. Les juges sont d’ailleurs souvent désavoués, le roi graciant la plupart des journalistes condamnés. Ce qui alimente un peu plus la confusion…

La liberté de la presse est un acquis que ni les journalistes ni l’opinion publique ne sont aujourd’hui prêts à abandonner. Mais son usage et sa défense requièrent de chaque partie, médias, pouvoirs publics et justice, qu’elle assume pleinement ses responsabilités. Encore immature, mal structuré, fragile financièrement, le secteur de la presse doit se réformer en profondeur s’il veut pouvoir jouir au mieux de ce droit. Face à l’intransigeance des autorités et à la sévérité des juges, la seule réponse possible est un respect scrupuleux des règles de déontologie. Mais, comme ailleurs, l’erreur fait partie du métier de journaliste : elle peut être punie par la justice, mais la peine doit alors être proportionnelle à la faute. Depuis dix ans, les autorités s’enorgueillissent de la liberté dont jouissent les médias, tout en continuant de refuser la critique ou le débat contradictoire. Des défauts dont ne sont pas exempts les journalistes eux-mêmes. Qu’ils le veuillent ou non, justice, médias et gouvernement vont devoir s’accorder s’ils veulent vraiment affermir la liberté de la presse et enraciner dans le royaume ce principe fondamental de la démocratie. 

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