Coup de poker à Abidjan

En prononçant la dissolution du gouvernement et de la Commission électorale indépendante (CEI), Laurent Gbagbo a ouvert une crise profonde. L’opposition dénonce un « coup d’État » et promet davantage de manifestations. Des deux côtés de l’ancienne ligne de front, rebelles et forces loyalistes sont sur le qui-vive. Le pire pourra-t-il être évité ? Décryptage.

Le pays est plongé dans l’incertitude et la présidentielle reportée © Reuters

Le pays est plongé dans l’incertitude et la présidentielle reportée © Reuters

Publié le 23 février 2010 Lecture : 7 minutes.

1 Pourquoi le président Laurent Gbagbo a-t-il dissous le gouvernement et la CEI ?

L’idée le démangeait depuis longtemps. Déjà, en juillet 2008, il avait tenté de convaincre le Premier ministre, Guillaume Soro, de mettre en place un gouvernement de techno­crates pour aller à la présidentielle. Ce dernier l’en avait dissuadé au nom de l’équilibre politique. Depuis la signature des accords de Linas-Marcoussis, en janvier 2003, les différents gouvernements de « réconciliation » ont pourtant montré leurs limites. Les ministres se consacrent essentiellement à la politique dans la perspective d’un scrutin sans cesse repoussé et négligent les tâches pour lesquelles ils ont été nommés.

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L’opposition, qui pourtant aurait eu là l’occasion de montrer qu’elle était plus vertueuse que le parti au pouvoir, ne s’est pas mieux comportée. Les audits des filières café-cacao, par exemple, attestent de détournements gigantesques qui n’ont pas seulement profité au camp présidentiel. L’argent de l’État a servi notamment à financer les partis, en campagne depuis des mois. Peu de voix se sont d’ailleurs élevées, depuis le 12 février, pour défendre le bilan des ministres sortants.

Aujourd’hui, le Rassemblement des républicains (RDR) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) ont beau dénoncer un coup d’État, un nouveau gouvernement plus resserré et composé de technocrates ne déplaira pas à l’opinion. En tout cas dans le principe.

Car la décision de dissoudre est moins motivée par les carences de ce gouvernement que par un calcul politique. En excluant les ministres de l’opposition, le chef de l’État leur ôte une tribune et surtout leur coupe les vivres. Plus de cagnotte pour le parti, plus de moyens de la part de l’État pour faire campagne, moins de visibilité… Dès son annonce télévisée, le 12 février, le président Gbagbo a retiré aux ministres leur garde rapprochée et leur véhicule, et a fait fermer leurs bureaux, alors qu’ils espéraient encore pour certains sauver leur tête.

Le plus sérieux revers pour l’opposition réside dans la dissolution de la Commission électorale indépendante (CEI), qu’elle dominait. Cette structure a été jugée trop politisée, mais aussi, si l’on en croit les critiques des bailleurs de fonds et de la société civile, dispendieuse et mal organisée. Et, surtout, en s’accrochant à son poste, son président, Mambé Beugré – coupable ou non de fraude –, a donné au chef de l’État un excellent prétexte pour se débarrasser d’une CEI jugée hostile. Ces manœuvres retardent encore une fois l’élection et ajoutent de l’eau au moulin de ceux qui accusent le chef de l’État d’avoir peur de se confronter au verdict des urnes.

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2 Y a-t-il un danger pour la paix ?

Tout dépendra de l’issue des négociations sur le gouvernement et la CEI. Il ne faut pas oublier que le combat initial des rebelles consistait à donner des pièces d’identité aux Ivoiriens et à organiser des élections ouvertes à tous, libres et transparentes. Néanmoins, l’unité est loin de régner au sein des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion). Certains chefs de guerre sont derrière Alassane Ouattara quand d’autres sont fidèles au Premier ministre. Face à la montée des tensions, les FN ont mis leurs troupes en alerte maximale. Idem à Abidjan, où les patrouilles ont été renforcées. Le dispositif d’écoutes téléphoniques a été étendu : les hauts gradés sont désormais surveillés. Quelques incidents ont eu lieu dans plusieurs villes du pays. La tension est perceptible dans un camp comme dans l’autre.

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3 Que cherchent Guillaume Soro et les com’zone (commandants de la rébellion) ?

Guillaume Soro joue son avenir politique et celui-ci passe par la réussite de la transition. Il a donc tout intérêt à rester à la tête du gouvernement pour trouver une légitimité politique qu’il n’a pas encore. « Soro se bat pour lui-même, explique un proche du chef de l’État. S’il sort du jeu, il perd sa capacité à négocier et à tirer les ficelles pour se positionner au lendemain de la présidentielle. »

On lui prête, en effet, l’intention de créer son propre mouvement ou d’intégrer en bonne place un des grands partis. Il discute actuellement avec tous les leaders politiques. Il pourrait présenter des candidats aux législatives prévues dans les deux mois suivant la présidentielle. L’objectif n’est pas à portée de main, Soro n’a pas vraiment de fief. Il lui faudra dans le Nord entrer en concurrence avec Alassane Ouattara, proche de certains com’zone.

