Thuram la tête dans ses étoiles
L’ancien footballeur rend hommage à des personnalités noires qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Dans un ouvrage qui remporte un franc succès en librairie. Rencontre.
Lilian Thuram, phénomène éditorial ? Il ne serait pas faux de le croire. En deux semaines, son livre, un choix de personnalités noires, connues ou non du grand public et qui ont marqué sa vie, a déjà connu deux tirages supplémentaires, passant de 50 000 à 75 000 exemplaires. Sorti le 14 janvier, Mes étoiles noires était, le 27 janvier, en deuxième position dans le Top 20 Ipsos/Livres Hebdo des meilleures ventes d’essais en France. Ce qui est assez rare.
L’interview vidéo
Il faut dire que l’ancien footballeur – sa retraite remonte à juin 2008 – n’est pas un homme ordinaire. Les amateurs de foot n’ont certainement pas oublié ce fameux match France-Croatie en demi-finale de la Coupe du monde de 1998. Ce jour-là, on ne sait par quel miracle, par quel sortilège, le défenseur Lilian Thuram marque les deux buts qui propulsent l’équipe de France en finale. Et il demeure à ce jour le joueur ayant le plus grand nombre de sélections en équipe de France : 142. Un record. Petit à petit, au fil des ans, l’homme a pris de l’ampleur et ne se contente pas de frapper dans un ballon. Il veut être un citoyen à part entière. Il dit tout haut ce qu’il pense, se moquant du qu’en-dira-t-on. Et il se lève pour dénoncer l’injustice, le racisme, les préjugés. Un phénomène rare dans le monde du football.
L’histoire d’une vie
L’ouvrage qu’il vient de publier a toute une histoire. Elle commence le jour où, en mars 2009, l’éditeur Philippe Rey, se fondant sur sa notoriété, lui commande un livre. Réflexion faite, Thuram écarte toute idée d’autobiographie et choisit de parler des héros qui lui ont manqué dans sa jeunesse, ces hommes et ces femmes noirs d’exception dont les combats, au-delà de leur propre vie, concernent toute l’humanité, transcendent la couleur de l’épiderme. Pour lui donner vie, il se documente, s’informe. Son matériau prêt, il le confie au romancier et essayiste Bernard Fillaire pour la rédaction.
« Pour chaque chapitre, raconte Bernard Fillaire, Lilian Thuram et moi-même avons rencontré des spécialistes, des chercheurs, des historiens. Thuram a été un véritable défenseur qui n’a laissé passer aucun mot qui ne représente pas ce qu’il est. Grâce à ce travail, j’ai découvert que, chez moi, ma bibliothèque, pourtant pleine de livres, était blanche uniquement ! »
S’il parle de Lucy, considérée comme l’ancêtre de l’humanité, de Nelson Mandela, Barack Obama, Patrice Lumumba, Cheick Modibo Diarra, Aimé Césaire, Mongo Beti, Frantz Fanon, Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Rosa Parks, Kwame Nkrumah et beaucoup d’autres, Thuram ne dresse pas une simple galerie de portraits. C’est, dit-il, « l’histoire d’une vie ».
Il se rappelle son arrivée en métropole, à l’âge de 9 ans, venant de sa Guadeloupe natale, et son enfance au quartier des Fougères, à Avon, près de Fontainebleau, dans la grande banlieue parisienne. Et un nom : « La Noiraude ». Qu’est-ce donc ? « Mes camarades m’avaient surnommé ainsi en référence à un dessin animé dans lequel il y avait une vache noire complètement stupide. J’ai compris que la couleur de ma peau pouvait avoir des connotations négatives. » Lorsqu’il cherche des réponses auprès de sa mère, il n’en trouve pas. Même quand on lui enseigne que « les Noirs sont des esclaves ». Mais une question lui vient à l’esprit : « Qu’étaient-ils avant d’être esclaves ? » Pour comprendre toute la problématique du racisme et des préjugés des autres, qui conduisent à la détestation de soi et à la reproduction des attitudes que ceux qui jugent trouvent innées, Lilian Thuram a choisi de s’instruire. C’est cette culture générale solide, ce savoir acquis à force de volonté, qui lui permet de ne pas se complaire dans la posture de la victime. « Vous pouvez tomber dans la victimisation si personne ne vous explique que l’esclavage n’a été qu’un système mis en place par une petite minorité pour ses propres intérêts, dit-il. Au moment où cette minorité déportait des Africains en Amérique, il existait en Europe une autre forme d’esclavage dont certains Blancs étaient les victimes : le servage. » Thuram ne raisonne pas ex nihilo, il sait vraiment de quoi il parle. Sa ligne de conduite est simple : faire ce qu’on a à faire sans chercher à démontrer quoi que ce soit à qui que ce soit.
