Somalie, la mort au quotidien

En exil, l’écrivain Nuruddin Farah reste un fin observateur de son pays natal. Dans son nouveau roman, il raconte la vie sous la menace des balles, à Mogadiscio.

Couverture d' »Exils » de Nuruddin Farah. © D.R

Couverture d' »Exils » de Nuruddin Farah. © D.R

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 15 avril 2010 Lecture : 6 minutes.

Près de vingt ans après la chute du dictateur militaire Siad Barré (1919-1995), la Somalie n’a pas réussi à établir un État de droit, ni même un État stable. Les Américains s’y sont cassé les dents en 1992-1993 lors de l’opération « Restore Hope », l’armée éthiopienne a quitté le pays après l’avoir occupé entre 2006 et 2009, et le gouvernement national de transition n’a quasi aucun pouvoir de contrôle sur un territoire où règnent en maîtres les chefs de guerre et les milices islamistes. Exilé depuis la fin des années 1970, l’écrivain Nuruddin Farah (65 ans) s’efforce, depuis, de maintenir son pays en vie grâce à la magie de l’écriture. Auteur reconnu dans le monde entier pour des textes comme Née de la côte d’Adam, Territoires ou Du lait aigre-doux, lauréat du prestigieux prix Neustadt, Farah s’intéresse tout particulièrement aux relations de pouvoir au niveau national, au sein de la famille, entre les clans et les sexes. Exils, son nouveau roman, vient tout juste d’être traduit en français aux éditions du Serpent à plumes (388 pages, 21 euros). Mieux qu’un article de presse ou qu’un documentaire de télévision, son texte souvent sombre permet de savoir à quoi ressemble le quotidien des Somaliens. En voici quelques bonnes feuilles.

L’une des plus anciennes ­villes d’Afrique au sud du Sahara, Mogadiscio­ avait connu des siècles de conflits, armée sur armée, toutes aussi dévastatrices les unes que les autres. Les Arabes étaient arrivés, ils s’étaient implantés sur la péninsule, avaient développé le commerce tout en propageant la foi islamique ; les Italiens leur avaient succédé, puis les Russes et plus récemment les Américains, survoltés, à la gâchette facile. Mogadiscio connaîtrait-elle jamais la paix ? Ses habitants retrouveraient-ils un jour ce bien précieux ?

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Jeebleh avait le cœur gros de visiter sa ville bien-aimée, défigurée. Devant lui s’étendait Mogadiscio, refuge d’êtres partageant une terrible misère. Une terre vouée à la ruine, abandonnée. Un pays au destin tragique, dilapidé par des fous insatiables de richesse et de pouvoir. Quel saccage !

« Quel effet ça fait de vivre en ville ? demanda Jeebleh.

– Le danger a son odeur, répondit Af-Laawe. Le problème c’est que, entre l’instant où on le flaire et celui où survient la mort, il est trop tard.

– Que veux-tu dire ?

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– Le danger, je le sens, c’est tout.

– Je ne comprends pas. » Jeebleh n’attendit pas la réponse, mais aperçut les trois jeunes armés d’un fusil qui, plus tôt, avaient monté la garde auprès de lui ; le trio chuchotait, ricanait, tout en jetant des coups d’œil vers une passerelle d’embarquement.

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« Qu’est-ce qu’ils mijotent ? dit Jeebleh.

– J’ai saisi des bribes de leur conversation. Ils faisaient des paris.

– Sur quoi ?

– Les jeunes brigades armées de notre ville s’amusent à choisir une cible sur laquelle ils tirent au jugé, chacun son tour. C’est un sport, un jeu pour tromper l’ennui.

– Et c’est à ça qu’ils jouent en ce moment ?

– Je pense.

– On ne peut rien faire ?

– Pourquoi prendre des risques ?

– Il faut que quelqu’un leur parle.

– À ta place, je resterais tran­quille ! »

Jeebleh n’avait pas eu le temps de réagir qu’un coup de feu retentit. Une femme poussa un cri, ce fut la confusion générale. De là où se tenait Jeebleh, il aurait été difficile de reconstituer les faits, mais presque aussitôt quelqu’un expliqua ce qui s’était passé : le pilote de l’Antonov, un Texan, avait offert à la femme, une passagère, de l’aider à porter ses valises jusque dans l’appareil, elle l’avait suivi sur la passerelle. Peut-être le tireur avait-il visé le pilote qui, par chance, avait esquivé le danger. À moins que la lenteur avec laquelle la femme et ses enfants gravissaient les marches n’ait fait d’eux des cibles. Quoi qu’il en soit, la première balle avait atteint le fils aîné. Au bas de la passerelle, ce fut la panique. Deux des jeunes braquèrent leur arme, prêts à tirer sur quiconque aurait osé s’approcher d’eux ou tenté de les désarmer. Figés sur place, tous se taisaient, effrayés.

