Une certaine idée de la Tunisie
L’émancipation des femmes, la scolarisation obligatoire, l’ouverture aux entreprises étrangères, le dinar… Le Combattant suprême a tracé avec précision les contours d’une nation moderne. Un visage qui n’a pas pris beaucoup de rides.
Que reste-t-il de Bourguiba ?
Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Bourguiba ce qui est à Bourguiba. Décédé le 6 avril 2000 à l’âge de 99 ans (officiellement, il est né en 1903, mais il reconnaissait lui-même qu’il s’agissait plutôt de 1901), Habib Bourguiba est le « père » de l’indépendance de la Tunisie. Bachelier en 1924, il poursuit ses études supérieures en sciences politiques et en droit à Paris. De retour au pays, le jeune avocat s’inscrit au barreau de Tunis et ne cessera de lutter – avec pour seule arme son verbe – contre la colonisation française. Tribun hors pair, il galvanise les foules, ce qui lui vaut condamnations, emprisonnement et exil. Mais jamais il ne baissera les bras ni ne courbera l’échine.
En 1934, il donne un nouveau souffle au combat pour l’indépendance en provoquant une scission au sein du Destour (« Constitution »), un parti « archaïque », pour fonder son propre mouvement, le Néo-Destour.
Contre l’avis des extrémistes de son propre camp, adeptes du « tout ou rien », il accepte, en 1955, l’autonomie interne, laquelle aboutira à l’indépendance, le 20 mars 1956. Il accepte aussi, en vertu de sa théorie de la « politique des étapes », d’être Premier ministre dans un régime monarchique (celui du Bey). Mais fort de son aura, le libérateur de la Tunisie fait adopter, dès août 1956, le code du statut personnel, qui libère la femme tunisienne du carcan des traditions et de la tutelle de l’homme. Moins d’un an plus tard, en juillet 1957, il fait abolir la monarchie pour instaurer la République. Candidat évidemment unique à la magistrature suprême, il est élu, le 8 novembre 1959, président de la République avec plus de 99 % des suffrages, ce qui n’offusque alors personne.
En 1958, il avait lancé un nouveau combat, « suprême » celui-là : sortir la Tunisie du sous-développement. N’étant pas économiste, ni même intéressé par cette matière, il choisit des hommes compétents pour la mise en place des premiers piliers du développement économique et social : le pays quitte la zone franc et bat sa propre monnaie, se dote d’une banque centrale puissante et indépendante du gouvernement, ainsi que des premières banques commerciales et d’investissement dans le tourisme, le commerce, la pêche, les transports… Il instaure l’éducation et la santé gratuites pour tous.
Ne pas nier l’histoire
Sans ces piliers structurels, sans ces hommes et femmes qui ont dirigé, planifié et modernisé le pays, la Tunisie telle qu’on la voit aujourd’hui n’aurait jamais pu exister, ni s’épanouir. La négation de ce qui a été patiemment construit sous l’ère Bourguiba (1956-1987) ne dit certes pas son nom. Mais elle est bien réelle : une simple exposition de la philatélie montre qu’on a fait l’impasse sur trente années de timbres, dont plusieurs portaient l’effigie de Bourguiba ; l’historique même du parti au pouvoir banalise la période de lutte pour l’indépendance, Bourguiba étant cité parmi tant d’autres figures plus ou moins obscures ; enfin, les organisations bâties sous le règne du Combattant suprême occultent une bonne partie de leur propre existence en redémarrant leurs activités sous une nouvelle appellation.
Tout le monde – et surtout l’Histoire – retiendra que la scolarisation obligatoire, c’est Bourguiba ; que la création du dinar tunisien, c’est encore lui ; que c’est sous son gouvernement que le premier accord d’association avec l’Union européenne a été signé, en 1969 ; que c’est son Premier ministre, Hédi Nouira, qui a décrété, dès 1972, l’ouverture aux entreprises étrangères ; que c’est aussi sous son règne que les grands projets « structurants » – barrages, port de plaisance de Kantaoui, autoroutes, aménagement du lac de Tunis, métro léger, etc. – ont été lancés.
Bourguiba a su faire confiance à des hommes, tenter l’expérience socialiste dans les années 1960, changer radicalement de cap en optant pour le libéralisme, reconnaître ses propres erreurs et celles de son gouvernement (comme le doublement du prix du pain en décembre 1983, qui provoqua une révolte populaire et auquel il renonça immédiatement).
Bourguiba a été un bâtisseur. Pendant son long règne, la démocratie n’a pas été une priorité. Loin de là. À ses yeux, la priorité était ailleurs. L’analphabétisme et la pauvreté touchaient trois Tunisiens sur quatre. Ce qu’il a fait, ce que ses gouvernements successifs ont réalisé grâce à une planification maîtrisée (depuis 1961), tout cela a permis à la Tunisie d’être aujourd’hui un pays émergent. En 1987, le taux de pauvreté avait été ramené de 75 % à 8 % de la population (il est désormais autour de 3 %) et le revenu moyen par habitant multiplié par dix (et depuis par cinq). De même, les exportations par tête – 10 dinars en 1956 – avaient été multipliées par presque trente (et depuis 1987 par dix). Enfin, l’espérance de vie à la naissance a augmenté de vingt ans entre 1957 et 1987, et de dix ans depuis.
Bourguiba a enregistré des succès, mais aussi des échecs, dont le plus grave est de ne pas avoir su quitter à temps un pouvoir qu’il ne pouvait plus maîtriser. Mais le plus remarquable dans son règne, c’est qu’il ne s’est jamais enrichi. Autant il aimait les honneurs, autant il méprisait l’argent et les biens matériels.
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