Le pays derrière les plages
Après avoir frôlé la banqueroute, l’archipel de l’océan Indien a troqué son système socialiste contre un libéralisme à la créole. Une révolution, accompagnée d’une mutation de l’économie et du rapport des citoyens à l’État, qui en a surpris plus d’un.
Seychelles, la métamorphose
A première vue, la carte postale est intacte. Plages de sable blanc et fin, rochers aux formes arrondies se jetant dans des eaux bleu turquoise… « La beauté des Seychelles est immortelle », se plaît à rimer Lena, une jeune hôtesse d’accueil. Aujourd’hui, c’est bien la seule certitude qui vaille. « Longtemps, les Seychellois ont cru qu’ils seraient épargnés par les crises, que l’État, considéré comme une seconde mère, serait toujours là pour les couver. On se croyait hors du monde. Autant dire qu’on est tombés de haut ! » témoigne Victor, un enseignant.
La crise est en effet passée par là. À la fin de 2008, les autorités ont dû dire ce qu’il en était aux 87 000 Seychellois : le pays est terriblement endetté, plus personne ne veut lui prêter le moindre dollar, ses réserves financières se limitent à l’équivalent de trois jours d’importations… « Le pays était proche de la banqueroute, explique un diplomate. L’inflation tutoyait les 60 %, les étals des magasins étaient vides, et, de toute façon, nombre de Seychellois n’avaient plus les moyens de consommer. » Les piliers de l’économie nationale vacillaient : les acteurs du tourisme craignaient, au début de 2009, une baisse de la fréquentation de 25 %, la pêche enregistrait des tonnages bas comme jamais depuis les années 1980, et les créations de sociétés offshore stagnaient.
« Plus aucun État ni aucune banque privée ne voulait nous prêter de l’argent », se souvient Pierre Laporte. Quand, en novembre 2008, cet ancien cadre du Fonds monétaire international (FMI) a décidé de revenir au pays et de prendre les rênes des finances seychelloises en tant que gouverneur de la Banque centrale, la dette du pays s’élevait à 844 millions de dollars (160 % du PIB). « Pendant des années, explique-t-il, le pays a choisi de financer un système très généreux pour assurer le bien-être de ses habitants en empruntant. Cela a permis d’assurer un certain niveau de vie et de fournir aux Seychellois des services d’une grande qualité. Mais ce n’était plus viable. » Les autorités ont donc tranché dans le vif.
En 1991, un quotidien français titrait, à propos des Seychelles : « Lénine au paradis ». Un hebdomadaire britannique parlait, quatre ans plus tard, du « Marx Paradise » (« Le paradis de Marx »). Tous deux sont désormais aux oubliettes. En moins de temps qu’il n’en faut pour construire un hôtel de luxe, l’archipel aux 115 îles a troqué son bon vieux modèle socialiste à la sauce créole – impulsé de 1977 à 2004 par le président France-Albert René – contre un costume capitaliste tout neuf et standardisé, quoique toujours teinté d’un fond insulaire, que l’on pourrait résumer ainsi : libéraliser l’économie tout en préservant les acquis sociaux.
Changement de cap
« Depuis un an, il y a eu une libéralisation de l’économie extrêmement rapide », reconnaît un diplomate, qui souligne par ailleurs l’incrédulité du FMI quant à la capacité des Seychellois à s’adapter. « C’est vrai qu’ils nous ont avoué avoir été très surpris par nos résultats », confie Pierre Laporte. À tel point que le programme de facilitation proposé par le Fonds en décembre 2008 a été stoppé dès décembre dernier, un an avant son terme, et que les Seychelles sont désormais engagées dans un nouveau programme de trois ans.
Ce changement de cap ne s’est pas fait en un jour, mais presque. Porté par une véritable révolution des mentalités. Privatisations, déréglementation du système monétaire, libéralisation… « Nous sommes sur la voie d’une économie moderne », s’enthousiasme le ministre des Finances, Danny Faure, qui a fait ses études supérieures à Cuba et parle aujourd’hui comme un habitué de Wall Street. « La tempête est passée, le bateau est devant », se réjouit-il.
Il est vrai que les statistiques n’ont plus rien à voir avec celles de l’an dernier. En ce début d’année, l’inflation oscille entre 0 % et 1 %. Le taux de change de la monnaie s’est stabilisé : un temps échangé contre 18 roupies, le dollar en vaut désormais à peine 10. Les taux d’intérêt, qui approchaient des 30 % au début de 2009, ont été revus à la baisse, même s’ils restent encore élevés. Les réserves financières ont grimpé à 156 millions de dollars – l’équivalent de près de deux mois d’importations. Enfin, la dette du pays a été considérablement délestée. Le Club de Paris a accordé un allégement de 45 % en avril 2009 – « en guise de satisfaction quant aux réformes engagées », explique un diplomate européen –, et plusieurs accords ont permis à Victoria de diminuer la charge de ses emprunts privés. Aujourd’hui, la dette représente 50 % du PIB, un niveau soutenable.
