Ali Tounsi : enquête sur un assassinat
Le 25 février, Ali Tounsi, chef de la Direction générale de la Sûreté nationale, est abattu dans son bureau par un proche collaborateur, le colonel Chouïeb Oultache. Portrait de deux hommes liés par une communauté de destin et dont la longue amitié a brutalement tourné court.
Alger, vendredi 26 février. L’ambiance n’est pas à la fête en ce jour de Mouloud, anniversaire de la naissance du Prophète. Nous sommes au cimetière d’El-Alia, panthéon de la guerre de libération où reposent l’émir Abdelkader, père de la nation, Houari Boumédiène, artisan du système qui gouverne l’Algérie indépendante, ou encore Mohamed Boudiaf, figure de la lutte armée contre le colonialisme. La foule qui enterre ce jour-là Ali Tounsi, directeur général de la Sûreté nationale (police), assassiné la veille, est dense et hétéroclite. « Du zawali [citoyen lambda] à l’homme d’État », titre le quotidien arabophone Djazaïr News.
Personnalités politiques, militaires ou économiques, toutes sont venues rendre un dernier hommage à Ali Tounsi. Ahmed Ouyahia et la quasi-totalité de son gouvernement sont là, ainsi que le chef d’état-major et la haute hiérarchie de l’armée. Les mines sont défaites. Yazid Zerhouni, ministre d’État, est effondré. Il a perdu un fidèle collaborateur, qu’il avait recruté en 1962 pour le compte de la Sécurité militaire (SM). Autre présence remarquée, celle de Saïd Bouteflika, frère du président, qui n’était pas apparu en public depuis plusieurs mois. Remplacé au cabinet de la présidence par son cadet, Nacer, Saïd avait été chargé de veiller sur un autre membre de la fratrie, Mustapha, médecin du président, qui était hospitalisé dans une clinique suisse.
Le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni (à dr.) priant devant la dépouille d’Ali Tounsi,
à l’École de police d’Alger, le 26 février 2010 (Zohra Bensemra/Reuters)
De Meknès aux maquis
Le coup est rude. En quelques semaines, le système algérien a perdu deux hommes clés : Larbi Belkheir, l’homme de la diplomatie parallèle et des réseaux internes et extérieurs, et Ali Tounsi, superflic de la première heure, artisan de la modernisation de la police nationale, adversaire redouté des islamistes radicaux, bête noire des barons de la grande délinquance. Mais si le premier a été emporté par une maladie maligne, le second a été assassiné dans son bureau par un ami de longue date : Chouïeb Oultache, alias Moustache, pour les bacchantes qui barrent son visage. Tout cela fait désordre, surtout qu’il s’agit du patron de la police, une institution clé dans le système, au-delà des rivalités traditionnelles entre services de sécurité, et qui a joué un rôle déterminant dans la lutte antiterroriste et dans le sauvetage de la République face à la menace salafiste. Cette disparition intervient par ailleurs dans un climat lourd, marqué par des révélations sur des scandales financiers au sein du groupe pétrolier public Sonatrach, mamelle de la nation, et autour de grands projets d’infrastructures lancés par le président Abdelaziz Bouteflika.
L’impact de cet assassinat sur le système est à la mesure de la place et du statut de la victime dans le sérail. Né en 1937 à Metz, en France, dans une famille originaire de Bône (Annaba), Ali Tounsi grandit dans la médina de Meknès, au Maroc, où son père, militaire dans l’armée française, a décidé de passer sa retraite. C’est dans cette ville impériale qu’il effectue toute sa scolarité jusqu’à l’année du baccalauréat, qu’il sèche au début de 1957 pour répondre à l’appel du Front de libération nationale (FLN) et rejoindre les maquis de la wilaya V, celle de l’Oranie.
Deux ans plus tard, Ghouti, nom de guerre qu’il s’est choisi, devient sous-lieutenant de l’Armée de libération nationale (ALN). Arrêté, les armes à la main, lors d’une embuscade tendue par l’armée coloniale, il passe par plusieurs maisons d’arrêt de l’ouest du pays. En 1962, à la veille de l’indépendance, les accords d’Évian prévoient la mise en place d’une force locale chargée du maintien de l’ordre durant le redéploiement de l’armée française. Tounsi est choisi pour en diriger une unité à Sidi Bel-Abbès. Le fait d’avoir été pris vivant sans être exécuté et sa présence au sein de la force locale, composée également d’éléments de l’armée française et de maquisards du FLN, jetteront un trouble sur son passé révolutionnaire et alimenteront bien des légendes à son propos.
