Tragédie sur le Mississippi
François Bourgeon clôt sa série Les Passagers du vent, consacrée à la traite et à l’esclavagisme. Un best-seller, avec 5 millions d’albums vendus depuis 1979. Interview.
Printemps 1863 : la guerre de Sécession fait rage aux États-Unis. À l’ouest du fleuve Mississippi, une grande maison isolée, Lananette. C’est là que Zabo, l’héroïne acquise aux idées du Sud esclavagiste découverte dans le premier épisode de La Petite Fille Bois-Caïman, s’est réfugiée auprès de la vieille Isa, 99 ans.
Aux cinq tomes de la bande dessinée Les Passagers du vent, le Français François Bourgeon en a ajouté deux, qui racontent une seule et même histoire. Un moment dramatique de la vie d’Isa, aventurière éprise de liberté en avance sur son temps. Le second épisode de La Petite Fille Bois-Caïman est une cruelle tragédie et une réflexion plutôt bien menée sur la tolérance.
Dans un contexte de guerre où la question centrale est celle de l’esclavagisme, Isa confie avoir eu une fille avec un esclave noir… et avoue l’avoir fait passer pour sa nièce afin qu’elle soit tolérée dans une société blanche et raciste. Noirs, Blancs, métis, Indiens, riches, pauvres, Bourgeon évoque avec subtilité l’évolution d’une société divisée. Dans le splendide décor des bayous, son trait saisit avec justesse les rapports difficiles et les sentiments mêlés des personnages, alors que menacent la violence et la haine. Rencontre avec François Bourgeon, l’auteur qui a le plus contribué à la prise de conscience de la réalité de l’esclavagisme dans le neuvième art.
Jeune Afrique : Vous êtes l’un des rares bédéistes à aborder de manière aussi réaliste l’esclavagisme, pourquoi ce sujet vous intéresse-t-il autant ?
François Bourgeon : Au début, je n’étais pas particulièrement intéressé par le sujet, c’est venu en travaillant sur Les Passagers du vent. J’ai toujours aimé les bateaux et je souhaitais développer une histoire qui se déroule dans la marine au XVIIIe siècle. J’ai choisi la marine marchande, car je voulais avoir un personnage principal féminin, ce qui n’était pas possible sur les navires militaires. Or quand on s’intéresse à la marine marchande de cette époque, on arrive très rapidement aux négriers. Et là, j’ai découvert la traite, la vie dans les colonies, etc. Je n’étais pas parti pour en parler aussi longtemps, mais une fois que j’ai commencé à mettre le nez là-dedans, je ne pouvais pas ne pas aborder cela sérieusement. C’était trop surprenant.
Pourquoi surprenant ?
Parce que ce passé m’était inconnu comme il l’était de la plupart des gens à l’époque. Vous savez, je suis né dans les années 1940 et, à l’école, par exemple, je me souviens qu’on avait des cours sur les Antilles, sa richesse, mais sur les esclaves, le Code noir, rien ! J’ai ressenti une réelle frustration de voir cette histoire si peu connue et si peu enseignée.
Vous venez de publier La Petite Fille Bois-Caïman, pourquoi cette suite des Passagers du vent vingt-cinq ans après la fin du précédent cycle ?
La thématique de l’esclavage m’était restée à l’esprit, notamment parce que dans la précédente série j’aurais eu besoin d’une vingtaine de pages en plus pour développer les insurrections de Saint-Domingue. Je n’avais pas pu, pour des raisons éditoriales, alors je suis passé à autre chose. Et puis, récemment, la découverte du Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, écrit au XVIIIe siècle par le député français Garan, m’a redonné envie. Je voulais également parler de la Louisiane, qui m’avait marqué lors d’un voyage là-bas, alors j’ai imaginé cette suite des Passagers du vent, qui se déroule en Louisiane au moment de la guerre de Sécession, des dizaines d’années après l’époque de la première série.
Cette fois-ci, le sujet n’est plus la traite mais l’esclavage en Amérique…
Oui, l’esclavage et sa fin. Mais c’est aussi une histoire de transmission entre deux femmes, la jeune Zabo, créole de la Louisiane qui voit venir la fin de l’esclavagisme, et Isa, l’aïeule et héroïne des Passagers du vent qui a connu la traite. Ce sont les deux bouts d’un même personnage et d’une même histoire.
D’où vient ce titre, La Petite Fille Bois-Caïman ?
Je me suis intéressé au Code noir et j’ai découvert une chose qui m’a surpris. Le Code noir était très précis sur le statut des enfants issus d’une relation entre une Noire et son maître. Pourtant, l’inverse n’était pas prévu : une femme blanche qui tombe enceinte d’un Noir, ce n’était pas pensable, et les métis issus de ces relations n’avaient pas d’existence légale. Cette « Petite Fille Bois-Caïman », c’est elle, c’est cette enfant métisse qui n’a pas de nom car elle n’a pas le droit d’exister.
La question du métissage vous intéresse-t-elle ?
Oui, j’ai beaucoup de gens métissés autour de moi, des amis, mais aussi mes petits-enfants, et j’avais envie de parler de ce sujet. Il y aura sans doute de plus en plus de métissage dans les années à venir. Ces cultures qui s’enrichissent et se mélangent, ce sont de merveilleux cadeaux de la vie.
Vous êtes aussi auteur d’une série sur le Moyen Âge, Les Compagnons du crépuscule, et d’une autre de science-fiction, Le Cycle de Cyann, pourquoi des univers aussi différents ?
J’aime me plonger dans des univers qui ne me ressemblent pas. Le décalage par rapport à mon époque me permet de raconter mieux, d’être libre. Si soi-même on ne découvre rien, on n’a pas grand-chose à faire découvrir au lecteur ! On suit un personnage, on visite un pays, une époque, qu’on fait découvrir à travers les yeux du personnage. Dans La Petite Fille Bois-Caïman, Isa ne sait pas qui va gagner la guerre, elle ne sait pas qu’un jour il y aura l’abolition. C’est son point de vue, pas celui d’un historien ou d’un spécialiste.
Depuis trente ans, vous dessinez dans un style réaliste, vous n’avez jamais eu envie de changer de technique ?
Non, autant utiliser ce qu’on sait faire avant tout ! Je ne cherche pas à faire une œuvre originale, je veux avant tout raconter une histoire avec un dessin qui soit aussi narrateur que le texte, sans redondance. Le style réaliste, avec son souci du détail, le permet.
Le cycle des Passagers du vent terminé, quels sont vos projets ?
Continuer Le Cycle de Cyann et, ensuite, j’ai plein de projets mais j’arrive aussi à un où l’on sait que le temps passe vite ! Mais j’ai la chance, avec le succès des Passagers du vent, d’avoir un confort de vie qui me permet d’avoir beaucoup de liberté. Liberté de créer, de dire ce que je veux et même… de ne pas plaire, c’est un luxe !
Pour en savoir plus :
Exposition « Les Passagers du vent » au musée national de la Marine, au palais de Chaillot, à Paris, jusqu’au 3 mai 2010.
Bourgeon, de Christian Lejalé, Imagine & Co, 324 pages, 49 euros.
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