Doris Lessing fait valser les préjugés

Doris Lessing chez elle, à Londres, en 2006 © Eyedea

Doris Lessing chez elle, à Londres, en 2006 © Eyedea

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 7 mars 2010 Lecture : 6 minutes.

Les jurés du prix Nobel de littérature, qui consacrèrent en 2007 une « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée », ne s’y étaient guère trompés. Doris Lessing n’a pas son pareil pour décrire les relations entre les hommes et les femmes, les Noirs et les Blancs. Des relations emplies de préjugés, de désirs non avoués et de méfiance.

Dans son roman Victoria et les Staveney, dont la traduction française paraîtra le 10 mars, l’écrivain britannique raconte le destin d’une fillette noire issue d’un quartier populaire de Londres. Et qui, à 9 ans, découvre le temps d’une soirée le monde des nantis, celui des Staveney, une famille d’acteurs blancs. Un monde insoupçonné qui nourrira ses rêves d’adolescente… jusqu’à ce que le hasard l’amène à fréquenter le cadet des Staveney, Thomas. De cette union naîtra une enfant métisse que Victoria élèvera seule avant que les Staveney ne décident de l’accueillir chez eux. Une histoire de famille, somme toute ordinaire, mais aussi une occasion d’ausculter la société britannique et les rapports de classe et de race qui la traversent. Extrait.

la suite après cette publicité

 

Victoria et les Staveney, de Doris Lessing, Flammarion, 200 pages, 16 euros, à paraître le 16 mars

« Si Edward n’était devenu adulte qu’au prix de dix années tumultueuses, Thomas avait été l’exemple typique d’un frère cadet. Il ne cessait de déprécier, de railler, d’ironiser tandis qu’Edward s’emballait pour telle ou telle cause, emplissait la maison de pamphlets, de brochures et de manifestes, et se disputait avec sa mère. Toutefois Jessy soutenait Edward, par principe, et Thomas assistait avec eux à des concerts de musiciens d’Afrique du Sud ou de Zanzibar. Lors d’un de ces spectacles, Thomas, qui avait onze ans, tomba amoureux d’une chanteuse noire. Par la suite, il ne manqua aucune représentation des groupes ou des ballets noirs se produisant à Londres. Les tourments secrets de ses désirs adolescents eurent tous successivement pour objet de noires enchanteresses. Il répétait sans se cacher qu’il trouvait les peaux blanches insipides et aurait aimé naître noir. Il collectionnait les disques de toutes les musiques africaines. Quand il était dans sa chambre, il mettait le son au maximum et un fracas de voix et de tambours s’élevait, jusqu’au moment où Edward lui hurlait d’arrêter tandis que sa mère se plaignait que ses fils ne faisaient rien à moitié. « Si seulement j’avais pu avoir une fille bien gentille et raisonnable », se lamentait-elle, ce qui était tout à fait dans la note du féminisme de l’époque.

Dans ses fantasmes, Thomas s’était vu mille fois monter ces marches avec une magnifique star ou starlette noire. Quand il avait aperçu Victoria chez le disquaire, ses rêves s’étaient rapprochés en un instant d’illumination et lui avaient souri.

la suite après cette publicité

Victoria lui demanda s’il se rappelait qu’elle avait dormi dans sa chambre en cette nuit lointaine. Il l’avait oublié, mais sauta sur l’occasion que lui offrait le destin.

– Aurais-tu envie de la voir ? demanda-t-il.

la suite après cette publicité

Ils gravirent l’escalier pour entrer dans une chambre qui n’avait plus rien d’un magasin de jouets mais était remplie de posters de chanteurs et de musiciens noirs. Jamais le rêve longtemps caressé d’un idéal inaccessible ne s’était retourné si brusquement pour lancer : « Mais je n’étais pas ainsi, voici ce que j’ai toujours été. » Par leurs enregistrements, elle connaissait tous les artistes. Elle se retrouva assise sur le lit, à écouter de la musique du Mozambique en contemplant les posters tandis que Thomas la dévorait du regard.

Victoria n’était pas tout à fait vierge, n’ayant échappé que de justesse aux instincts prédateurs du second photographe. De son côté, Thomas avait quelque expérience car il avait réussi à se faire passer pour plus vieux qu’il n’était auprès d’une serveuse – noire, évidemment. Néanmoins, il n’était guère expert, et cette jeune noire imperturbable l’intimidait assez pour hésiter, mettre encore une cassette puis une autre, jusqu’au moment où Victoria se leva en disant :

– Il est tard, je crois que je devrais rentrer.