Les trois jeunes ne se sentaient plus d’aise, ils se félicitaient à grandes tapes dans la main, complimentaient le tireur. Pendant ce temps, la femme et l’enfant qui lui restait hurlaient. Les jeunes se déplaçaient face à la foule, par crainte d’une balle dans le dos. Ils se hissèrent dans une fourgonnette qui fila à toute allure dans une traînée de poussière. La foule s’approcha de la passerelle où gisait, dans une mare de sang, le corps de l’enfant de dix ans.

« Ce ne sont plus des anges, dit Shanta, ils ne l’ont jamais été, et ils sont redevenus ce qu’ils étaient, des Américains. À la minute où ils ont eu recours à des forces disproportionnées, tuant de façon inconsidérée d’innombrables Somaliens innocents. »

Bile ajouta que, dès l’instant où ils avaient débarqué et commencé à faire leur cirque pour le bénéfice du journal TV là-bas chez eux, on avait compris qu’ils n’étaient pas venus accomplir l’œuvre de Dieu.

« Dans ce cas, pourquoi sont-ils venus ? » demanda Seamus. Comme personne ne répondait, il exposa sa théorie selon laquelle si cela avait si mal tourné pour les Yankees, c’était parce qu’avec eux tout était ou tout noir ou tout blanc, qu’ils ne comprenaient ni ne respectaient les autres cultures, n’avaient pas trois sous d’imagination, ne se mettaient pas à la place des autres. L’incompétence de leurs services secrets n’avait pas arrangé les choses, ils arrivaient partout insuffisamment préparés, n’y connaissant rien aux us et coutumes du pays. Il mentionna l’effondrement de l’Union soviétique et de l’ex-Yougoslavie­, l’invasion du Koweït par l’Irak et la désintégration de plusieurs États fragiles dans diverses parties du globe.

« Ils sont venus montrer au monde entier qu’ils pouvaient imposer la paix rien qu’en pointant le nez en Somalie, tout comme ils avaient imposé la guerre rien qu’en pointant le nez dans le Golfe. Ils sont venus ici pour établir ostensiblement la paix, en flagrant contraste avec leur effort de guerre partout ailleurs. L’Irak et la Somalie avaient un point commun, ils étaient parfaits pour des programmes télé. Nom de Dieu, ils en ont sué, mais ils n’ont jamais perdu de vue leur objectif, le spectacle aux heures de grande écoute – il se tourna vers Jeebleh. Je suis d’accord avec toi, qu’est-ce qui te fiche en rogne ?

– As-tu remarqué qu’au moindre coup de fusil, les oiseaux perchés sur les fils téléphoniques s’envolent, paniqués ? demanda Jeebleh, après réflexion.

– Ah ! oui ? Bile semblait intéressé.

– Mais quelques secondes plus tard, poursuivit Jeebleh, tu constateras que beaucoup reviennent se poser sur la même ligne ou une autre qui lui ressemble étrangement ?

– Où veux-tu en venir ?

– Les Américains n’auraient jamais dû permettre à des miliciens armés de regagner leurs repaires. Ils auraient dû les désarmer dès leur arrivée, à l’époque où leur puissance armée faisait encore peur aux milices. Ils envoyaient des messages contradictoires aux chefs de guerre et s’accrochaient à cette idée de “zéro mort, zéro blessé”. On peut dire qu’ils avaient perdu leur objectif.

– Qui sait si cette boucherie face à laquelle se sont trouvés les Américains, totalement impuissants, n’a pas favorisé l’inconstance de leur politique sur le terrain ? suggéra Shanta.

– Il y a eu un autre problème, dit Bile. […] En premier lieu, les forces américaines n’ont pas réussi à définir la vraie raison de leur venue en Somalie, peu après la guerre du Golfe. Cela n’a jamais été clair. À la télé, on vous montrait les “bons” Américains, qui venaient de flanquer une raclée au méchant Saddam. Avec leur douzaine de bébés affamés dans les bras et en arrière-plan le centre de ravitaillement, vous auriez dit une carte postale ! »

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