Le temps des femmes

Banquières, patronnes, manageuses… Les femmes d’affaires sont de plus en plus nombreuses en Afrique. Enquête sur une nouvelle génération qui montre que le pouvoir économique se conjugue aussi au féminin.

 © Séverine Assous pour J.A

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Publié le 21 avril 2010 Lecture : 7 minutes.

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Le temps des femmes

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Voix qui porte, démarche chaloupée mais énergique, Réki Moussa n’y va pas par quatre chemins : bien sûr qu’elle gagne plus d’argent que son mari ! Bien sûr, aussi, qu’elle ne porte pas son nom. Monsieur étant un homme politique connu au Niger, cela pourrait la « bloquer » dans ses affaires. Et les affaires de cette plantureuse matrone en boubou blanc ne sont pas rien.

À 38 ans, Réki Moussa règne sur la moitié du marché de la microfinance à Niamey. Son trône : Asusu SA, 130 employés, 200 000 clients, un capital de 3,5 millions d’euros (détenu, notamment, par deux fonds d’investissement), un encours de crédit de 6,15 millions d’euros. Cette banque, elle l’a créée en juillet 2008 après avoir fondé une association menant des activités identiques. Pour plus de rentabilité, elle a finalement opté pour la société anonyme. « La structure associative ne nous permettait pas de lever des fonds à moindre coût », explique-t-elle, un œil sur son BlackBerry.

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PDG en talons aiguilles

Fille de colonel, ingénieure de formation, Réki Moussa a commencé en 1995, battant la brousse nigérienne au volant d’un 4×4 – « pour une femme, c’était mal vu » – pour proposer aux plus pauvres des produits de crédit et d’épargne. Elle se souvient : « On me disait que j’étais rêveuse. Moi, j’étais sûre que ça marcherait. » Quinze ans plus tard, elle multiplie les « missions », passe à la télévision, paie les meilleurs cours du soir à sa fille et finance les études supérieures de son fils. La gamine qui posait trop de questions – « on m’appelait la journaliste » – a réussi. Enfin, pas encore assez à son goût : elle veut implanter Asusu SA au Burkina, au Mali et au Sénégal.

En ce début de XXIe siècle bercé par la litanie des catastrophes – les marchés se dérèglent, les fossés entre riches et pauvres se creusent, la planète a trop chaud –, il y a peut-être une bonne nouvelle : Réki Moussa n’est pas un cas unique en Afrique. Au Togo, au Sénégal, en RD Congo, au Cameroun, en Tanzanie, en Ouganda, au Maroc, en Égypte, des entreprises privées sont dirigées par des PDG en talons aiguilles, qui parlent business plan, brassent des millions, voire des milliards, et ne confondent pas un bilan avec un compte de résultat. Dans chaque pays du continent on trouve un, deux, voire trois modèles, ici dans l’agroalimentaire, là dans les travaux publics.

Petite révolution

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Avec Maria Ramos, à la tête d’Absa Bank – filiale de Barclays –, ou Tina Eboka, directrice de Standard Bank – première banque du pays –, l’Afrique du Sud, de son côté, a ouvert la voie. Hors Afrique australe, quelques grandes compagnies continentales donnent le la. Au sein du groupe panafricain Ecobank, basé à Lomé, 33 % des managers sont des femmes, et deux directeurs exécutifs sur six, des directrices.

Début d’une petite révolution ? C’est sûr. « Hormis la femme commerçante, il y a vingt ans, il n’y avait pas de femmes d’affaires en Afrique », selon Marie Delphine Ndiaye, juriste et présidente de la Commission genre au Conseil économique et social sénégalais. À l’époque, en Afrique de l’Ouest, les femmes indépendantes qui se sont enrichies par leur labeur sont surtout incarnées par les « Nana Benz », ces vendeuses du marché de Lomé, illettrées mais rusées, qui avaient fait fortune dans le commerce de pagnes imprimés en Hollande et affichaient leur réussite au volant d’une Mercedes… Pour le reste, les affaires « nobles » – industrie, banque, conseil, immobilier – étaient interdites au deuxième sexe. Sa place : les champs, le marché et les fourneaux, ou, suprême consécration, quelque ministère du Genre ou de la Condition féminine. L’entrepreneuriat et toute autre forme de responsabilité économique digne de ce nom, hors secteurs informel et public, étaient réservés aux mâles.

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Une force d’avenir

En vingt ans, les lignes ont – lentement mais sûrement bougé. Un consensus a fini par s’imposer : l’implication des femmes dans tous les rouages de la machine économique, même les plus sensibles, est indispensable au continent. « C’est axiomatique, dit Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement (BAD). Il y a 500 millions de femmes en Afrique, qui réalisent 80 % du travail agricole. Elles constituent une force d’avenir. Le continent ne peut avancer franchement sans elles. »

Une autre vérité est désormais admise, même par les hommes : les CEO (chief executive officers) en tailleur (ou en boubou) sont meilleures gestionnaires que les hommes. Moins corruptibles, moins corruptrices, plus prévoyantes, plus partageuses… Dans un couple, elles sont fourmis quand leur époux est cigale. FinMark Trust, une coopérative sud-africaine œuvrant pour l’accès des plus pauvres aux marchés financiers, a réalisé un sondage au Rwanda sur les motivations des emprunts bancaires : 8 % des femmes interrogées déclarent avoir contracté un prêt pour l’éducation des enfants, quand aucun des hommes n’apporte cette réponse.

