Les zones économiques spéciales peuvent-elles transformer l’Afrique ?
À l’instar des dragons asiatiques, les pays africains multiplient les créations de zones économiques spéciales pour développer leur industrie. Une stratégie qui a déjà été expérimentée sur le continent… avec un succès mitigé.
« La clé de notre industrialisation ! » C’est ainsi que Mekonnen Manyazewal, le ministre éthiopien de l’Industrie, a qualifié en mars la première zone économique spéciale (ZES) que le pays s’apprête à inaugurer vers la fin juillet. Bole Lemi Industrial Zone est aménagée près d’Addis-Abeba, sur 156 ha, pour un coût de 49 millions de dollars (38 millions d’euros). Son objectif est hautement stratégique : d’une part, attirer, grâce à des avantages fiscaux, des manufacturiers des secteurs agricole, pharmaceutique et textile dont les produits à valeur ajoutée seront destinés à l’exportation ; et d’autre part, créer des emplois. D’après le ministre, des sociétés sud-coréennes et chinoises ont pris contact avec le gouvernement. Le fabricant chinois de chaussures Huajian Group s’est quant à lui déjà installé dans la zone industrielle de Dukem, un autre parc détaxé en construction près d’Addis-Abeba. Il entend y investir jusqu’à 2 milliards de dollars dans de nouvelles usines dans les prochaines années.
En 2011, l’enthousiasme était le même lors de l’inauguration, en grande pompe, de la ZES de Nkok, près de Libreville, au Gabon. Et là aussi, les attentes sont grandes : « Pour la première phase, qui couvre 1 126 ha répartis entre zones industrielle, commerciale et résidentielle, 62 clients ont à ce jour confirmé leur présence. Mis bout à bout, leurs projets représentent 1,7 milliard de dollars d’investissements directs étrangers [IDE] », affirme Gagan Gupta, son directeur général. À la clé, la création de 9 000 emplois directs.
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Délocalisation
Institutions internationales et analystes sont de plus en plus nombreux à estimer que le développement de cadres favorables au secteur manufacturier léger (intensif en travail), en favorisant une délocalisation de certaines activités de l’Asie vers l’Afrique, est une piste très prometteuse pour l’industrialisation du continent. Les dragons asiatiques (la Chine, la Corée du Sud ou encore Singapour), qui proposent aujourd’hui leurs expertises aux pays africains, se sont eux-mêmes industrialisés en attirant les firmes occidentales dans des ZES installées sur leurs territoires. L’Éthiopie et le Gabon ne sont pas les seuls à se lancer dans cette politique. Le Congo, Djibouti, la RD Congo, la Tanzanie, le Nigeria, le Sénégal et bien d’autres travaillent sur des projets similaires. Reste que ces zones ne sont en réalité pas une nouveauté en Afrique.
Dans les années 1980, lorsque le modèle économique de ces pays, basé sur l’exportation des matières premières, a montré ses limites avec l’effondrement des cours, les États africains ont été nombreux à créer ce type de zones franches, avec pour objectif de diversifier leurs économies. En 2009, on en dénombrait ainsi une centaine sur l’ensemble du continent, selon le secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO).
Isabelle Ramdoo : « La perte de compétitivité est la rançon du succès »
Quelles sont les raisons de la réussite de la zone franche de Maurice ? Et pourquoi s’essouffle-t-elle aujourd’hui ?
Chargée de mission à l’European Centre for Development Policy Management (ECDPM), à Maastricht (Pays-Bas), Isabelle Ramdoo a été économiste au ministère mauricien du Développement économique de 2000 à 2006.
Jeune Afrique : Comment expliquez-vous le succès de la zone franche mauricienne ?
Isabelle Ramdoo : Il y a eu un ensemble de facteurs. D’abord l’arrivée, dans les années 1980, d’un gouvernement qui a une vision et une vraie politique industrielle. Ensuite, nous avons saisi l’aubaine qu’offrait l’adoption à cette même époque de l’accord multifibre mettant en place des quotas pour les gros pays exportateurs de textile comme Hong Kong, Taïwan et la Chine, qui, pour contourner ce dispositif, sont allés s’installer dans des zones franches à l’étranger.
