Algériennes malgré tout
L’agression en France de Rayhana, qui a fui le terrorisme islamiste des années 1990, révèle une situation encore difficile pour les femmes artistes.
D’abord, elle a reconnu l’odeur. Celle de l’essence que deux hommes, le 12 janvier, lui ont jetée au visage en plein centre de Paris. Ensuite, il y a eu ces mots, « putain », « mécréante », qui lui ont rappelé les périodes les plus noires de son histoire. La comédienne algérienne Rayhana ne pensait pas subir de telles menaces et être agressée en France. « Ici, je me suis toujours sentie très en sécurité. Tous les artistes algériens vivant en exil vous le diront, nous sommes très protégés. »
Rayhana a quitté sa terre natale en 1999, à l’âge de 35 ans. Artiste engagée, comédienne passionnée, elle a été le témoin de drames atroces durant les années noires. « Le dernier metteur en scène avec qui j’ai travaillé, Azzedine Medjoubi, le directeur du Théâtre national algérien, s’est fait tuer en plein Alger. J’ai ensuite travaillé sur le film Le papillon ne volera plus, dont le réalisateur, Ali Tenkhi, a lui aussi été assassiné par les intégristes. » Harcelée, menacée, agressée physiquement, elle vit longtemps cachée puis finit par se décider à partir. Grâce à l’aide d’une association, Aïda, et de son amie Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes), elle parvient à s’installer en France.
Toute tragique qu’elle soit, l’histoire de Rayhana n’en est pas moins banale. Comme elle, des dizaines de femmes artistes et intellectuelles ont fui le terrorisme islamiste dans les années 1990. Un drame pour l’Algérie, dont la vie culturelle pâtit encore du départ de cette génération sacrifiée. Dix ans plus tard, les autorités semblent vouloir remédier à la situation et panser les blessures.
Affres de l’anarchie
Zoulikha Bouabdellah, 32 ans, a reçu en 2007 le prix du président Bouteflika pour la jeune création algérienne, dans la section arts plastiques. Pourtant, elle vit et travaille en France depuis ses 16 ans . « L’État nous montre qu’il ne nous a pas oubliés, c’est une reconnaissance importante. Je ne travaille pas en Algérie, je suis loin d’être une artiste officielle, mais je fais la promotion de mon pays à travers mon histoire. » Le 8 juin dernier, le président Bouteflika a d’ailleurs lancé un appel à tous les artistes algériens. « L’Algérie est en train de sortir des affres de l’anarchie et du terrorisme, mais le succès de la réconciliation nationale ne serait pas complet s’il se réduisait à une victoire sur le désordre barbare. L’Algérie a besoin des pinceaux de ses peintres, du regard de ses cinéastes, des gestes de ses acteurs et de ses danseurs, des rythmes de ses musiciens et de l’écriture de ses femmes et hommes de lettres. »
Mais les discours ne suffisent pas à aider les artistes à sauter le pas. Si Zoulikha se sent profondément algérienne, elle n’envisage pas pour autant de retourner travailler dans le pays de son enfance. « J’ai déjà exposé en Algérie, mais il y a des pièces que je ne pourrais pas montrer, car le public ne les comprendrait pas. La société algérienne est trop influencée par l’islamisme pour ne pas être choquée par mes œuvres qui interrogent la religion. Il y a comme une barrière culturelle qui s’est érigée entre mon pays et moi », regrette-t-elle. Rayhana non plus ne voit pas de fin à son exil. « J’adorerais faire découvrir mes œuvres au public algérien. Mais mon écriture est beaucoup trop crue. »
Dans sa dernière pièce, À mon âge, je me cache encore pour fumer (voir J.A. n° 2555-2556), Rayhana revient sur les années noires et sur leurs principales victimes, les femmes. Les comédiennes y parlent librement de sexualité, d’amour, de la violence des hommes et du mépris à leur égard. « Ce sont des sujets encore tabous en Algérie. Et aucun directeur de théâtre n’oserait mettre sur scène des comédiennes à moitié nues dans un hammam ! »
« Chez ces artistes exilés, la nostalgie et le mal du pays sont des thèmes récurrents », note une journaliste algérienne. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter la musique de Souad Massi, qui a elle aussi dû quitter le pays dans la précipitation en 1999. Chanteuse dans un groupe amateur, elle travaille alors comme ingénieure dans un cabinet d’urbanisme, qui finit par la licencier sous la pression des menaces. Elle est sur le point de tout abandonner quand un journaliste algérien en exil la fait inviter au festival Femmes d’Algérie, au Cabaret sauvage, à Paris. Depuis, Souad Massi a fait le tour du monde avec des chansons empreintes de nostalgie comme ses tubes « Raoui » (« le conteur ») et « Bladi » (« mon pays »).
« Ça n’est pas parce que nous sommes partis que nous avons renoncé à créer et à parler de notre pays. Au contraire, cela nous donne encore plus envie de réussir pour montrer l’exemple. C’est ça la vraie victoire sur l’obscurantisme », ajoute Rayhana. Comme elle, l’actrice Biyouna, qui a été de nombreuses fois menacée et qui a vu ses amis artistes mourir, n’a jamais cessé de travailler en France et en Algérie. Car elle n’est arrivée que tardivement en France, après le terrorisme. À présent, elle est une actrice célébrée dans son pays, malgré (et pour) la réputation de femme libre dont elle se targue.
Exilées mais pas amères
Aujourd’hui, malgré l’amélioration de la situation politique et sécuritaire en Algérie, les conditions propices à la création artistique ne sont pas réunies. Pis, de nombreux artistes continuent à rêver d’ailleurs. « Actuellement, ce sont surtout des problèmes économiques qui poussent les jeunes artistes à partir. Il n’y a pas assez de lieux pour créer, pour exposer, pas de financements suffisants pour la culture », déplore Zoulikha. Et c’est peut-être là que la diaspora a son rôle à jouer. À l’instar de la photographe franco-algérienne Zineb Sedira, qui travaille par exemple sur un projet de lieu d’exposition à Alger. Exilées mais pas amères, loin des yeux mais pas du cœur, ces femmes gardent avec leur pays des liens profonds, complexes et combien douloureux.
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