Polémique : les patrons étrangers sont-ils trop nombreux ?
Français, Sénégalais, Américains, Marocains… De nombreux étrangers sont à la tête des fleurons de l’industrie du pays. Enquête sur ces entreprises qui « importent » leurs dirigeants.
Il y a trop d’étrangers à la tête des grandes entreprises du pays. C’est l’avis du député d’opposition Jean Michel Nintcheu (Front social démocrate, SDF), qui, mi-mars, a déposé une proposition de loi visant à instaurer la préférence nationale dans le recrutement des dirigeants et du personnel des grandes entreprises. Camrail, Camair-Co, Campost, Socapalm, Heveca, Cimencam, « et j’en passe » ; la liste dressée par le député est longue. Elle relève, selon lui, d’une « ségrégation quasi institutionnalisée » dont sont victimes les élites camerounaises.
Dans le cadre du mouvement de privatisation amorcé dans les années 1990, des appels aux investissements ont été lancés, notamment dans les services : distribution de l’eau, télécommunications, électricité, transports. L’entrée de capitaux extérieurs, tout comme les contrats de sous-traitance conclus avec des groupes étrangers, s’accompagne souvent de la nomination de dirigeants non nationaux. C’est le cas notamment de la gestion du réseau hydraulique, assurée depuis 2007 par le consortium marocain Onep-Ingema-Delta Holding. Celui-ci est dirigé au Cameroun par Abdellah Allouche, ainsi devenu directeur technique de la Camerounaise des eaux (CDE).
Les derniers exemples en date ont relancé la polémique : la nomination par décret présidentiel, le 1er mars, du Français Hervé Béril à la tête de Campost, dans le cadre d’un contrat qui délègue pour une durée de deux ans la gestion des services postaux camerounais à Sofrepost (filiale du groupe français La Poste), et celles, en février, du Néerlandais Alex Van Elk et de l’Autrichien Gustav Baldauf, respectivement à la direction générale et à la direction des opérations de Camair-Co, la nouvelle compagnie aérienne nationale.
L’arrivée de ces directeurs généraux et autres cadres importés a fait grand bruit. Au moment où le pays célèbre le cinquantième anniversaire de son indépendance, les Camerounais acceptent de moins en moins bien de voir la gestion de leurs services publics confiée à des Occidentaux ou à d’autres Africains. Mais la polémique n’est pas seulement affaire de symboles. Alors que le chômage touche de nombreux cadres et diplômés, certains attendent de l’État qu’il préserve l’emploi des nationaux. Et qu’il montre l’exemple aux entreprises privées, qui font elles aussi les yeux doux aux managers étrangers, comme le groupe Spectrum Television (STV), dirigé par le Sénégalais Mactar Silla.
Proposition de loi
Cadres coiffés au poteau par des candidats étrangers ou simples citoyens outrés de voir des fleurons nationaux passer sous la coupe d’un « non-national », les mécontents sont légion.
La tendance au protectionnisme, d’ailleurs, n’est pas isolée sur le continent. Au Zimbabwe, une loi adoptée en 2007 et entrée en application le 1er mars prévoit que, d’ici à cinq ans, les compagnies étrangères ayant un capital supérieur à 500 000 dollars [370 000 euros, NDLR] devront transférer 51 % de leurs parts à des Zimbabwéens. En Tanzanie, l’entrée en vigueur du marché commun au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), prévue pour juillet 2010, inquiète et suscite le débat sur la protection des travailleurs nationaux, concurrencés notamment par des immigrés kényans.
