Le business lucratif de l’identité électronique

Le 1er avril, les passeports numériques ont été lancés dans les États membres de l’organisation de l’aviation civile internationale. Avec, en Afrique, de beaux contrats à la clé pour les acteurs du secteur.

Au 1er avril, de nombreux Africains ont dû passer du passeport classique au numérique. © MAXPPP

Au 1er avril, de nombreux Africains ont dû passer du passeport classique au numérique. © MAXPPP

JAD20220711-Tribune-RDC-Gécamines-StéphaneBallong Stéphane Ballong
© Vincent Fournier pour JA

Publié le 15 avril 2010 Lecture : 5 minutes.

Mardi 30 mars, dans le 16e arrondissement de Paris. Plus d’un millier d’Algériens vivant en France prennent d’assaut le consulat de leur pays pour demander le renouvellement de leurs titres de voyage. À l’origine de cette affluence inhabituelle, l’appel, la veille, des autorités aux titulaires des documents arrivant à expiration à entreprendre des démarches avant le 1er avril 2010, date d’inauguration du passeport biométrique algérien. Comme l’Algérie, les 190 États membres de l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci), parmi lesquels de nombreux pays africains, ont obligation, depuis le 31 mars 2010, de ne délivrer que des passeports numérisés. C’est-à-dire des documents contenant une puce électronique sur laquelle sont enregistrées les données d’état civil de la première page, ainsi que la photo d’identité du titulaire. Et ce nouveau titre de voyage devrait progressivement faire place au passeport biométrique en 2015. Mais de nombreux pays (Algérie, Côte d’Ivoire, Ghana, Togo…) ont décidé de passer directement au passeport biométrique. « Ce dernier, explique Eric Billiaert, de Gemalto (le leader mondial de la carte à puce), est un passeport numérique qui contient, en plus de l’état civil et de la photo, les empreintes digitales numérisées et éventuellement celle de l’iris de son détenteur. »

Adoptée en 2005, notamment sous la pression des États-Unis, engagés dans une croisade antiterrorisme depuis le 11 septembre 2001, la recommandation de l’Oaci vise à lutter contre les usurpateurs d’identité et à améliorer la sécurité aux frontières (terrestres et aéroportuaires). En attendant le retrait définitif de la circulation, à l’horizon 2015, des passeports traditionnels, l’arrivée de la nouvelle génération de titres de voyage, jugée infalsifiable par ses défenseurs, offre surtout des opportunités d’affaires juteuses aux entreprises internationales spécialisées dans le stockage de données sur cartes à puce. Selon les prévisions du cabinet américain International Biometric Group (IBG), le marché de la biométrie qui couvre tout le secteur de la sécurité électronique, devrait passer, au niveau mondial, de plus de 3 milliards de dollars en 2009 à plus de 9 milliards en 2014. Et cette croissance­ sera notamment tirée par l’activité d’identification des personnes (passeport et autres pièces d’identité numérisées…) et celle de la sécurisation des frontières. L’Afrique est l’une des principales régions qui contribueront le plus à cette embellie, le secteur commençant à se stabiliser en Europe. D’ailleurs, les sociétés internationales ont mis le cap sur le continent pour décrocher des contrats. « Nous avons décidé d’accorder une grande place à l’Afrique dans nos activités « people ID » car, outre les recommandations de l’Oaci, les accords sous-régionaux (en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale) qui imposent le passeport biométrique dès cette année sont autant de facteurs qui vont contribuer au développement de ce marché sur ce continent », affirme Ronny Depoortere, vice-président de Zetes Pass, la société belge spécialisée dans les services et solutions de l’identification des personnes et des biens.