Besoin de héros noirs
Dans sa carrière de footballeur, Thuram a vécu des scènes qu’il n’a pas oubliées. Au cours de certains matchs, chaque fois qu’il touchait le ballon, il entendait fuser du public « des cris de singe », expression du racisme primaire. Loin de le paralyser, ces comportements ont renforcé sa carapace. Il a également entendu toutes sortes de théories sur les qualités naturelles des Noirs, qui les rendraient plus performants que les Blancs. En clair, une négation de tout effort de leur part, de tout esprit de sacrifice, de leurs souffrances à l’entraînement… C’est tout ce vécu qui l’a poussé à créer, en 2008, la Fondation Lilian Thuram Éducation contre le racisme, dont l’objectif est d’enseigner aux enfants que tous les hommes sont pareils. Personnage respecté, il est notamment membre du Haut Conseil à l’intégration et du conseil d’administration de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Homme de convictions, il décline, en 2008, l’offre de Nicolas Sarkozy d’entrer au gouvernement.
Mais, à 38 ans, Thuram a-t-il encore besoin de héros noirs pour se construire ? Il avoue qu’ils lui ont manqué pendant toutes ses années de formation. On ne lui a jamais appris qu’en dehors des musiciens, des sportifs, il y a des Noirs scientifiques qui ont contribué à l’évolution de l’humanité. « Pour avoir confiance en lui-même, l’enfant doit s’identifier à quelqu’un qui lui ressemble, constate-t-il. Sans cela, comment se construire ? »
Qu’a-t-il en commun avec toutes les étoiles qui l’illuminent aujourd’hui ? L’Afrique. « Si je suis fier de quelque chose, écrit-il, c’est bien de l’histoire de mes ancêtres africains mis en esclavage en Guadeloupe, qui ont résisté à cette tentative de déshumanisation qui dura des siècles. » L’ancien footballeur a sillonné le continent de ses ancêtres : Sénégal, Bénin, Sierra Leone, Togo, Nigeria, Afrique du Sud. Il aimerait visiter le Ghana, dont l’histoire l’intéresse, confie-t-il. « Je me rends en Afrique chaque fois que j’en ai l’occasion. Et j’ai toujours le sentiment de retrouver des gens de ma famille. » Ayant grandi avec des Africains, dont des Zaïrois, il parle quelques mots de lingala.
Parmi ses amis, il cite volontiers le Malien Cheick Modibo Diarra, le Camerounais Achille Mbembe qui, dit-il, a exercé une grande influence sur sa construction intellectuelle. Et n’oublie pas ses coéquipiers de certains clubs européens comme le Camerounais Samuel Eto’o, l’Ivoirien Yaya Touré ou le Ghanéen Stephen Appiah. En 2007, Thuram faisait partie d’une délégation de l’Iris qui s’était rendue en Afrique de l’Ouest pour une sensibilisation sur le sort des enfants-soldats ayant servi, par le passé, dans les différents groupes armés de la région.
Lors d’un voyage en Afrique du Sud sur un vol Air France, « une hôtesse annonce que nous allons voir un film africain en “langue originale”, raconte-t-il dans son livre. Je lui fais remarquer que l’Afrique est un continent composé de nombreux pays et de centaines de langues. “Pourriez-vous annoncer un film européen en langue originale ?” » Tel est Thuram, attentif à tout. Dommage que la promotion de son ouvrage ne lui laisse pas le temps de regarder la Coupe d’Afrique des nations. Parlant de l’attaque armée qui a touché l’équipe du Togo, il condamne « ceux qui font de la politique en prenant le sport en otage et pour cible ».
Quand il évoque Nelson Mandela, qu’il a rencontré en 1999, Thuram reconnaît sa grandeur, qui a évité bien des malheurs à l’Afrique du Sud. Mais il se demande : « Qu’en est-il de l’indemnisation des Noirs spoliés depuis le début de la colonisation ? […] Que se serait-il passé si Mandela avait décidé de reprendre les terres aux Blancs ? L’Europe et les États-Unis, qui ont si longtemps accepté la domination blanche sur l’Afrique du Sud, auraient-ils été d’accord ? »
Il admire aussi Aimé Césaire, disparu en 2008, dont le Discours sur le colonialisme, après avoir été introduit au programme du bac littéraire français en 1994, « a été finalement jugé subversif et mis à l’index par l’Éducation nationale ». Lors des funérailles du poète, il s’adresse à lui en ces mots : « Vous pouvez partir en paix, car vous avez éduqué une population. Nous sommes vos fils et vos filles, nous continuerons à parler, à écrire, pour dénoncer les injustices. »
Comme Césaire, Thuram lutte contre le racisme dont les Noirs sont les principales victimes. Et comme Césaire, il se bat pour la fraternité et la dignité de l’homme. Pour lui, nul ne naît raciste ; blanc, jaune, noir ne sont que des créations de l’esprit. Tout repose sur l’éducation. Et le voilà, aujourd’hui, rêvant d’une « humanité postraciale ». Une nouvelle utopie ? « Non, répond-il. Les idées ont beaucoup évolué. Si l’on ne se lève pas pour parler, éduquer les esprits, et convaincre les uns et les autres qu’il n’y a qu’une race humaine, rien ne bougera. » Son prochain combat : une exposition au musée du Quai Branly pour dénoncer les zoos humains de l’époque coloniale.
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