Surfant sur la grogne générée par la présence d’étrangers aux postes clés au Cameroun, Jean Michel Nintcheu remet au goût du jour le thème populiste de la préférence nationale. Manœuvre électorale à l’approche du scrutin présidentiel de 2011 ? « Question de bon sens, rétorque-t-il. Aujourd’hui, plus de la moitié des sociétés camerounaises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards de F CFA [30,5 millions d’euros, NDLR] par an sont dirigées par des personnes n’ayant pas la nationalité camerounaise. On confie des entreprises stratégiques à des directeurs généraux étrangers au motif qu’ils sont plus compétents que nos compatriotes. Pourtant, ces derniers sortent, eux aussi, des meilleures écoles de France ou des États-Unis ! »
Sa proposition de loi vise toutes les grandes entreprises publiques et privées, nationales ou étrangères, et comporte trois desiderata. Primo : toute entreprise dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 20 milliards de F CFA et toute entreprise dans laquelle l’État est actionnaire doivent être dirigées par un Camerounais. Secundo : l’effectif d’employés étrangers dans ces entreprises ne peut excéder 15 %. Tertio : les exploitations minières ne peuvent être concédées qu’aux entreprises à capitaux nationaux ou aux joint-ventures dans lesquels les entreprises camerounaises sont majoritaires.
Chantal Eloundou, responsable du bureau des cadres au Fonds national de l’emploi (FNE) à Yaoundé, se réjouit de cette proposition de loi. Elle déplore la priorité trop souvent donnée aux étrangers : « Il faut donner des opportunités aux Camerounais, car ils sont les mieux placés pour sauvegarder les intérêts du pays. D’ailleurs, pour ce qui est des directeurs généraux, on sait bien que la nomination d’étrangers n’est pas un gage d’efficacité. Au Cameroun, on a de l’excellence, on a du potentiel, il faut s’en servir ! »
Besoin d’une révolution
Reste alors à savoir pourquoi les entreprises locales et étrangères préfèrent les expatriés aux cadres locaux, qui, pourtant, leur reviennent généralement moins cher. La formation et la qualité des diplômes sont-ils en cause ?
Pour Jean-Pierre Okalla Ahanda, créateur du cabinet de conseil Okalla Ahanda & Associés, « le diplôme ne compte que pour un tiers dans les compétences. Pour gérer une entreprise, il faut d’autres capacités, forgées au cours d’un cursus. C’est là que le bât blesse. La progression des carrières n’est pas rationnelle. J’accuse moins les diplômes que les passe-droits, les “promotions canapés” et tout ce qui fait que les entreprises ne produisent plus assez de gens de grande valeur », sans compter l’interférence de la politique dans le management, « qui laisse souvent penser qu’un Camerounais résistera moins bien aux pressions politiques ou corruptrices qu’un étranger. Il faudrait donc revenir à une culture de la performance. Mais pour cela, il faudrait une révolution ! » s’exclame Jean-Pierre Okalla Ahanda. Faute de quoi ce n’est pas une loi qui, selon lui, réglera le déséquilibre, et, en tout cas, pas la proposition de loi de Jean Michel Nintcheu, qu’Okalla Ahanda estime inapplicable, notamment pour les firmes étrangères. « Vous imaginez des Américains qui voudraient acheter une société locale et à qui on dirait : “Vous ne pouvez pas choisir vos dirigeants” ? Ce serait rédhibitoire. »
Même son de cloche du côté du Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam). « Cette proposition de loi est une anecdote, estime Olivier Behlé, président du syndicat patronal. Je n’imagine pas un instant que des députés puissent l’adopter, alors que nous sommes dans une phase de recherche d’investissements. C’est contraire à la libéralisation de la gestion, comme au sens de l’Histoire ! » S’il semble difficile d’imposer aux entreprises et aux investisseurs étrangers la nationalité de leurs directeurs, serait-il envisageable en revanche d’instaurer un quota de personnel local, notamment chez les cadres ? « Cette disposition en faveur des nationaux existe déjà dans la législation, souligne Noé Momha, spécialiste du droit des entreprises à Cameroun Audit Conseil (CAC). Quand une entreprise étrangère veut recruter, elle doit soumettre au ministère du Travail un organigramme de la société, qui décrit la distribution des postes en termes de “nationaux” ou d’“étrangers”. Le dossier peut théoriquement être rejeté. Le problème est que, dans la pratique, c’est rare. Si les textes existants étaient appliqués, la dérive actuelle n’existerait pas. »
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