Parfaite preuve par l’exemple, le Sommet économique des femmes africaines (co-organisé par la BAD), qui s’est déroulé les 19 et 20 mars dernier à Nairobi, auquel ont participé près de 150 businesswomen. Du matin au soir, les ateliers se sont enchaînés autour de thèmes comme « reconstruire le secteur financier en prenant en compte les femmes ». Ces dames n’avaient pas fait le voyage pour croquer des petits fours et serrer la pince de leurs consœurs. Assidues, voire zélées, elles n’auraient manqué une minute des discussions sous aucun prétexte, rognant sur les pauses déjeuner, prenant consciencieusement des notes, posant des questions.

Ces femmes d’affaires à la tête de fleurons de l’économie formelle sont cependant des pionnières. «En finance par exemple, je peux les compter sur mes dix doigts », dit Graça Machel, l’épouse de Nelson Mandela, qui a fondé, en 2009, New Faces, New Voices, un réseau de professionnelles de la finance visant à faire une meilleure place aux femmes dans les instances de direction des entreprises. Alors, les clichés font de la résistance face à la nouveauté. « Il y a autre chose que la petite coiffeuse et la petite couturière membres d’une coopérative ! » s’agace la présidente de la Fédération des femmes entrepreneures et femmes d’affaires de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), la Togolaise Candide Bamezon-Leguede.­ Cette dernière nourrit un rêve : voir, un jour, « une femme à la tête d’une grande entreprise industrielle qu’elle aurait elle-même créée ».

Préjugés et méfiance

Son vœu se réalisera sûrement, mais après-demain plutôt que demain. Entre préjugés, doutes et méfiance, celles qui ont créé leur affaire ou atteint le sommet d’une entreprise ont dû sinuer à travers un parcours d’obstacles, que leurs diplômes ne leur ont pas permis d’éviter. Les banquiers claquent plus souvent la porte au nez des femmes. Ils leur font moins confiance, donc ils leur prêtent moins. Partout en Afrique, elles sont d’ailleurs moins bancarisées que les hommes. « Au Rwanda, il y a à peine quinze ans, une femme ne pouvait ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de son mari », rappelle Donald Kaberuka, rwandais. Conséquence : la plupart des femmes d’affaires démarrent avec leurs fonds propres.

Certaines sont découragées avant d’avoir osé. Jacqueline Bisimwa est présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprise en RD Congo. Une forte tête que cette petite dame qui a élevé seule les cinq enfants d’une sœur décédée. Mais quand, en 1995, elle a créé à Kinshasa les établissements Stephy-Mondo, une société de services aux entreprises qui compte onze employés, elle n’a même pas osé solliciter un banquier : « Je ne voulais pas m’endetter, on ne sait jamais, un problème pouvait survenir qui m’aurait empêchée de rembourser. » Aujourd’hui, elle veut monter une usine de fabrication de papier. Encore une fois, une bonne partie de ses économies ira dans le capital. « Les femmes manquent de confiance en elles, dit Candide Bamezon-Leguede. Elles ne pensent pas pouvoir aller au-delà d’un certain seuil et s’autocensurent. Du coup, elles manquent de modèles qui les inspirent, c’est un cercle vicieux. »

Epoux complexés

À défaut d’inspiration, elles peuvent trouver le soutien de leur époux. Mais il est rare. Sous le couvert de l’anonymat, une patronne célèbre dans son pays raconte que son premier mari n’a pas supporté de la voir dans les avions et les journaux, ni de savoir que son compte bancaire se garnissait plus que le sien. Il a demandé le divorce et, aujourd’hui, vit avec les enfants. « Il avait des complexes », pense celle qui « ne regrette rien ». Réki Moussa, elle, explique que, dans les milieux simples, les époux sont dans un premier temps satisfaits de voir Madame gagner sa vie. Ce second salaire paie les frais de la maisonnée et permet à l’époux de moins trimer. « Mais dès que ce salaire permet l’autonomisation des femmes, ça se corse, et la plupart renoncent à aller plus loin », poursuit la Nigérienne.

Avec l’adversité, les défricheuses africaines des affaires deviennent des conquérantes, des dures à cuire. « Ce qui m’a beaucoup inspirée, ce sont les défis, dit, comme beaucoup d’autres, Réki Moussa. Là où on pensait que ça ne marcherait pas, je voulais démontrer que c’était possible. » Féministes avec ça ? Rarement. « Nous ne sommes pas dans la revendication, explique Leila Mokaddem, chef de division à la BAD. Exiger que les femmes soient présentes à tous les niveaux de décision, c’est une question de rationalité économique, c’est tout. » Elles sont donc peu nombreuses à réclamer la discrimination positive. « On n’en veut pas, dit Marie Delphine Ndiaye. Sinon, on va dire “elle a eu ce poste cadeau” ! »

Mais toutes sont persuadées que si la banque Lehman Brothers s’était appelée Lehman Sisters la crise financière n’aurait pas eu cette ampleur. Auront-elles l’occasion d’enrayer la prochaine ?

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