La Banque mondiale épingle l’Afrique
Pour la première fois dans son rapport annuel sur les indicateurs de développement, l’institution jette un regard sans concession sur un fléau qui gangrène l’économie subsaharienne.
Un iceberg. Image insolite au premier abord tant le lien avec l’Afrique paraît lointain. Et pourtant, c’est bien un bloc de banquise flottant entre deux eaux qui illustre la couverture du rapport 2010 de la Banque mondiale (BM) sur les indicateurs de développement en Afrique. Publié le 15 mars, le document zoome sur un sujet tabou et explosif, avec un titre qui en dit long : « Silencieuse et fatale, la corruption discrète entrave les efforts de développement de l’Afrique. »
Un fléau planétaire que l’institution de Bretton Woods évalue à 1 000 milliards de dollars par an – entre 150 et 200 milliards en Afrique, soit autour de 25 % de son PIB. « Par rapport à d’autres régions du monde, comme l’ancien bloc soviétique, la corruption n’est pas très élevée en montant nominal parce que le continent est pauvre. Mais c’est dans les pays africains que son impact est le plus dramatique », souligne Philippe Montigny, président d’Ethic Intelligence, une agence de certification internationale des dispositifs anticorruption.
Sujet de société brûlant
Dans leur rapport, toutefois, les experts de la BM ne s’attaquent pas à la partie émergée de l’iceberg, la plus visible, qui symbolise la « grande » corruption, celle qui fait régulièrement la une des médias et alimente les procès retentissants de politiciens ou de hauts fonctionnaires, à la suite de marchés publics truqués ou d’exceptions accordées à la réglementation en vigueur en échange de pots-de-vin.
Ils passent en revanche au crible les 90 % immergés du monstre de glace, qui représentent « la corruption discrète » : ces quelques milliers de francs CFA laissés régulièrement aux guichets des administrations, dans un aéroport, à un bureau des douanes ou au bord de la route à des agents des forces de l’ordre. « Lorsque l’on paie une fois, on prend aussi rendez-vous pour la prochaine », relève Philippe Montigny. Avec François Vincke, président de la commission anticorruption de la Chambre de commerce internationale, il vient de réaliser pour le Conseil français des investisseurs en Afrique (Cian) un guide pratique d’une trentaine de pages à destination des chefs d’entreprises et des administrations africaines. Intitulé « Résister aux sollicitations indues dans le domaine fiscal et douanier », il est sous presse et sera publié le 22 mars 2010.
Fruit du hasard, la parution à quelques jours d’intervalle de deux documents sur la corruption prouve que le sujet est dans l’air. « Ce qui me frappe, c’est que la corruption est devenue un vrai sujet de société, on ne l’évoque plus uniquement lorsqu’un scandale éclate. Ce qui est dénoncé aujourd’hui, c’est la corruption qui obscurcit le système politique et l’administration et qui renchérit le coût de la vie pour les citoyens. Ce n’est plus le sensationnel qui fait débat, mais la compréhension d’un phénomène déviant qui nuit à la prospérité de la société », analyse le président d’Ethic Intelligence.
Une pratique liée au pouvoir
Dans les services d’utilité publique (électricité, eau, télécoms), les pertes de distribution et l’insuffisance des recouvrements pratiqués de connivence avec les usagers font perdre 5,7 milliards de dollars à l’Afrique tous les ans. Et la corruption (portuaire, douanière…) augmente le coût de la vie de 10 % à 30 % selon les pays. Les bons élèves sont rares. « Le Botswana, Maurice et le Cap-Vert affichent régulièrement de bons résultats, et le Liberia progresse à grands pas », précise la BM dans son rapport. Et les autres ? Seule l’Afrique du Sud a signé la convention anticorruption de l’OCDE. Adoptée à Maputo en 2003, celle de l’Union africaine est restée lettre morte.
« La corruption, explique la BM, fait partie intégrante de l’économie politique africaine… Elle est intrinsèquement liée à l’exercice du pouvoir. » En particulier lorsque la population d’un pays est très diversifiée d’un point de vue ethnique. « Dans ce contexte, insiste le rapport, de petits groupes (élites) fortement homogènes ont plus de chances de l’emporter et d’imposer des règles leur permettant de manipuler le système en leur faveur… Les élites dirigeantes de régimes peu légitimes considèrent donc la corruption purement en termes d’efficacité politique, c’est-à-dire un instrument de clientélisme qui leur permet de renforcer leur pouvoir politique. »
Et les règles faussées qui se répercutent dans l’ensemble de la société s’accompagnent très souvent de pressions, car la corruption est en Afrique un élément essentiel dans la rémunération des fonctionnaires : elle peut multiplier par dix voire par cent leurs revenus. La refuser, c’est s’exposer à des représailles. Comme ces responsables d’entreprises étrangères à qui l’on a confisqué le passeport pour ne pas avoir répondu aux sollicitations. Comme cette entreprise française victime d’un contrôle fiscal fictif un an et demi seulement après son implantation dans un pays d’Afrique centrale. Ou sa compatriote, basée en Afrique de l’Ouest, qui a été frappée par un redressement fiscal équivalant à trois ans de chiffre d’affaires et que seule l’intervention d’un ministre a permis d’annuler.
Coûts exorbitants
Dans près de la moitié des pays étudiés par la BM (16 sur 35), 50 % des entreprises s’attendent à acquitter des paiements non déclarés « pour faire avancer les choses », contrats, permis et autres services. Au Burkina, au Cameroun, en RD Congo, en Guinée et au Kenya, près de quatre entreprises sur cinq prévoient de procéder à des versements informels pour obtenir des services publics. « Les paiements sont souvent d’un faible montant, mais leur fréquence est telle qu’ils représentent un coût considérable pour les entreprises », indique le rapport. Et de préciser : « La taxe de la corruption, sous forme de prélèvements opérés par les policiers et les douaniers, est considérable en Afrique de l’Ouest. Dans certains corridors, ils représentent de 20 % à 27 % des coûts d’exploitation variables, contre 1 % dans le sud et dans l’est du continent. »
Pour inverser la tendance, le rôle des gouvernants est déterminant. Mais éradiquer le phénomène prendra du temps. Certes, les entreprises des pays occidentaux qui ont signé la convention anticorruption de l’OCDE sont davantage sous pression et peuvent être condamnées par leurs tribunaux nationaux depuis 2006 pour des faits de corruption avérés à l’étranger. Mais la nature ayant horreur du vide, la dynamique s’est déplacée vers les entreprises asiatiques. « Les sociétés chinoises, indiennes ou pakistanaises ne courent aucun risque. Elles ont pris le relais des groupes occidentaux en matière de corruption en Afrique », affirme le président d’Ethic Intelligence.
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