Mais Soro vient de marquer des points. Les FN, en conclave le 16 février à Bouaké, lui ont renouvelé leur « soutien inébranlable » et ont « exhorté tous les acteurs à s’impliquer à ses côtés dans la consolidation des efforts de paix ». Le maintien de Soro à la primature et, surtout, la poursuite du statu quo leur permettent de conserver le contrôle du Nord et le maintien d’une rente estimée à quelque 60 milliards de F CFA par an.

4 Qu’en pense le médiateur de la crise, Blaise Compaoré ?

Le président burkinabè tente par tous les moyens d’éteindre le feu en Côte d’Ivoire, il joue sa crédibilité de médiateur et doit tenir compte des 3 millions de Burkinabè qui y vivent. Après la dissolution du gouvernement, il a suggéré au président Gbagbo de reconduire un gouvernement de réconciliation, incluant l’opposition, même si celui-ci doit être restreint à quinze ministres. Il considère également que l’on ne doit pas toucher à la structure de la CEI, sur laquelle il y avait consensus. Il serait néanmoins favorable au remplacement des deux dirigeants controversés, Mambé Beugré et le vice-président, Jean-Baptiste Gomis.

Son objectif est également de préserver les acquis des derniers mois, notamment la liste électorale provisoire.

5 Que peut faire la communauté internationale ?

« On ne souhaite plus se mêler des affaires politiques ivoiriennes, explique un diplomate français. La fin de sevrage par l’ancienne puissance coloniale est déjà assez difficile à gérer. » Malgré sa rencontre avec Nicolas Sarkozy, le 12 février à l’Élysée, Alassane Ouattara n’avait obtenu dans l’immédiat aucune condamnation de Paris. Bernard Valero, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, s’est borné à demander des élections libres et transparentes.

Pour le patron de l’Onuci en Côte d’Ivoire, Choi Young-jin, il faut préserver les acquis de la liste provisoire, achever le contentieux pour obtenir la liste définitive et aller rapidement aux élections. Du côté de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’Union africaine, on est également sur cette ligne de conduite. Quant aux institutions de Bretton Woods, elles subordonnent toujours la reprise totale de l’aide financière et l’annulation de la dette à la tenue des élections. Robert Zoellick, le président de la Banque mondiale, l’a répété à l’issue de son voyage en Côte d’Ivoire fin janvier.

6 Que va faire l’opposition ?

Cette crise a resserré les rangs des leaders houphouétistes. Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara sont déterminés à s’opposer par tous les moyens au démantèlement de la CEI, seule structure qu’ils contrôlent. Ils en ont informé les Nations unies, le facilitateur Blaise Compaoré et l’Union africaine. Ils souhaitent la conservation de cette structure en l’état avant toute discussion sur la formation du gouvernement. S’ils n’obtenaient pas satisfaction, les leaders de l’opposition, « qui ne reconnaissent plus le pouvoir de Laurent Gbagbo », pourraient appeler à la désobéissance civile. Ils ont demandé à leurs militants et sympathisants de se tenir prêts. Sur le terrain, ils organisent déjà des manifestations pacifiques et pourraient susciter des mouvements de grève. Instituteurs et enseignants des lycées et collèges menacent d’organiser des actions.

7 Quelle forme pourrait avoir la nouvelle CEI ?

La « nouvelle » CEI devra être moins politisée et plus efficace. Elle devra rapidement mener à bien les dernières étapes aboutissant au scrutin (fin du contentieux, distribution des cartes d’électeur et d’identité, ouverture de la campagne, tenue du scrutin…). Les juristes du camp présidentiel et de la primature travaillent actuellement à sa réorganisation. Plusieurs noms circulent déjà pour succéder au président de la CEI, dont ceux de Mgr Paul Siméon Ahouana, archevêque de Bouaké, Jean Pierre Kutwa, archevêque d’Abidjan, ou Me Bamba Daniel Cheick, grand technocrate de l’État en charge du redéploiement de l’administration dans le Nord. Celui de la vice-présidente de la CEI, Fatoumata Traoré Diop, représentante des FN, a également été proposé. Mais le Premier ministre s’y oppose. S’il souhaite voir son rôle d’arbitre renforcé, il ne veut pas être en première ligne.

8 À quand l’élection présidentielle ?

Initialement prévu en 2005 et reporté à maintes reprises, le scrutin ne devrait pas se tenir avant juin. Il faut d’abord que les protagonistes de la crise s’entendent sur la composition et le fonctionnement de la nouvelle CEI et que la liste électorale définitive soit publiée rapidement. Toutefois, de nombreux obstacles se dressent encore sur la route menant au scrutin. Il faudra régler le problème de l’accès équitable aux médias d’État. L’opposition dénonce la mainmise du camp présidentiel sur la RTI, qui, de son côté, accuse TV Notre patrie, émettant en zone rebelle, de rouler pour ses adversaires. On s’attend aussi à ce que les partisans du chef de l’État soulèvent de nouveau la question de la réunification du pays et du casernement de la soldatesque des FN. Du côté de la primature et des bailleurs de fonds, on souligne le manque d’anticipation de la CEI. La cartographie des lieux de vote n’est pas encore disponible, le personnel électoral doit encore être formé, les présidents et les assesseurs de bureau de vote désignés. Certains spécialistes misent déjà sur le mois d’octobre et sont persuadés que le chef de l’État attendra d’avoir célébré en août le cinquantenaire de l’indépendance du pays avant de remettre son mandat en jeu. 

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