Se levant d’un bond, il saisit ses bras et balbutia :

– Oh, non, Victoria. Reste, je t’en prie !

Pendant qu’il bredouillait, Victoria resta immobile, sans défense, car en cet instant ce n’était pas Thomas mais Edward qui la tenait. Il se mit à embrasser sa nuque, son visage, et on peut dire que la suite était inévitable puisque tant d’années avaient contribué à l’accomplir.

Étant tous deux si inexpérimentés, ils durent passer aux aveux, ce qui fit d’eux des conspirateurs innocents. Il la supplia de ne pas le quitter, et elle resta si bien qu’elle ne redescendit le perron que des heures plus tard. Thomas l’enlaçait fièrement et aurait voulu qu’on le voie – ce qu’elle-même aurait préféré éviter. Quand elle rentra, Phyllis accepta ses excuses avec un soupir, en se disant : « Nous y voilà. Enfin, je devrais m’estimer heureuse qu’elle s’en soit sortie sans dommage jusqu’à maintenant »

Ce fut un long été, beau et chaud, et Thomas, qui aurait dû travailler pour ses examens de dernière année, retrouvait chaque jour Victoria au magasin de disques et revenait avec elle. Ils montaient dans sa chambre et faisaient l’amour au son de musiques venant de presque tous les pays d’Afrique, sans compter les Antilles et le Sud profond des États-Unis.

Jessy les trouva un jour attablés à la table immense, en train de boire un café bien noir.

– Donne-m’en une tasse, dit-elle à son fils en s’affalant sur une chaise, les yeux fermés. Quelle journée ! gémit-elle.

Quand elle rouvrit les yeux, elle avait devant elle une grande tasse de café noir fumant et aussi un visage qu’il lui semblait connaître.

– Je suis Victoria, dit la jeune femme en face d’elle. Vous m’avez permis de passer une nuit ici, quand j’étais petite.

Jessy avait vu des enfants défiler dans cette cuisine pendant des années, et certains étaient noirs, surtout vers les derniers temps, durant la période Tiers Monde d’Edward. Qui était cette jeune Noire incroyablement chic ? Elle se sentait baignée d’une douce chaleur, remplie d’un souvenir presque nostalgique – elle avait aimé cette époque où des enfants allaient et venaient et dormaient dans la maison.

– Eh bien, dit-elle. Je suis ravie de vous revoir.

Après avoir avalé le café en grimaçant, car il était brûlant, elle bondit sur ses pieds.

– Il faut que j’aille…

Mais elle était déjà partie.

On serait tenté de croire que deux amants incarnant l’un pour l’autre leurs fantasmes les plus secrets étaient amoureux, que c’était nécessaire, que leur amour allait de soi. En fait, rien n’était plus loin de la vérité. Thomas n’était pas Edward – il était plus rude, plus grossier, et ce n’était encore qu’un garçon, après tout, pas un homme. Lui-même n’avait pas trouvé en Victoria l’enivrante enchanteresse noire de ses rêves. Elle n’était qu’une jeune femme prudente, convenable, qui marchait comme si elle craignait de prendre trop de place, qui posait sur le dossier d’une chaise ses vêtements soigneusement pliés avant de monter dans le lit. Certes, elle était jolie. Il adorait cette peau d’un brun chaud se détachant sur les draps blancs, et elle avait un visage ravissant. Néanmoins ce n’était pas une sirène, une tentatrice, et il savait que faire l’amour pouvait être différent – plus violent et passionné, plus intense et plus doux.

En somme, pour deux personnes passant le plus clair des après-midi d’un été à faire l’amour, il aurait été difficile d’en apprendre moins sur leurs pensées, leurs vies et leurs besoins.

L’été commença à se ternir à l’approche de l’automne. Thomas allait devoir reprendre ses cours, et Victoria était enceinte.

Elle le dit aussitôt à Phyllis, qui ne montra ni surprise ni colère. Les garçons étaient sortis faire leur tapage habituel, Bessie était dans son hôpital. Les deux femmes étaient seules – elles n’avaient pas à baisser la voix ou à guetter l’ouverture d’une porte.

– Et tu peux compter sur le père ?

– C’est un Blanc.

– Seigneur ! s’exclama Phyllis. »

Flammarion, 2010.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires