L’écrivain et le kamikaze

À l’instar du « Terroriste n° 20 », d’Abdullah Thabit, les romans traitant de l’islamisme et des maux de la société saoudienne sont de plus en plus nombreux. Malgré la censure.

Affiche de terroristes recherchés par les autorités saoudiennes, marché de Djeddah. © AMR NABIL/SIPA

Affiche de terroristes recherchés par les autorités saoudiennes, marché de Djeddah. © AMR NABIL/SIPA

Publié le 21 avril 2010 Lecture : 5 minutes.

C’est l’histoire d’un Saoudien qui aurait pu être terroriste. Abdullah Thabit, éditorialiste au journal Al-Watan, raconte, dans Le Terroriste no 20, le parcours de Zahi al-Jibali, qui ressemble à ceux des dix-neuf hommes des attentats du 11 Septembre. Né au début des années 1970 à Abha, dans le sud-ouest du royaume, dans une famille de la classe moyenne, le jeune homme subit à l’école secondaire l’influence d’un groupe religieux extrémiste. De 15 à 20 ans, il est totalement dévoué à son « groupe », au point de quitter sa famille et de s’imaginer partir en Afghanistan pour s’entraîner à la guerre sainte. Puis l’intolérance et le sadisme de ses « frères » le poussent à se rebeller…

Ce livre marque un tournant dans la littérature saoudienne. Pour la première fois, un écrivain décrit de façon précise et minutieuse l’embrigadement intellectuel des jeunes par les « groupes de conscientisation », leur emprise sur les principales écoles et facultés saoudiennes et l’islamisation du pays. Le 11 septembre 2001, Abdullah Thabit est « effaré » : quinze des dix-neuf hommes impliqués dans les attentats sont saoudiens. Et l’un des terroristes, Ahmed al-Nami, vient même de sa ville natale…

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De la naissance à la mort

« L’histoire de mon personnage principal est basée sur des faits réels, et c’est l’histoire non pas d’un seul homme mais de toute une génération qui a étudié après 1979, explique l’écrivain. Les gens, surtout les jeunes, sont à la recherche d’une identité. Ils ont besoin de donner un sens à leur vie. Si vos parents, votre communauté ou votre pays ne vous l’offrent pas, et c’est le cas dans de nombreux pays arabes, vous allez le chercher ailleurs. Les groupes terroristes, eux, vous en donnent un… » Édité au Liban et en Syrie en 2006, le livre n’est pas vendu officiellement en Arabie saoudite, mais il y a été lu : « Il a déclenché de nombreuses réactions parce qu’il met en lumière nos problèmes, de l’intérieur », précise Abdullah Thabit, qui a reçu à la fois des mails d’encouragement et des menaces de mort…

Le terroriste n°20, d’Abdullah Thabit,
Actes Sud-Sinbad, 192 pages, 19 euros.

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Le premier roman à traiter des attaques du 11 Septembre a été celui de l’écrivain et analyste politique Turki al-Hamad, 56 ans, connu pour ses pavés jetés dans la mare littéraire saoudienne. Le Souffle du paradis (2005), qui explore la vie et les pensées de quatre terroristes, n’est jamais entré dans le pays… Idem pour le dernier livre de Yousef al-Mohaimeed, Les colombes ne volent pas à Bouraydah, dont l’action se passe dans un fief radical. Pourquoi tous ces romans, aujourd’hui en Arabie saoudite, traitant de l’islamisme ? « Le 11 septembre 2001 a provoqué l’ouverture de vastes débats sur la culture religieuse et l’enseignement. Des sujets à propos desquels les États-Unis ont formulé des accusations, telles que l’encouragement du terrorisme, l’intolérance, la soumission de la femme », explique un critique littéraire saoudien.

