Abdoulaye Wade, de l’opposition au pouvoir
Au pouvoir depuis 2000. « J’ai toujours cru en mon étoile. »
Sénégal, la leçon de Dakar
Apparemment, il y a deux Wade. Celui d’avant 2000, et celui d’après. L’opposant Wade des années 1980-1990 force le respect. Dès 1974, il enfonce la porte du multipartisme. Rusé, il réussit à convaincre Senghor de le laisser créer un parti de « contribution », qui deviendra vite la machine de guerre que l’on sait. « C’est un lièvre », dit alors Senghor (ndombor, en wolof). Sous le régime Diouf, il paie de sa personne. Deux fois, aux élections de 1988 et 1993, il revendique la victoire, sans doute avec raison. Deux fois, il est emprisonné à Rebeuss. Et le 19 mars 2000, au terme d’une longue marche de vingt-six ans, l’avocat fait triompher le Sopi (« changement », en wolof). On dit souvent que cette alternance doit beaucoup à Diouf, le gentleman qui a su accepter la défaite contre l’avis de sa propre famille politique. Elle n’aurait pas eu lieu non plus sans l’opiniâtreté et la volonté exceptionnelle de l’enfant de Kébémer.
Libéral convaincu
Après la victoire, l’homme paraît changer du tout au tout. En 2005, il fait enfermer à Rebeuss son propre fils spirituel, Idrissa Seck, pour de supposées malversations. La procédure aboutira à un non-lieu. L’élection de 2007 ressemble à un passage en force. Un de ses conseillers confie : « À la régulière, il n’aurait pas gagné dès le premier tour. » En novembre dernier, il contraint le président de la Commission électorale nationale autonome (Cena) à la démission. Et sa gestion des deniers de l’État n’est pas des plus transparentes. En 2007, il se fait rappeler à l’ordre par la Cour des comptes : quelque quatre cents marchés ont été attribués sans appel d’offres. En septembre dernier, il offre une valise de billets (100 000 euros plus 50 000 dollars) à un représentant du FMI. Le Sénégal se serait bien passé de cette publicité…
Alors y a-t-il deux Wade ? Attention aux caricatures de l’opposition. L’ex-opposant n’a pas tourné dictateur ! Tout n’est pas transparent, mais le parti au pouvoir a reconnu sa défaite aux municipales de 2009. La presse a subi des agressions, mais les journaux et les enquêteurs comme Abdou Latif Coulibaly jouissent d’une liberté d’expression inégalée en Afrique de l’Ouest. Quant aux promesses du candidat Wade, certaines – et pas des moindres – ont vu le jour. La production agricole (riz, arachide) a augmenté, le taux de scolarisation est passé de 75 % à 90 %, les partenaires se sont diversifiés (l’Inde dans le phosphate, les Émirats dans le transport aérien ou le port de Dakar, les Chinois dans le BTP, etc.), l’autoroute Dakar-Diamniadio est en voie d’achèvement, et le futur aéroport Blaise-Diagne en chantier. L’un des plus grands déçus du « wadisme », l’ex-Premier ministre Moustapha Niasse, reconnaît lui-même qu’il y a « quelques avancées dans les infrastructures ». Et le Wade bâtisseur peut demander à bon droit : « Qu’est-ce que mes prédécesseurs ont construit ? »
Contrairement à son image d’homme brouillon, Wade a de la suite dans les idées. Depuis toujours, c’est un libéral convaincu. Certes, à l’origine, il s’est sans doute placé sur la droite de l’échiquier politique parce que Senghor en occupait la gauche. Mais, comme Houphouët, il n’a jamais cru aux vertus de l’économie dirigée ou du protectionnisme. Dès les années 1980, il a ferraillé crânement contre le socialisme dominant. Sa fascination pour les États-Unis n’est pas une lubie. Sa vieille amitié pour le Français Alain Madelin non plus.
Un lien charnel avecles électeurs
Ce credo libéral, Wade l’a toujours défendu avec aplomb. « Il n’a jamais tort, il ne se trompe jamais », persifle Moustapha Niasse. « Il sait tout mieux que tout le monde, ajoute l’un de ses ex-conseillers. Un jour, pour traduire un texte en anglais, il a fait venir à son bureau l’un des interprètes les plus chers de Dakar. Eh bien, lui qui parle très mal anglais n’a pas hésité à contredire l’interprète sur plusieurs mots ! »
Aujourd’hui, cette belle assurance se heurte au problème Karim. À bientôt 84 ans, Wade a une obsession : laisser une trace dans l’Histoire. D’où ce monument de la Renaissance africaine qui fait tant jaser. Pour porter cet héritage, « Gorgui » (« le vieux », en wolof) cherche un successeur… et n’en trouve pas. « J’ai regardé. Ni dans mon camp ni dans l’opposition je n’ai vu quelqu’un à ma hauteur pour me succéder », a-t-il lâché un jour. Va pour la morgue. Mais, faute de dauphin, il ne voit plus qu’un homme pour lui succéder, son fils biologique. Et il fera tout pour arriver à ses fins. À la présidentielle de 2012 – s’il n’est pas lui-même candidat – ou à la suivante.
L’échec de Karim aux municipales de Dakar ? Qu’importe ! Aussitôt, le président met en place un dispositif de reconquête des électeurs. Dès avril 2009, il place son fils à la tête d’un superministère, et ouvre les bras au fils spirituel, Idrissa Seck, qui rentre au bercail. Salut l’artiste ! Ce retour de Seck est un chef-d’œuvre de tactique « wadienne ». Pendant quelques mois, Wade laisse dire que, dix ans après, Seck pourrait retrouver sa place d’héritier. Il le ferre, mais ne lui confie aucune charge. Aujourd’hui, Seck ne peut plus repartir sans déboussoler ses électeurs. Il est piégé. Restent… les électeurs précisément. Ce sont eux qui ont fait Wade. C’est avec eux que ce grand tribun a tissé un lien charnel (Ah ! Les meetings du Sopi…). Wade et le peuple, c’est une histoire unique au Sénégal. Senghor et Diouf inspiraient le respect. Wade suscite la ferveur. Mais si le fils s’enferre, et si le père s’entête, « Gorgui » pourrait bien rater sa sortie.
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