la suite après cette publicité

Coût supérieur de 60 %

En 2008, Zetes a décroché en Côte d’Ivoire un contrat pour la production des passeports biométriques du pays. De type BOT (Build, Operate and Transfer – « fabriquer, opérer et transférer »), l’accord est évalué à 60 millions d’euros sur quinze ans et permet à la société de se rémunérer sur la commercialisation de sa production. Fin 2009, le groupe a fabriqué sur place avec ses partenaires – Imprimerie nationale de France et Société nationale d’édition de documents administratifs et d’identification ivoirienne (Snedai, détentrice de la concession) – environ 120 000 passeports pour un objectif initial de 200 000 unités par an. Une contre-performance que Ronny Depoortere explique par le démarrage difficile de la production, lié à la situation sociopolitique tendue dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Mais Zetes entend monter en cadence pour atteindre les quelque 2 millions d’unités prévues sur quinze ans. De source ivoirienne, sur les 40 000 F CFA (61 euros) que coûte désormais le passeport (+ 60 % par rapport au précédent tarif), 25 000 F CFA vont à l’État, Snedai et Zetes se partageant les 15 000 F CFA restants. Fort de cette présence en Côte d’Ivoire et de son expérience dans les opérations d’enrôlements électoraux en RD Congo et au Togo (lire encadré), le groupe belge vise de nouveaux marchés sur le continent. Aux côtés de son partenaire Snedai, il serait en discussion avec la Guinée équatoriale pour la fabrication du passeport biométrique de ce pays pétrolier d’Afrique centrale.

Dans cette partie du continent, le groupe belge n’est pas le seul à nourrir des ambitions. Le français Oberthur Technologies, un des leaders du secteur, qui détenait déjà en Afrique plusieurs contrats pour les passeports traditionnels, négocie avec certains gouvernements pour conserver ces marchés. Sollicité par Jeune Afrique, le groupe a refusé de communiquer sur ses projets sur le continent. Mais d’après nos informations, l’Éthiopie, le Gabon et la RD Congo en font partie. Cependant, le premier contrat officiel du groupe Oberthur pour la fabrication de passeports biométriques pourrait être conclu en Algérie. En contact avec les autorités de ce pays depuis 2008, la société française a, selon un de ses porte-parole, « accompagné » Alger dans l’acquisition des équipements servant à la fabrication des premiers passeports biométriques algériens. L’Algérie affirme avoir investi plus de 25 millions d’euros dans cette phase du processus. Le marché n’a pas encore été attribué, et l’appel d’offres en cours pourrait intéresser le canadien Central Bank Note (déjà présent au Togo), le slovaque Innovatrics (au Ghana) ou encore des entreprises sud-africaines…

Soupçons de pots-de-vin

la suite après cette publicité

Autre société présente dans cette course aux nouveaux marchés en Afrique, le groupe malaisien Iris Corporation Berhad, fournisseur de solutions de sécurité globale. Celui-ci a décroché en 2008 un contrat BOT (comme Zetes en Côte d’Ivoire) pour la fabrication du passeport numérisé sénégalais, assurée par sa filiale locale Iris Technology Senegal. Le montant de cet accord n’a pas été communiqué. Mais le gouvernement sénégalais tablait lors du lancement du nouveau titre de voyage, fin 2008, sur des recettes annuelles de plus de 4 milliards de F CFA (6 millions d’euros) et une production annuelle de quelque 2,5 millions d’unités. Iris Corporation Berhad serait en discussion avec le Bénin pour la fabrication du passeport numérisé de ce pays. Mais là encore, les responsables de cette entreprise ont refusé de communiquer sur les premiers bilans au Sénégal et sur leurs ambitions africaines. Aucun chiffre ne circule sur le potentiel réel du marché, mais ce mutisme, dans un secteur souvent éclaboussé par des affaires de corruption, en dit long. Ainsi, en 2009, l’Imprimerie nationale de France, qui a perdu des marchés du passeport traditionnel, est soupçonnée d’avoir versé des pots-de-vin pour décrocher de nouveaux contrats dans plusieurs pays, parmi lesquels le Sénégal. Une information judiciaire est ouverte à Paris depuis juillet 2009. 

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Contenus partenaires