Photographie : objectif classes moyennes

Deuxième prix du World Press Photo dans la catégorie « vie quotidienne », Joan Bardeletti travaille sur les classes moyennes africaines. Un projet qui mêle recherches en sciences humaines et démarche artistique.

Jeunes filles dans une école privée de Nairobi, en 2009 © Joan Bardeletti

Jeunes filles dans une école privée de Nairobi, en 2009 © Joan Bardeletti

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Publié le 26 février 2010 Lecture : 5 minutes.

Akissi Kouadio* a 32 ans. Mère célibataire, elle est inscrite en DEA de sociologie à l’université de Cocody (Côte d’Ivoire). Pour vivre et financer ses études, elle a monté un business center dans une cité universitaire. Elle y salarie deux personnes qui s’occupent du cybercafé, de la photocopieuse et des diverses activités de traitement de texte. Akissi Kouadio gagne environ 200 000 F CFA (300 euros) par mois grâce à l’entreprise qu’elle a créée avec les 600 000 F CFA de sa bourse d’études. Ni pauvre ni riche, elle pense appartenir à la « classe moyenne ». « Je peux subvenir à mes besoins vitaux : m’habiller, me déplacer, me loger », dit-elle.

Classe moyenne : le mot est lâché. Mais quelle réalité recouvre-t-il en Afrique ? Difficile de donner une réponse simple et, à vrai dire, le sujet est rarement évoqué. C’est ce constat qui a poussé le photographe français Joan Bardeletti à lancer, en 2008, son projet « Classes moyennes en Afrique », qui mêle recherches en sciences humaines et photographie. Akissi Kouadio est l’une des nombreuses personnes qu’il a rencontrées, interrogées et photographiées dans ce cadre.

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L’objectif ? « D’abord, il s’agit de caractériser, plutôt que de définir, cette population mal connue, explique le photographe. Nous voulons sensibiliser le grand public et les chercheurs pour qu’ils se lancent dans des études plus approfondies. À terme, il s’agit aussi de façonner une autre image de l’Afrique. »

Mystérieuse et fluctuante

Professeur de sciences politiques responsable de l’équipe de recherche associée au projet, Dominique Darbon souligne le caractère vague – voire dépassé – de la notion de « classe moyenne » et la nécessité de l’affiner : « Il y a d’un côté les pauvres, de l’autre les élites, deux catégories très visibles. Et, au milieu, il y a des gens qui vivent, qui élèvent leurs enfants, qui les envoient à l’école, qui ont un revenu. Ils sont sortis de la précarité totale – ils n’ont plus besoin d’aller quémander dans la rue –, mais ils sont sans cesse menacés par le déclassement. Mieux cerner ce groupe peut permettre de comprendre en quoi il participe à la stabilisation politique et au développement économique. »

Joan Bardeletti a d’abord eu l’idée, en 2006, d’un simple reportage photo. Une rencontre avec Marc Levy, ancien chef du bureau des politiques de développement et de la prospective au ministère français des Affaires étrangères, l’a convaincu d’entreprendre une enquête en profondeur. Après deux ans de maturation, Bardeletti était prêt à se lancer. La méthode choisie sera à peu près la même pour les six pays sélectionnés. Dans chacun d’eux, des chercheurs locaux et/ou employés par des centres de recherche français (comme l’Institut français de recherche en Afrique [Ifra] de Nairobi) déblaient le terrain pendant environ six mois – dont deux à temps plein – sous l’œil attentif du Centre d’étude d’Afrique noire (Cean) de Bordeaux (France). Ils épluchent les données quantitatives existantes et identifient une dizaine de personnes qui, selon eux, appartiennent à cette mystérieuse et fluctuante « classe moyenne ».

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« La principale difficulté, c’est le manque criant de données, analyse Dominique Darbon. Tout le monde parle de ce groupe social, mais on a très peu de chiffres, et ceux que l’on a sont impossibles à vérifier. Certains existent car les États les ont fournis aux organismes internationaux, mais ils sont difficiles à obtenir. » Résultat : la plupart du temps, une étude quantitative solide fondée sur des données « dures » demeure chimérique. Le travail de recherche est avant tout exploratoire. Il débouche néanmoins sur des publications mises en ligne sur internet dès qu’elles sont disponibles (www.classesmoyennes-afrique.org/fr). Et Bardeletti s’appuie sur celles-ci pour réaliser son travail documentaire.

En effet, une fois que les chercheurs ont identifié des personnes représentatives de la classe moyenne, à l’instar d’Akissi Kouadio, le photographe se rend sur place à leur rencontre. Il les photographie dans différents contextes (chez elles, au travail, pendant leurs loisirs), les interroge et les enregistre. « L’idée n’est pas d’affirmer qu’ils sont représentatifs, mais de donner une idée de la manière dont ils se perçoivent. » Trois pays ont ainsi été passés au crible au cours de 2009 : la Côte d’Ivoire, le Kenya et le Mozambique. Le Maroc le sera en mars prochain, suivi par un pays du Sahel et un pays d’Afrique centrale.

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Joan Bardeletti compte achever son projet fin 2010 avec la publication d’un livre et l’organisation d’une conférence sur les liens entre classe moyenne et développement. Une grande exposition publique, à Paris cette année et à travers l’Afrique en 2011, permettra de présenter l’ensemble des photographies et une synthèse des recherches. Le site mentionné plus haut permet d’ores et déjà de se faire une idée du chemin parcouru. « Site internet, webdocumentaires, publications, émissions de radio, expositions, CD-Rom, je veux diffuser cette connaissance de la façon la plus ample possible, s’enthousiasme Bardeletti. Il faut valoriser les classes moyennes ! »

A mi-chemin

Cet aspect multimédia n’est pas qu’un gadget à l’intention des férus de nouvelles technologies – loin de là. « Nous, les chercheurs, sommes habitués à utiliser toujours les mêmes outils, analyse Dominique Darbon. On ne va pas naturellement vers la photo ou le cinéma. Pourtant, la photo rend visible ce que l’on ne parvient pas à visualiser – tels les éléments d’identification que sont l’immobilier ou les vêtements. » Le travail du photographe permet notamment de comprendre, bien mieux qu’avec de froides statistiques, la signification de tel ou tel achat. « Il y a un jeu d’aller-retour entre la recherche et la photographie, affirme Darbon. Nous modifions nos grilles d’analyse en fonction de ce que nous voyons. »

Soutenu par l’Agence française de développement (AFD, à hauteur de 70 000 euros) et par le ministère français des Affaires étrangères (MAE, 55 000 euros), le projet est aujourd’hui à mi-parcours. Joan Bardeletti déclare sans ambages être à la recherche de 80 000 euros supplémentaires pour boucler le budget. « Pour l’instant, ce qui me dérange vraiment, c’est de ne pas avoir un partenaire africain qui soit le pendant du MAE ou de l’AFD », se désole-t-il, sans perdre espoir. Il le sait : les États ne peuvent pas se permettre d’ignorer trop longtemps leurs « classes moyennes », qui sont souvent leurs « forces vives ». Surtout quand elles sont animées par la même détermination qu’Akissi Kouadio. « Je pense qu’il y a de réelles possibilités dans mon pays et je souhaite valoriser mon parcours scolaire. Si je ne réussis pas les concours de la fonction publique, je chercherai la stabilité financière via des investissements dans la culture de l’hévéa », dit-elle.

* Le nom et le prénom ont été changés.

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