Haïti : des artistes témoignent

Terre de création, le pays devait accueillir du 14 au 21 janvier le festival Étonnants voyageurs. Quelques jours après le séisme du 12 janvier, des écrivains et des cinéastes racontent comment ils ont vécu la catastrophe.

L’écrivain canadien né à Haïti Dany Laferrière © AFP

L’écrivain canadien né à Haïti Dany Laferrière © AFP

ProfilAuteur_TshitengeLubabu

Publié le 27 janvier 2010 Lecture : 6 minutes.

Quatre-vingt-dix secondes. Cela paraît court, très court. Mais cela a suffi, le 12 janvier, à 16 h 50, pour que Port-au-Prince, la capitale haïtienne, plonge dans l’horreur. Sens dessus dessous, la ville a vu ses fondements s’écrouler dans une atmosphère de fin du monde. Mais ici le monde ne finit pas, il résiste à la furie de la nature. Dans son emploi du temps, Port-au-Prince devait accueillir, du 14 au 21 janvier, le festival littéraire Étonnants Voyageurs. Créer, transformer, saisir cet univers à la fois hospitalier et imprévisible qui s’échappe, malmène, engloutit ses enfants, telle est l’une des caractéristiques des Haïtiens.

Dire la condition humaine

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On connaît la beauté colorée des tableaux de ses peintres dits « naïfs ». Et aussi le lyrisme envoûtant de ses romanciers et poètes, de Jacques Roumain à Lyonel Trouillot, de Jacques Stephen Alexis à Dany Laferrière, en passant par René Depestre, Jean Metéllus, Kettly Mars, Frankétienne, Bonel Auguste, Georges Anglade, Louis-Philippe Dalembert et tant d’autres. Et c’est là l’un des paradoxes d’Haïti. Ce pays minuscule, dont la densité de la population au kilomètre carré est l’une des plus élevées au monde, avec un taux d’analphabétisme de 56 %, est une terre d’écrivains. C’est comme si, stimulés par la richesse de leur littérature orale, les Haïtiens s’étaient assigné une mission : dire la condition humaine, mille fois inventée et réinventée. Paradoxe des paradoxes, la création littéraire dans ce pays sur lequel s’amoncelle un tas de clichés est d’une vitalité extraordinaire, qu’elle soit en français ou en créole. On pourrait même penser que l’enfermement de ce pays donne des ailes à son imaginaire.

Ce 12 janvier, Dany Laferrière, auteur, notamment, du célèbre Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et de L’Énigme du retour (prix Médicis 2009), se trouve à l’hôtel Karibé de Pétionville, où il est arrivé à 16 h 30. C’est là que sont logés les invités du festival Étonnants Voyageurs. Il tombe sur Rodney Saint-Éloi, éditeur et poète, qui vient juste d’arriver du Canada. Le temps de déposer les valises dans la chambre de ce dernier, les deux hommes se retrouvent au restaurant de l’hôtel. Une troisième personne, Thomas Spear, professeur de littérature aux États-Unis, les rejoint.

« J’attendais que la terre s’ouvre »

Dans une lettre adressée à son ami l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou que ce dernier a postée sur son blog, Laferrière raconte comment, à 16 h 50, il a vécu le tremblement de terre : « C’est un bruit qui vient dans mon dos. Terrible. Comme si on nous mitraillait. Je me retourne. Rien. Soudain, je vois les cuisiniers passer en trombe. Je me dis que quelque chose a sauté dans la cuisine. Cela m’a pris six à huit secondes pour comprendre que c’est un tremblement de terre. On court, Rodney et moi. Thomas reste pour finir sa bière, dit-il. On revient le chercher. On se met à plat ventre dans la cour, sous les arbres. […] Soudain une deuxième secousse. Je prends peur car j’ai l’impression que cela ne s’arrêtera plus – pas avant notre mort. J’attendais que la terre s’ouvre. Quelqu’un a dit qu’il fallait quitter la cour où il y a trop d’arbres et se réfugier sur le terrain de tennis. On y va. Une petite secousse… Les visages sont cireux. On ne sait pas où on est. Un nuage de poussière s’élève sur la ville. Une odeur de brûlé. Pas un cri. Silence total. Silence total. »

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Le lendemain, Lyonel Trouillot, un autre écrivain célèbre, vient chercher Laferrière en voiture et le conduit auprès de sa mère. Ils se retrouvent ensuite chez Frankétienne. L’auteur d’Ultravocal est effondré. Pour deux raisons. D’abord, parce que sa maison a été endommagée. Ensuite, parce qu’il a écrit une pièce de théâtre dont le thème est… un tremblement de terre à Port-au-Prince. Georges Anglade, autre figure de la littérature haïtienne, n’a pas eu de chance : il est mort avec sa femme chez des amis. Connu pour son goût de la liberté et son esprit d’indépendance, Anglade avait été embastillé sous le régime de Jean-Claude Duvalier, avant de prendre le chemin de l’exil comme bon nombre de ses compatriotes.

