Présidents musicalement élus
Hommes politiques ou intellectuels… Le rappeur sénégalais Didier Awadi élit ses « Présidents d’Afrique » dans un album original qui met en musique les discours de Nkrumah, Fanon, Senghor. Et bien d’autres encore.
Après les présidents démocratiquement élus, voici les présidents « musicalement » élus ! Ils ont fait leur entrée en scène… le 1er avril. C’est très sérieux. Avec son nouvel album, Présidents d’Afrique, le rappeur sénégalais Didier Awadi donne une seconde vie à ceux qu’il considère comme des héros, qu’ils soient hommes politiques ou hommes de lettres. « Il y a des chefs d’État, et des gens que j’ai élevés à ce rang car leur valeur et leurs qualités personnelles auraient pu faire d’eux des présidents », explique l’artiste, qui veut initier une réflexion sur l’état et le devenir de l’Afrique au moment où dix-sept pays du continent fêtent le cinquantenaire de leur indépendance. Il propose ainsi vingt et un titres pour revisiter un demi-siècle d’histoire à travers les discours de Kwame Nkrumah, Léopold Sédar Senghor, Frantz Fanon, Martin Luther King et beaucoup d’autres. Comme Sékou Touré…
« Je suis conscient de l’horreur du camp Boiro et des dérives du régime de Sékou Touré. Mais il a eu le courage de dire non à la France, au moment où beaucoup tremblaient devant de Gaulle. Il a été un défenseur du panafricanisme et a soutenu des mouvements de libération. S’il est devenu le monstre qu’on dit, c’est en partie à cause de la France, qui a alimenté sa paranoïa. Un peu comme pour Robert Mugabe aujourd’hui », justifie le pionnier du rap africain, Prix RFI Musiques du monde 2003.
Autre surprise : la présence du premier président sénégalais. Le poète Léopold Sédar Senghor, académicien adulé dans les milieux littéraires, est diversement apprécié dans le hip-hop, où la négritude est davantage comprise comme la création d’une élite intellectuelle noire pas vraiment révolutionnaire. Néanmoins, pour l’enfant terrible du rap, Senghor et ses compagnons écrivains ont défendu la cause des Noirs à une époque où le racisme et la répression ne laissaient guère de place à l’expression. « Il n’a peut-être pas vécu comme un Africain, mais il a été courageux, précise Awadi. Je ne juge pas l’Histoire. Je veux présenter le meilleur de chacun, donner aux générations à venir des repères et des valeurs solides… »
Positive Black Soul
S’est-il assagi pour autant ? Pas sûr. Dans Présidents d’Afrique, les textes engagés côtoient les discours de ses héros. Qu’il fustige l’absence de libre circulation des personnes, le pillage économique ou encore la dépigmentation de la peau, il reste égal à lui-même.
L’aventure a débuté en 1994. Le 10 mai, Awadi suit à la télévision la prestation de serment de Nelson Mandela. Vient alors l’idée de mettre en musique ses paroles. Un an plus tard, il sort avec son groupe Positive Black Soul le morceau « Président d’Afrique » (Salaam), dédié à Mandela. Mais ce n’est que quelques années plus tard, alors que Radio France Internationale (RFI) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA) éditent la série « Afrique, une histoire sonore, 1960-2000 », que se produit le déclic.
« Les voix étaient si puissantes ! Elles donnaient du sens et de la valeur aux discours. J’ai eu envie de les mettre en musique, puis de monter un spectacle multimédia, et enfin de faire un film. » Ce dernier sera présenté lors de la sortie internationale de l’album, prévue en mai en France. Il comporte images d’archives et témoignages. Depuis 2005, Awadi, qui se déplace partout avec un studio mobile et un technicien, a interrogé pas moins de 300 personnes, sommités et anonymes, dans plus de quinze pays. Même l’ex-président sénégalais, Abdou Diouf, a accepté le face-à-face avec son ancien accusateur.
Plusieurs musiciens d’Afrique et de la diaspora ont aussi participé à l’enregistrement. Tata Pound du Mali, Smockey du Burkina, Lexxus Legal de la RD Congo, Maji Maji du Kenya, Tiwony de la Guadeloupe… Musicalement, ça donne des émotions et des couleurs variées.
Awadi a longtemps été perçu comme un adepte du « rentre dedans ». Dans les années 1990, alors que le régime socialiste de Diouf était à l’agonie, il ne ratait jamais une occasion de fustiger les « voleurs de la République ». À partir de 2000, après s’être donné un bref temps d’observation, comme la majorité des Sénégalais qui venait de porter au pouvoir Abdoulaye Wade, ses critiques ont volé de plus belle. Entre scandales financiers, « dérives monarchiques » et émigration clandestine, il a eu de quoi se mettre sous la dent.
Joug colonial
Parfois virulent, mais jamais vulgaire, Awadi tient de ses parents enseignants une éducation rigoureuse. Et de son goût pour la lecture (Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon, Ahmadou Kourouma…) une culture générale solide et une belle plume. Alors qu’il aura 41 ans le 11 août prochain, il fait désormais figure de sage. D’ailleurs, des personnalités comme l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane (L’Aventure ambiguë, Julliard 1961), l’ancienne ministre malienne de la Culture Aminata Dramane Traoré, qu’il appelle « Tantie », ou encore le philosophe congolais Théophile Obenga n’hésitent pas à l’accompagner dans ses projets. Les deux premiers ont assisté à la présentation de l’album, le 1er avril, et salué son combat pour l’Afrique.
Mais si l’artiste vient de lancer son « album de la maturité », il n’envisage pas de se taire pour autant. Les sociétés « en manque de repères et les gouvernements, dont beaucoup ne se sont pas défaits du joug colonial », sont toujours dans son collimateur. « Le franc CFA, Colonie française d’Afrique, et la présence militaire française en sont la preuve », dit-il. C’est sans aucun doute pourquoi Présidents d’Afrique, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne fête pas les indépendances. « Je ne suis pas là pour faire la bamboula, mais pour initier une réflexion à partir des leçons de nos aînés », clame l’artiste.
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