Pour quel bilan ? Plutôt décevant. L’île Maurice (lire interview ci-contre) et le Maroc, avec sa zone franche de Tanger, font figure d’exceptions. Après une tentative sans succès dans les années 1970, Tanger Free Zone a en effet réussi à s’imposer comme l’un des plus importants pôles d’activités du Maghreb à partir de 1993. Plus de 500 entreprises y sont actuellement implantées et y emploient plus de 50 000 personnes. Le pays vient même de lancer une nouvelle zone franche, Tanger Automotive City, spécialisée dans l’industrie automobile, près de l’usine Renault inaugurée début 2012. Son objectif : attirer les fournisseurs étrangers du constructeur français.
Échecs
Mais en dehors de ces deux pays, les autres économies qui ont opté pour ce modèle se sont très peu diversifiées et leur tissu industriel est toujours quasi inexistant. En Afrique de l’Ouest, le cas du Sénégal est le plus patent. « À 15 km de Dakar, la zone franche de Mbao, la plus ancienne au sud du Sahara, apparaît même comme l’archétype de l’échec en la matière », écrit le CSAO dans une récente étude réalisée en partenariat avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). D’après l’organisme, les activités menées dans cette zone ne présentent qu’une très faible valeur ajoutée. Résultat : une quinzaine d’entreprises seulement s’y sont installées et à peine un millier d’emplois ont été créés. En 2007, le pays a tenté de rectifier le tir en mettant en place, avec l’appui de la Jebel Ali Free Zone Authority de Dubaï, un nouveau projet de ZES près du nouvel aéroport Blaise-Diagne. Montant de l’investissement : 800 millions de dollars, avec pour objectif la création de 40 000 emplois après cinq ans d’activité (et 100 000 emplois indirects). Mais depuis, le projet peine à avancer. Au Togo, si la zone franche, créée en 1990, représente aujourd’hui la moitié des emplois du secteur secondaire, avec une dizaine de milliers de salariés, ce chiffre reste encore loin des 100 000 emplois visés à terme.
Principale raison de l’échec de la première génération de ZES, leur modèle basé sur la substitution des importations. « L’objectif d’une zone franche est avant tout d’augmenter les exportations pour créer plus de richesses et compenser le manque à gagner créé par les avantages fiscaux accordés aux entreprises. Ce qui est bien évidemment difficile lorsqu’on cible notamment les marchés nationaux, qui sont en général restreints », explique l’économiste mauricienne Isabelle Ramdoo, qui souligne aussi le manque de spécialisation sectorielle de la plupart des zones franches africaines. Pourtant, soutient Gregor Binkert, vice-président Afrique de la Banque mondiale, « regrouper les entreprises d’un même secteur dans un même endroit, à l’instar de la Silicon Valley aux États-Unis, permet d’être beaucoup plus compétitif, de favoriser l’innovation et de faciliter la diffusion de l’information ».
Tigre
Gregor Binkert assure qu’« il ne s’agit pas aujourd’hui de reprendre les expériences des années 1970 ou du début des années 1980, qui ont notamment été confrontées à un manque de productivité. Cette nouvelle génération de zones de production [en Afrique subsaharienne] sera différente, avec notamment une ouverture sur le marché des exportations ». Ainsi, au Gabon, où la zone de Nkok est notamment spécialisée dans la transformation du bois et du manganèse (elle accueille aussi l’industrie pétrolière), Gagan Gupta indique que, « selon les produits, le marché sera local, régional ou international ».
Outre la spécialisation et les marchés d’exportation se posent aussi les questions des infrastructures et de l’environnement des affaires. Dans ces derniers domaines, Gregor Binkert se dit optimiste : « À Nkok, une centrale à gaz a été construite et est presque entièrement dévolue à la zone. Des installations ont été mises en place pour le traitement des eaux usées. Enfin, une route, un chemin de fer et une voie fluviale permettent de relier directement la ZES au port d’Owendo. Ce sont là des facteurs clés pour convaincre les investisseurs. » Quand à l’Éthiopie, classée 127e sur 185 pays par le rapport « Doing Business » de la Banque mondiale, elle a bénéficié d’un appui financier de 10 millions de dollars de la Société financière international (SFI) pour améliorer son climat des affaires. Un élément important pour ce pays qui se rêve en « tigre africain ».
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