Merzak Allouache : « Je ne suis pas un beur, mais un Algérien qui vit en France »

Dans un film âpre, Merzak Allouache décrit l’univers désespéré des harragas, ces clandestins qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Il explique à J.A. comment il s’est intéressé au sujet et ses difficultés à tourner en Algérie.

 © AFP

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Renaud de Rochebrune

Publié le 27 février 2010 Lecture : 6 minutes.

Ses plus grands succès sont des comédies. Comme Omar Gatlato, ce film désabusé sur la jeunesse d’Alger, petit chef-d’œuvre d’humour et de sensibilité qui lui valut dès ses débuts, au milieu des années 1970, une immense notoriété en Algérie puis dans le monde entier. Ou Chouchou, l’histoire burlesque d’un travesti algérien qui se rend en France, qui a pulvérisé des records au box-office – 4 millions d’entrées rien que dans l’Hexagone ! –, grâce surtout il est vrai à la présence dans le rôle-titre de l’humoriste Gad Elmaleh. Aujourd’hui, Merzak Allouache, également auteur de nombreuses tragi­comédies à portée sociale, de Salut cousin à Bab El Oued City ou Bab El Web, nous donne à voir un tout autre spectacle.

Avec Harragas, le plus connu et le plus prolifique des cinéastes algériens en activité a abandonné la veine comique pour le drame. Malgré quelques belles répliques dont on ne sait si elles appartiennent au registre de l’humour ou à celui du dérisoire et de l’absurde, Harragas décrit du début – une scène de suicide filmée de manière très originale – jusqu’à la fin un univers noir et désespéré. Cet univers, c’est celui des « brûleurs », les harragas, ces hommes qui décident de tout abandonner pour tenter, sur des embarcations improbables, le voyage clandestin vers l’Europe. On les appelle ainsi parce qu’avant de partir ils brûlent aussi bien leur passé (métaphoriquement) que leurs papiers d’identité (réellement) afin de minimiser le risque d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Ce qui pourtant, comme c’est le cas dans le film, se produit le plus souvent… du moins s’ils ont réchappé aux dangers mortels de cette traversée à haut risque.

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Un film âpre, dur, sans guère de concessions à l’esthétisme et sans happy end. Mais un beau film, plein d’émotion, qui tient le spectateur en haleine d’un bout à l’autre. Et qui ajoute une pièce importante au débat sur l’émigration. Pour l’Algérie comme pour les pays de l’autre côté de la Méditerranée, à commencer par la France. 

 Jeune Afrique : Pourquoi choisir particulièrement ce sujet aujourd’hui ?

Merzak Allouache : Je rentre régulièrement en Algérie, plusieurs fois par an. À chaque fois, je remarque à quel point le pays grouille de jeunes et à quel point ils font face à des problèmes terribles. Cette situation n’est pas nouvelle, bien sûr : en 1975, quand je tournais Omar Gatlato, je parlais déjà de la mal-vie, des difficultés à trouver du travail, des jeunes qui ne pouvaient se raccrocher qu’à la musique, aux fêtes de mariage, de toutes ces choses qui vont mal. Mais elles se sont aggravées. J’ai pensé qu’il était à nouveau nécessaire d’en parler. Comme je ne suis pas quelqu’un qui fait du documentaire, j’ai réalisé ce film-là sur ces jeunes qui veulent partir.

Le phénomène des harragas algériens est un phénomène étrange et terrible à la fois. J’ai beaucoup appris dessus grâce à la presse algérienne, qui ne se prive pas d’évoquer la détresse de cette jeunesse marquée par la dureté des années précédentes, par les émeutes de 1988 puis par les massacres de la guerre avec les islamistes. Et qui a découvert ensuite les kamikazes, qui parle de violence, de désespoir et parfois de suicide. La situation est même plus grave aujourd’hui que ce que je montre avec ce film. Et je la ressens peut-être d’autant plus que je fais beaucoup d’allers-retours entre les deux rives de la Méditerranée…

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Un handicap, cet exil, même volontaire, pour tourner des films qui traitent de l’Algérie ?