L’économie aussi va (légèrement) mieux. En 2010, les autorités comptent sur une croissance de 4 %, contre – 8 % l’an dernier. Le secteur touristique a limité la casse en 2009, avec 160 000 entrées (soit une fréquentation en baisse de seulement 1 % par rapport à 2008), et les activités offshore redémarrent. « Nous recevons un grand nombre de projets, mais nous tenons à les sélectionner et à être vigilants », indique le gouverneur de la Banque centrale. Le paradis des touristes ne veut pas devenir celui des fiscalistes. Tout n’est pas rose, évidemment. La fréquentation n’a été satisfaisante que grâce à des efforts de la part des hôtels, qui ont proposé des promotions importantes. Résultat : les revenus liés au tourisme ont chuté de 20 %. « Que veut-on faire ? s’interroge un entrepreneur local. Veut-on que de grands groupes étrangers continuent de venir faire beaucoup d’argent sur place sans en faire bénéficier les Seychellois ? C’est ce que je crains. »
Des mers vidées
La pêche vit, elle aussi, une période de turbulences. Au port de Victoria, les marins s’inquiètent. « Aujourd’hui, on doit aller bien plus au large qu’il y a dix ans pour trouver du poisson et on en pêche deux fois moins », se désole Vincent, trente-cinq ans de mer. En 2009, le pays a enregistré une chute de 50 % des prises par rapport à 2008. La piraterie n’est pas étrangère à ce phénomène, mais elle n’est pas la seule responsable. « Les thoniers étrangers sont en train de vider nos mers. Bientôt, il n’y aura plus de poisson ! » s’insurge le vieux pêcheur.
Le « paradis » social a également tendance à s’effriter. On est redescendu sur terre. En quelques mois, 2 500 fonctionnaires (sur un total de 17 000) ont été priés de faire leurs cartons. Bryan Julie, un avocat spécialisé dans le droit du travail, parle de « pressions » pour les faire décamper. « On constate un grand nombre d’abus dans les licenciements, tant au niveau du privé que du public », note-t-il. Ces douze derniers mois, son cabinet a vu 250 salariés licenciés venir se plaindre – une augmentation de 40 % à 45 % par rapport aux années précédentes. Le gouvernement rétorque que les départs volontaires ont été accompagnés d’indemnités, de propositions de formations, et aujourd’hui, indique Danny Faure, la quasi-totalité des anciens fonctionnaires a intégré le privé.
Le chômage est passé de 2 % à 4 %. « La vie est plus difficile, reconnaît Lena, la jeune hôtesse. Nos parents avaient moins de soucis. Nous, les jeunes, on se demande si on aura autant de chance. » Auparavant, les prix des produits de première nécessité étaient fixés par le gouvernement et restaient abordables. Mais, depuis la crise, ils ont considérablement augmenté alors que les salaires sont restés les mêmes : 33 % d’inflation sur l’année et pas d’augmentation de salaire. Au début de 2010, l’heure de travail est toutefois passée de 15,50 à 16,50 roupies (0,89 à 0,95 euro) minimum.
Un salaire moyen tourne autour de 2 600 roupies (150 euros). « Ce n’est pas suffisant pour payer le loyer, les factures et l’alimentation », déplore Victor, persuadé que les commerçants, profitant de la déréglementation, s’en mettent plein les poches. Sans parler de l’essence, dont le prix du litre à la pompe a plus que doublé en quelques mois, passant de 7,86 à 16 roupies.
Calme sur le front social
« Le pouvoir d’achat a baissé, c’est sûr, reconnaît Pierre Laporte. Les gens ont connu des difficultés, certains n’ont pas pu construire leur maison. Mais c’était le prix à payer pour retrouver la stabilité. Et les Seychellois l’ont bien compris. Ce sont des gens instruits. Et le président a énormément communiqué », estime le gouverneur de la Banque centrale. De fait, aucune grève n’a été enregistrée. La révolution a été de velours…
L’opposition n’est pas de cet avis. Elle rappelle que le droit de grève est quasi banni du pays et affirme que c’est à elle que l’on doit l’absence de réactions. « Nous n’avons pas appelé à descendre dans la rue, car nous avons joué la carte de la responsabilité. Nous ne voulions pas connaître les troubles que l’on voit à Madagascar, assure Wavel Ramkalawan, le leader du Seychelles National Party (SNP). Et pourtant, nombre de nos militants nous demandaient de réagir. Ils nous en ont voulu… » Dans les locaux un peu vieillots du parti fondé par le premier président du pays, James Mancham, Ramkalawan ne décolère pas. Pour ce prêtre, « le gouvernement fait fausse route. Il est passé en un temps record du socialisme à l’ultralibéralisme. Il ne se soucie pas du petit peuple, qui souffre beaucoup plus qu’auparavant ». Jadis accusé de défendre les intérêts de la grande bourgeoisie, le SNP se présente désormais comme le porte-voix des petites gens. Ramkalawan voudrait « une transition plus souple et moins rapide ». Mais son discours est peu entendu, pour la simple raison, expliquent certains, que le gouvernement a recyclé une partie des idées qu’il défendait auparavant. Sûrement, aussi, parce que l’État-providence est une réalité encore bien présente.