L’Algérie indépendante manque cruellement de cadres pour la mise en place de ses institutions. Le capitaine Kasdi Merbah est chargé de structurer la Sécurité militaire (SM, services de renseignements de l’armée). Son bras droit est un certain capitaine Yazid, de son vrai nom Noureddine Zerhouni. C’est lui qui recrute Tounsi, ainsi qu’une autre future célébrité, Mohamed Médiène, alias Toufik, actuel patron du DRS (Département du renseignement et de la sécurité, héritier de la SM). Tounsi fait ainsi partie des premiers officiers à mettre en place l’Opérationnelle, cette cellule chargée des dossiers sensibles, des investigations délicates et des opérations coup de poing. C’est lui qui gère le dossier du Congolais Moïse Tshombé, l’homme qui fit assassiner l’allié Patrice Lumumba. Tounsi fait montre de réelles aptitudes au métier de barbouze. « Il nous a donné l’impression d’avoir fait cela toute sa vie », se souvient l’un de ses compagnons de route. Il infiltre les milieux de la pègre, les salons où dissertent les opposants au régime. Il sait manier le langage des truands, est à l’aise aussi bien en présence d’intellectuels que d’hommes de religion. Élégant, bon vivant, il est également l’interlocuteur des attachés de défense, arabes ou occidentaux, de l’Otan ou du Pacte de Varsovie.
Bref, l’étoile de Tounsi brille de mille feux. Et forcément, cela crée des jalousies et des inimitiés. La mort de Houari Boumédiène et l’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid bouleversent la donne. Premières mesures de « déboumédiénisation » : la mise à l’écart d’Abdelaziz Bouteflika, dauphin naturel du président défunt, et le démantèlement de la SM. Yazid Zerhouni, qui avait succédé à Kasdi Merbah, est nommé ambassadeur à Mexico. Il est remplacé par le colonel Mejdoub Lakehal Ayat. Ce dernier fait le ménage dans la « maison ». Le colonel Toufik est attaché de défense à Tripoli. Quant à Tounsi, il hérite du commandement de la 4e région militaire, celle de Ouargla, où se situent les plus grands gisements d’hydrocarbures. Au bout de quelques mois, il est rappelé à Alger pour prendre en charge la direction du Sport militaire. Ce qui n’est pas pour déplaire à ce passionné de tennis. Mais c’est tout de même une voie de garage. Tounsi finit par être mis à la retraite en 1988. Il n’a alors que 51 ans et quitte l’armée avec le grade de colonel. Il investit alors le milieu sportif. Sa gouaille, son savoir-faire et ses multiples réseaux l’aident à prendre le contrôle de la Fédération algérienne de tennis (FAT), dont il devient le président, un marchepied qui l’aidera à se faire élire vice-président du Comité olympique algérien (COA).
Rappelé par Zéroual
Nous sommes au début des années 1990. L’Algérie, confrontée à une insurrection islamiste particulièrement barbare, traverse sa pire crise politique. La police est en première ligne du front républicain face à la menace intégriste. Le général Liamine Zéroual est aux commandes du pays. Il fait appel au colonel à la retraite pour organiser ce corps victime d’une véritable hémorragie (plusieurs centaines d’agents et d’officiers sont tués chaque année, et des centaines d’autres désertent et partent en exil). « Ghouti était réellement l’homme de la situation, analyse un commissaire divisionnaire à la retraite. Pour une meilleure efficacité de la lutte antiterroriste, il fallait que le patron de la police ait la même envergure que le général qui dirige la gendarmerie ou le chef des services de renseignements. Et, assurément, Ali Tounsi était la perle rare, car il ne pouvait être impressionné par les généraux Abbas Ghezaïel (alors patron de la gendarmerie) et Mohamed Médiène (chef du DRS). » En quelques années, Tounsi fait un travail considérable, modernisant la police, améliorant son efficacité en matière de renseignements, la dotant d’équipements et de matériel d’écoute sophistiqués. Le retour de Bouteflika aux affaires conforte sa position, car il signifie la reconstitution du trio sécuritaire des années 1970 : Yazid, Toufik et Ghouti.