Par force, je vis un peu de façon schizo­phrénique mon rapport à l’Algérie. Il y a surtout un problème important, qui me touche : je sens une réticence à ce que je vienne filmer. Je sais qu’il y a une part de rancœur, de jalousie. Autre chose aussi sans doute : ceux qui vivent sur place sont confrontés à un phénomène d’autocensure, ils ne peuvent pas toujours aller jusqu’au bout de ce qu’ils ont envie de dire. Je suis plus libre dans mes choix, je crois. Mais j’éprouve de grandes difficultés, notamment morales, à chaque fois que je tourne, je suis de plus en plus dans une situation de stress. C’est malgré tout de ce pays qui m’a vu naître et grandir, et que je vois se transformer, que j’ai envie de parler. Je ne suis pas un beur, je suis un cinéaste algérien qui vit en France pour l’instant. Parce qu’après Bab El Oued City, en pleine période de violences, n’ayant aucun moyen d’assurer ma sécurité alors que j’avais tourné un film contre les islamistes, j’ai eu peur.

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Harragas, pourtant fort critique, a obtenu le soutien du ministère algérien de la Culture. Votre travail reçoit donc l’appui des autorités…

Disons l’appui de la Commission, composée notamment de cinéastes et d’écrivains, qui décide, depuis l’époque du multipartisme, des aides à accorder aux projets des cinéastes. Et, contrairement à ce qui s’est passé pour mon film précédent, j’ai obtenu aussi l’autorisation de tourner. Ce qui ne veut pas dire que lors de la sortie algérienne de Harragas il n’y aura pas des débats, des polémiques. Mais tant mieux. Le problème, pour que les films soient vus, ce n’est d’ailleurs pas tant la censure, cet archaïsme en voie de disparition, que la faiblesse du parc de salles. D’autant que mes films ne passent guère à la télévision. À part les tout premiers, ils ne sont jamais programmés, même quand la télévision algérienne est coproductrice. Je ne pense pas qu’il y ait des consignes. Mais, comme on le sait, il y a des gens plus royalistes que le roi…

Dans Harragas, n’y a-t-il pas d’une certaine façon deux films, le premier, à terre à Mostaganem, sur la situation des jeunes en Algérie et la préparation du départ, l’autre, sur la barque en mer, sur le périple des harragas ?

Les causes du départ, je les considère comme connues, comme presque évidentes en tout cas. Ce n’était pas le sujet que je voulais traiter. La première partie sur l’attente du départ me sert surtout à présenter les personnages avant de passer à la traversée en elle-même. J’avais envie d’accompagner les personnages dans ce voyage dangereux, ce huis clos, cet enfermement avec ses violences. Sans faire bien sûr l’apologie de cette aventure, et sans regard moral sur ce qu’ils font. J’ai même essayé jusqu’à un certain point de rejoindre le documentaire, de ne pas faire de commentaires.

Dans le film, même les personnages qui arrivent après mille difficultés sur une plage sont finalement arrêtés et refoulés. Il y a pourtant des cas plus heureux…

Je crois qu’a priori il s’agit d’une traversée suicidaire. Dans le film, tous ne meurent pas et c’est déjà bien. Et les seuls qui n’ont peut-être pas raté leur projet d’émigration, même si cela ne reste qu’une hypothèse improbable à la fin du film, ce sont les plus miséreux sur la barque, ceux qui viennent du Sahara, qui ne savent pas nager et qui n’ont pas pu gagner la terre ferme par leurs ­propres moyens. Cela me plaisait de leur laisser une petite chance.

Avec la reconnaissance internationale qu’obtiennent certains cinéastes comme Tariq Teguia ou Rabah Ameur-Zaïmeche, assistons-nous à une certaine renaissance du cinéma algérien grâce à l’arrivée d’une nouvelle génération ?

Ma génération, celle des lendemains de l’indépendance, celle qui a tourné plutôt confortablement dans un cadre protégé par l’État et dans un pays doté d’un vrai réseau de salles, a en tout cas presque disparu. Beaucoup de cinéastes de cette génération ont cessé de travailler quand le système dit socialiste a été démantelé, il y a plus d’un quart de siècle. Car ils ne savaient pas comment se prendre en charge. Ceux qui sont restés sur place ont commencé à tourner en rond sans trouver de solution pour continuer à faire des films. Seuls ceux qui étaient ou sont allés à l’extérieur ont pu parfois ­poursuivre leur œuvre. Et les cinéastes que vous avez cités sont d’ailleurs des réalisateurs qui vivent à l’étranger. Aujourd’hui, il y a en Algérie même une génération de jeunes très dynamiques, qui semblent impatients, qui tournent déjà des courts-métrages et qui donnent l’impression que le cinéma peut repartir dans le pays. Mais comment, en racontant quoi ? Et comment seront-ils aidés ? Y aura-t-il à nouveau une vraie politique culturelle, cette fois non bureaucratique, pour les soutenir ? Attendons de voir.

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