Paiera qui pourra
Sous son costume de jeune converti, Danny Faure n’oublie pas d’où il vient. « Nous sommes tous les produits d’un système. Si je suis là, c’est parce que j’ai reçu une éducation gratuite, c’est parce que j’ai été soigné, c’est parce que l’État a financé mes études supérieures. » Et il n’est pas question, assure le ministre des Finances, de toucher à ces fondements. Rares sont les pays, en Afrique, à pouvoir se targuer d’offrir à tous les enfants une scolarité et à tous les habitants une couverture santé totalement gratuites, des pensions pour les retraités ou les handicapés, un système de transports accessible à tous.
S’il n’est pas question de toucher à cela, il faudra tout de même réformer. L’État continuera d’assurer ses missions : construction de logements sociaux, aides aux plus démunis, etc. Mais le FMI a demandé que les dépenses publiques soient maîtrisées. « Nous allons aller vers un système plus juste », soutient Danny Faure. Comprendre : ceux qui le pourront paieront. « Pourquoi moi, ministre, je ne participerais pas plus au financement de ma santé ou de mes transports alors que j’en ai les moyens ? » Parmi les nouveautés, plusieurs impôts vont être levés, dont une taxe à la consommation (TVA) et un impôt sur le revenu. « La période de l’assistanat est finie », se félicite Antoine Robinson, le secrétaire général du seul syndicat du pays, la Seychelles Federation of Workers Union (SFWU) – dont la fédération est directement liée au parti au pouvoir (ses locaux sont dans la Maison du peuple, le siège du Lepep).
Dans le même temps, afin de promouvoir le secteur privé et d’attirer les investissements étrangers, les entreprises verront leurs charges allégées, avec notamment une baisse progressive de la Business Tax. « Les Seychelles abordables » n’est pas seulement le slogan de la campagne publicitaire lancée par le secteur touristique en 2009, c’est aussi le message lancé aux investisseurs. Qui l’ont entendu : après les Mauriciens (arrivés dans les années 1990) et les Indiens, les Chinois, les Russes et les Moyen-Orientaux s’intéressent désormais à l’archipel. À ses plages évidemment, mais aussi à ses activités offshore et à sa place financière – deux secteurs qu’entend développer Danny Faure.
Les acquis sociaux résisteront-ils à ce nouveau discours ? Les membres de l’opposition craignent que, « le cheval de Troie néolibéral désormais dans la place », personne ne puisse lui résister. L’arrivée de certains investisseurs à la réputation opaque – Chinois, Russes, Arabes – les inquiète. L’importation de main-d’œuvre aussi. « On recense actuellement environ 9 000 travailleurs étrangers, essentiellement dans le tourisme et la construction, explique Antoine Robinson. Ce sont des emplois qui devraient revenir aux Seychellois, mais les jeunes d’aujourd’hui les refusent, et les entreprises en profitent : avec les étrangers, elles ne respectent pas le droit du travail et paient au rabais. » Chaque matin, on assiste à un ballet de camions à benne transportant des dizaines d’Asiatiques vers leur lieu de travail. Si le syndicaliste dit faire confiance au gouvernement, certains entrepreneurs ne cachent pas leur pessimisme.
Une délicate transition
Lotis au deuxième étage d’un immeuble discret, à deux pas du ministère des Finances, les locaux de la Chambre de commerce et d’industrie (SCCI), qui compte 350 membres allant du petit entrepreneur local aux grands groupes étrangers, sont à l’image de son influence : restreints. La SCCI s’est longtemps sentie impuissante face à la bureaucratie. Aujourd’hui, sa voix compte un peu plus, mais pas encore assez. « Les lois votées en décembre, qui nous concernent directement, ne nous ont été présentées qu’en janvier. Nous n’avons pas eu notre mot à dire, déplore Nicole Tirant-Ghérardi, la secrétaire générale de l’organisation. Cela étant, les réformes engagées par le gouvernement étaient nécessaires, et nous les demandions depuis longtemps. Mais l’État ne s’est pas posé cette question essentielle : comment faire des affaires et créer des emplois aux Seychelles ? »
Horizon bien plus pessimiste encore selon un chef d’entreprise pour qui le pays se trouve écartelé entre, d’un côté, une bureaucratie encore trop puissante, et, de l’autre, une ouverture incontrôlée aux investisseurs étrangers. « C’est le grand écart et, au milieu, le gouffre… constate-t-il. C’est ce gouffre qu’il faut combler. En faisant en sorte que les Seychellois créent eux-mêmes la richesse de leur pays. » Danny Faure le reconnaît, qui veut fournir à ses concitoyens les clés pour créer leur entreprise. « Nous allons bientôt mettre en place des mesures favorables aux PME », annonce-t-il.
Toute transition est délicate, et si le gouvernement ne cache pas sa satisfaction quant aux résultats des réformes, il est conscient de n’en être qu’au début et qu’il faudra être vigilant pour éviter de tomber dans les excès du libéralisme.
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