Yousef al-Mohaimeed ajoute : « En Arabie saoudite, tout repose sur la religion, de la naissance à la mort, pour manger et faire l’amour… La plupart des écrivains arabes essaient d’écrire sur le terrorisme pour plaire aux lecteurs occidentaux. Mais c’est difficile de décrire un arbre sans connaître ses racines. Moi, j’essaie de comprendre l’extrémisme religieux en Arabie saoudite de l’intérieur. Je vis à Riyad et c’est vraiment dur car les censeurs sont partout. Mais je suis optimiste pour l’avenir. Avec d’autres écrivains, nous essayons de convaincre le ministère de la Culture de relâcher la pression… » Quant à Abdullah Thabit, il explique : « Écrire est ma façon de faire face au monde… J’ai envie de dire aux gens qui me lisent : “Chantons, dansons, partageons nos opinions !” Je pense qu’il y a une nouvelle génération de Saoudiens, plus ouverts, connectés par internet et les satellites, qui vont changer le pays… »

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Héritiers d’Abdul Rahman Mounif, le plus grand romancier du pays (privé de sa nationalité en 1963, il a passé la fin de sa vie en exil et est décédé en 2004), Yousef al-Mohaimeed (45 ans) et Abdullah Thabit (36 ans) représentent aujourd’hui une nouvelle génération d’écrivains qui ose décrire les maux de la société saoudienne. Ils participent à la régénération d’une scène littéraire en ébullition : de 50 à 100 romans sont publiés chaque année depuis 2006, contre 5 à 10 à la fin des années 1990.

Succès des livres iconoclastes

Une scène littéraire étonnamment marquée par des plumes féminines, dans un pays qui force les femmes à « être transparentes », comme l’écrit Abdullah Thabit. La pionnière, Leïla al-Juhni, publie en 1998 Paradis aride, qui évoque un avortement et sera couronné par le prix littéraire de l’émirat de Sharjah. Puis c’est le raz-de-marée des Filles de Riyad, de Rajaa Asanea, en 2005, un Sex and the City (toutes proportions gardées) à la saoudienne. D’autres écrivaines ont émergé récemment, publiées par Saqi (maison d’édition beyrouthine, également implantée à Londres) : Hani Naqshabandi qui, dans Ikhtilas, met en scène une trentenaire de bonne famille criant sa détresse psycho­logique, sentimentale et sexuelle. Saba al-Hirz (c’est un pseudonyme) aborde, dans Les Autres, la marginalité des chiites en Arabie saoudite et livre au lecteur des scènes d’amour explicites entre femmes… Enfin, Warda ‘Abdel-Malik (toujours un pseudonyme), dans Le Retour, professe le droit aux Saoudiennes de disposer de leur corps.

Ces écrits traduisent l’importance des mutations que vit la société saoudienne aujourd’hui, prise en tenaille entre la censure omniprésente de la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice (la police religieuse) et une mondialisation inévitable. « La société saoudienne est soumise à un ensemble de règles et de valeurs religieuses imposées quotidiennement au citoyen », analyse Hamza al-Gazaz, du site internet rasid.com. « Pour autant, la société ne correspond que très relativement aux préceptes religieux. La croissance économique, le développement humain et les données sociologiques sont en total décalage avec les discours et les grands idéaux au nom desquels le régime a été instauré… »

C’est sans doute ce décalage qui explique le succès de ces livres iconoclastes. « La sensibilité de la société a changé. Certains romans vendus aujourd’hui n’auraient même pas été publiés il y a encore dix ans », note Abdulaziz Alsebail, professeur de littérature moderne à l’université King Saud. « Je pense que la littérature saoudienne a gagné en maturité ces dix dernières années, dans tous les genres, affirme Yousef al-Mohaimeed. Les romanciers de la génération précédente écrivaient de l’extérieur. Moi, j’écris de l’intérieur, sur mon peuple et nos souffrances. Les étrangers trouvent nos romans extraordinaires parce qu’ils ne connaissent pas notre société. Les Saoudiens, eux, savent que nous écrivons la vérité. »

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