Sens de la solidarité

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L’un des rescapés, Louis-Philippe Dalembert, donne son témoignage dans un courrier électronique adressé à Jeune Afrique. Il écrit : « Dès que je peux, je fais un tour dans la ville pour me rendre compte de la situation. Sur le plan personnel, dormir à la belle étoile n’est rien par rapport aux dégâts considérables que j’ai pu constater. Des cadavres d’enfants et d’adultes sur le bord de la route, des gens blessés transportés à dos d’homme, des enfants transportant d’autres enfants, des gens hébétés, hagards, comme s’ils n’étaient pas encore conscients de ce qui leur est arrivé. »

Face au malheur, les écrivains haïtiens ont, unanimement, mis l’accent sur ce qui leur paraît fondamental : le sens de la solidarité. Les habitants de Port-au-Prince ont participé à la recherche de survivants, à l’enterrement de corps de victimes. Ils ont partagé le gîte et le couvert avec ceux qui ont tout perdu, biens comme parents. Dans leurs réactions, l’on sent une colère par rapport aux images voulant à tout prix prouver que tout va mal, que les pillards sévissent dans la ville, et passant, ainsi, à côté de la réalité. La colère, c’est aussi cette idée saugrenue selon laquelle Haïti est une terre maudite, un concentré des souffrances des déshérités de la planète. La malédiction viendrait de la victoire militaire des Haïtiens sur l’armée coloniale et qui a débouché sur la proclamation de l’indépendance en 1804.

« Les dirigeants sont majoritairement des incapables »

Qui aurait donc maudit Haïti ? Dieu ? Cette idée met les écrivains en colère, et ils la perçoivent comme une insulte faite à leur peuple. C’est pourquoi ils essayent de démontrer, à l’instar de Dany Laferrière, que ce qui est arrivé est la conséquence d’une fatalité géographique : Haïti se trouve dans une zone favorable à ce genre de phénomène. Le réalisateur Arnold Antonin pointe du doigt le gouvernement. Il écrit sur Facebook : « Hier j’ai fait le tour de Port-au-Prince. Apocalyptique. Le pire, c’est que vingt-quatre heures après le séisme les gens étaient encore totalement abandonnés à eux-mêmes. C’était d’autant plus douloureux pour moi que j’avais passé toute l’année dernière à demander de mettre en place des structures capables de faire face à ce genre d’éventualités que tous les scientifiques annonçaient dans le pays. »

Pour lui, cette épreuve doit réveiller les élites et déclencher un sursaut national afin de partir sur de nouvelles bases et reconstruire Haïti. Même son de cloche de la part du chanteur Beethova Obas, qui affirme : « Chez nous, les dirigeants sont majoritairement des incapables. » La musique a perdu certains de ses meilleurs éléments : le producteur Joubert Charles, manager du groupe Konpa Kreyol ; King Kino, du groupe Konpa Phantom ; Ricky Juste, ancien batteur du groupe Kadans ; le rappeur Jimmy O… tous porteurs de la parole haïtienne. 

Interpeller l’humanité

Qu’ils vivent dans des pays étrangers dont ils ont, pour certains, pris la nationalité, ou qu’ils refusent de quitter cette île à laquelle ils tiennent par-dessus tout, les écrivains haïtiens ont montré, à l’occasion de ce séisme, leur profond attachement à leur terre natale. Il n’y a pas, dans leur attitude, un quelconque misérabilisme, mais une conscience du fait que ce qui s’est passé doit interpeller l’humanité entière. Et que le monde, au lieu de continuer à les juger à partir de stéréotypes, devrait plutôt se montrer respectueux de ce qu’ils sont.

Car Haïti est fière de son histoire. Et donne, comme le dit Yanick Lahens, professeur de littérature à Port-au-Prince, « une autre mesure essentielle du monde, celle de la créativité. Parce que nous avons aussi forgé notre résistance au pire dans la constante métamorphose de la douleur en créativité lumineuse ». Ces hommes et ces femmes, conteurs d’histoires à nulle autre pareilles, conçues dans la douleur de l’exil ou dans la tourmente d’un quotidien difficile, sont, en fin de compte, les meilleurs représentants du peuple haïtien. Ils sont sa conscience et son âme. Dany Laferrière ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare : « Quand tout tombe, il reste la culture. Et la culture, c’est la seule chose qu’Haïti a produite. Ça va rester. »

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