Une revanche posthume
Que reste-t-il de Bourguiba ?
Un nom illustre, quelques clichés, des photos souvent jaunies, une grande artère – les Champs-Élysées de Tunis –, quelques paragraphes dans les manuels scolaires et une pièce de 5 dinars émise en 2003 pour le centenaire de sa naissance (officielle) : voilà en apparence tout ce qu’il reste de Habib Bourguiba. Mais doit-on se fier aux apparences ?
Les jeunes, qui l’ont connu alors qu’il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même – ou qui ne l’ont jamais connu –, témoignent depuis quelques années d’une curiosité empreinte de nostalgie pour la figure du vieux leader. Faten, 25 ans, étudiante en quatrième année de médecine à Sfax, regrette que ses professeurs ne lui en aient pas dit davantage sur le père de l’indépendance : « Nous l’avons abordé une fois en primaire et une deuxième fois en secondaire, dans le cadre de l’histoire du mouvement national. Les cours étaient très événementiels, on nous assénait des dates et des faits, mais ce n’était pas mis en perspective. J’ai eu le sentiment qu’on survolait. Aucun chapitre ne lui est spécifiquement consacré. Du coup, on ignore des pans entiers de son œuvre. »
Omar est urbaniste et a dix ans de plus que Faten. Bourguiba fait partie de ses souvenirs de jeunesse, il l’a même aperçu, enfant, par un après-midi d’été, au stade d’El-Menzah, un jour de finale de Coupe de Tunisie de football. Le raïs, qui a longtemps été président d’honneur de l’Espérance sportive de Tunisie, manquait rarement cet événement. Mais ce n’est que sur le tard qu’Omar s’est piqué de passion pour lui. Grâce à internet. « Beaucoup d’extraits filmés tournent sur le web, et avec des amis nous nous échangeons les fichiers sur Facebook. J’ai été subjugué par le discours du Palmarium, en 1973, quand Bourguiba a infligé une leçon de politique internationale et de réalisme diplomatique à un Kadhafi qui ne savait plus où se mettre. Bourguiba, c’était le verbe au service de l’action. On ne peut qu’admirer la justesse de ses vues sur le problème palestinien. Si le monde arabe avait eu plusieurs leaders de sa trempe, il n’en serait pas là où il en est aujourd’hui, c’est sûr. »
Omar l’urbaniste est loin d’être un cas isolé. Bourguiba est à la mode, très tendance même. On peut voir dans cette exaltation de la figure du père disparu quelque chose qui relève du sentiment de culpabilité : les Tunisiens, ses fils, ont mauvaise conscience. Ils s’en veulent de l’avoir oublié après sa mise à l’écart, en 1987, et jusqu’à sa mort, en 2000. Ils auraient aimé pouvoir lui témoigner une dernière fois leur affection et leur attachement.
"les gens se fixent sur le passé pour ne pas affronter le présent"
Cette revanche posthume a le don d’énerver la photographe Sofia Baraket, 27 ans : « Aujourd’hui, Bourguiba est mis à toutes les sauces. Les gens l’invoquent en permanence pour essayer de se convaincre que “c’était mieux avant”, que les Tunisiens étaient plus polis, moins mal élevés, que les femmes fumaient moins, s’habillaient mieux, que le peuple lisait et se cultivait… Ce n’est peut-être pas complètement faux, mais les gens se fixent sur le passé pour ne pas affronter le présent et l’avenir. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe maintenant et ce qui va se passer demain ou après-demain. Et ça, curieusement, personne n’en parle… »
Sélim Ben Hassen a un peu moins de 30 ans et une filiation indirecte avec le zaïm (« leader »). Jeune avocat, il a fait ses études secondaires au collège Sadiki, comme son illustre parent. Il se définit comme un citoyen fidèle à l’esprit de Bourguiba plus qu’à sa personne : « La plupart du temps, les gens n’ont qu’une connaissance assez superficielle de Bourguiba et du bourguibisme. De son œuvre, ils retiennent l’indépendance, l’émancipation de la femme et un discours sur la Palestine. Ils ont une vision idéalisée et romantique du personnage, gommant volontiers la face sombre, l’autoritarisme. Bourguiba est devenu un mythe. D’une certaine manière, c’est réconfortant, car on avait tenté de l’occulter. Mais c’est surtout dommage, car on passe à côté du message bourguibien, qui reste d’actualité : l’idée que l’on peut combattre la fatalité par la volonté, que la Tunisie peut et doit se mettre au diapason du progrès et de la modernité, que le développement passe par l’éducation. »
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