Avec lui à sa tête, la police est plus que réhabilitée. Tounsi est un républicain accompli. Moderniste, il féminise l’institution (9 000 femmes, de l’agent de circulation à la divisionnaire, font aujourd’hui partie de la police). Et si dans les commissariats algériens, comme ailleurs, on continue de distribuer quelques baffes, les accusations de torture ne sont plus qu’un vieux souvenir. Dans un pays qui se caractérise par la multiplication de jacqueries et d’émeutes, les morts et les blessés sont plus nombreux parmi les forces de l’ordre que parmi les manifestants. Malgré un bilan flatteur, Tounsi est régulièrement la cible de campagnes de déstabilisation : pétitions d’officiers de police marginalisés, lettres ouvertes dénonçant son passé de collaborateur de l’armée française… Mais tel un roc Tounsi fait face. Et reste droit dans ses bottes.
Jeudi 25 février 2010. Chouïeb Oultache, chef de l’unité aérienne de la police, est convié à une réunion à la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN). Sur le chemin, il parcourt la presse du jour et constate qu’un article du quotidien arabophone En-Nahar lui est consacré. Il y apprend qu’il va être suspendu de ses fonctions pour une affaire de malversations autour d’un marché d’équipement informatique destiné à la police et négocié, pots-de-vin à la clé, par un de ses fils. Qui est Chouïeb Oultache ?
Marché fatal
Né en 1946, Chouïeb Oultache a fait carrière dans l’aviation militaire. Pilote d’hélicoptère, il fait la connaissance d’Ali Tounsi dans les années 1980. Même passion pour le sport, même penchant pour les plaisirs de la vie, les deux hommes se lient d’amitié malgré leur différence d’âge. Comme Tounsi, Oultache est mis prématurément à la retraite. Tounsi n’est pas homme à laisser choir ses amis. Cela tombe bien : à son retour, il envisage de doter la police d’une unité de surveillance aérienne. En 2003, il recrute le colonel pour lui confier ce projet. Oultache accomplit un travail admirable. Très vite, l’unité hélico devient opérationnelle. À telle enseigne que des unités similaires sont envisagées pour les grandes agglomérations de l’intérieur du pays. Oultache participe également à l’introduction des technologies de pointe dans les services de police et à la mise en place d’un système intranet. Et c’est ce marché qui provoquera l’irrémédiable.
Ali Tounsi avec son meutrier présumé Chouïeb Oultache à l’arrière-plan,
le 7 février 2008 à Alger. (Ryad Kramd/Millemo)
Trois balles dans la tête
Le colonel Oultache arrive donc au siège de la DGSN, situé au cœur du quartier populaire de Bab el-Oued. On ne pénètre dans le bureau de Tounsi qu’après avoir été annoncé, et c’est ce dernier qui, de l’intérieur, actionne l’ouverture de la porte d’entrée. Oultache se présente au secrétariat du directeur général, au quatrième étage, sans éveiller les soupçons des deux gardes du corps de Tounsi, qui ne le fouillent pas. C’est certes un subalterne, mais c’est un « ami du patron ». Le patron de la police n’a aucune raison de se méfier de son ami et voisin (ils habitent le même quartier de Djenane el-Malik, sur les hauteurs d’Alger). À l’issue d’une discussion houleuse entre les deux hommes, Oultache dégaine son pistolet et fait feu à trois reprises sur la tête de son ami et bienfaiteur, ne lui laissant aucune chance. La pièce étant insonorisée, les détonations ne sont pas perceptibles de l’extérieur. Oultache sort du bureau et demande à la secrétaire de convoquer deux directeurs centraux. Ce n’est que lorsqu’il tire sur l’un d’eux que les gardes réalisent le drame et ripostent, atteignant Oultache de deux balles. Il sera sauvé par une opération en urgence.
Après la stupeur des premiers instants et le deuil, Zerhouni a annoncé le nom d’un directeur général par intérim (il faut que l’institution survive à ses dirigeants, credo de Boumédiène). Il s’agit d’Abdelaziz Afani, patron de la police judiciaire. Maigre consolation pour le policier de base : c’est un fils de la maison qui succède à Tounsi, et celui qui l’a assassiné n’en est pas un.
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