Joseph E. Stiglitz : 
« La récession est toujours là »

La crise n’est pas finie et le système financier doit être ramené à sa juste place. Le Prix Nobel américain d’économie a profité d’un passage en Tunisie pour proposer sa recette : la régulation.

 © Reuters

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Publié le 27 janvier 2010 Lecture : 5 minutes.

« Économiste éminent, visionnaire, infatigable défenseur de l’Afrique »… À 67 ans, Joseph E. Stiglitz, le plus célèbre des anti-bushiens, a été porté aux nues par les centaines de personnes qui l’ont religieusement écouté et submergé de questions lors de la série de conférences qu’il a données à Tunis les 11 et 12 janvier. Invité d’abord par l’Institut africain de développement, il a été accueilli par son ami et admirateur Donald Kaberuka, président de la Banque africaine de développement (BAD).

« La crise économique et financière n’est pas, comme d’aucuns le prétendent, derrière nous », a lancé Donald Kaberuka. Le prenant au mot, Joseph E. Stiglitz s’est alors lancé dans une démonstration de près de trois heures devant plus de trois cents personnes : hauts fonctionnaires de la banque, diplomates, financiers, et une trentaine de journalistes. La conférence est diffusée en direct – par satellite – dans cinq centres régionaux de la BAD en Afrique (Mali, Nigeria, Rwanda, RD Congo et Sénégal) qui avaient ainsi la possibilité de participer aux débats. Le programme a évidemment débordé. Aucune lassitude pourtant du côté de Stiglitz.

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Universitaire pointu, ce partisan d’un « nouveau keynésianisme » se montre pédagogue lorsqu’il s’agit d’expliquer la crise, de prédire la mort du libéralisme sans limites et le retour à la régulation. Après une autre conférence, en fin de journée, réservée aux directeurs de la BAD, il est l’invité d’un autre ami, Kamel Morjane, ministre tunisien de la Défense (nommé le 14 janvier aux Affaires étrangères). Le lendemain, il a eu un entretien sur les performances de l’économie tunisienne avec le Premier ministre Mohamed Ghannouchi au Palais de la Kasbah, avant d’enchaîner avec une conférence au Centre national de la cartographie et de la télédétection devant les élèves de l’Institut de défense nationale (les cadres de l’armée) et un grand nombre de hauts fonctionnaires. Son séjour – avec son épouse – s’est alors achevé, plus calmement, par un périple touristique.

Les leçons de la crise 

Joseph E. Stiglitz : J’en ai tiré deux, importantes. La première : contrairement à ce que l’on croyait, les États-Unis n’avaient ni de bonnes institutions ni de bonnes politiques. Tous leurs instruments de contrôle ont échoué. Seconde leçon : aucun pays au monde n’est immunisé contre la crise. Les pays en développement ont été sévèrement touchés par la chute du commerce mondial, l’assèchement des liquidités à court terme et la baisse des transferts des migrants. Les pays qui disposaient de bonnes réserves de change et ceux dont les systèmes financiers sont bien régulés contre les capitaux spéculatifs ou à court terme ont mieux résisté.

En finir avec la dérégulation

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La crise a mis à nu les faiblesses de certaines théories et politiques économiques qui prônaient la dérégulation, qui ont aggravé l’ampleur de la crise et son expansion géographique. On croyait – certains continuent de le croire – que les marchés libres se comportent de façon rationnelle. Or ce n’est pas le cas. Les modèles étaient faux parce qu’ils étaient basés sur l’addition des avantages et le partage des risques. Auparavant, à l’époque du vieux capitalisme, le responsable payait lorsqu’il se trompait. Dans le nouveau capitalisme, c’est le contribuable qui paie. En fait, le système n’a pas partagé les risques, il les a créés. Les banques et les intermédiaires gagnaient beaucoup d’argent en commissions ou en bonus mais prêtaient peu d’attention au surendettement de leurs clients.

Les dirigeants ont fait leur mea culpa, mais ils n’ont rien compris. On a accusé les paradis fiscaux, mais ce ne sont pas eux les responsables. Ce sont les marchés domestiques qui, sans restrictions, ne se sont pas auto-corrigés. Ils ont provoqué une aggravation anormale des coûts des transactions. Incomprises par les gens ordinaires, les innovations financières n’ont pas accru l’efficience globale de l’économie. Ces défaillances ont imposé des coûts énormes aux États-Unis et au reste du monde.

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Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un juste équilibre entre le marché et l’État, un équilibre variable selon les pays et les époques. Le rôle de l’État sera utile dans la prévention des « accidents » et dans la promotion des bonnes innovations. Nul besoin d’avoir un PhD (doctorat) pour savoir lorsqu’il y a une « bulle spéculative ». Le problème est de la dégonfler avant qu’elle n’éclate. Jusqu’à présent, on se refusait à reconnaître une « bulle » tant qu’elle n’avait pas explosé !

Nouvelle gouvernance mondiale

Le passage du G8 au G20 a été une étape importante. Mais il y a encore 172 pays non représentés. La voix de la Chine commence à peser. Mais l’Afrique subsaharienne n’est représentée que par un seul pays [l’Afrique du Sud, NDLR]. Le G20 manque donc de légitimité politique et de représentativité. Il n’a pas encore réussi à mobiliser des fonds suffisants et à long terme pour aider les pays pauvres. Les États-Unis ont mobilisé plus de 180 milliards de dollars pour sauver la firme d’assurance AIG. C’est plus que le montant annuel de l’aide au développement. Je suis furieux de voir que cet argent a été dépensé de façon peu transparente. Je suis aussi furieux devant l’échec de la conférence de Copenhague sur le changement climatique, le retour du protectionnisme, l’accroissement des inégalités dans le monde et la lenteur des réformes des institutions financières internationales.

Retour à la croissance : 2011 ou 2012

La reprise est très lente aux États-Unis. La récession est, dit-on, terminée. En fait, nous assistons seulement au passage d’une croissance économique négative à une croissance positive. La récession est toujours là quand on regarde la courbe de l’emploi et celle des capacités de production. Aujourd’hui, un Américain sur six ne peut pas trouver un emploi à plein temps. La durée de travail hebdomadaire est tombée à moins de 33 heures. Beaucoup de chômeurs sont si découragés qu’ils ne cherchent plus de travail.

À cela s’ajoutent les problèmes qui touchent encore les marchés financiers. Il ne peut y avoir une reprise économique robuste et rapide. Le retour à la croissance dans les pays développés ne sera pas possible avant 2011 ou 2012. Mais la relance en Chine et dans les autres pays asiatiques émergents constitue une bonne nouvelle pour les pays africains. Elle entraînera une hausse des cours des matières premières qui leur sera bénéfique.

À quand la prochaine crise ?

Les réformes en cours ou proposées sont, de l’avis général des experts, incapables d’empêcher une autre crise. L’actuelle concentration des établissements financiers – provoquée par la crise – n’est pas une bonne chose. Le risque d’une nouvelle crise est significatif. Mais il est prématuré de dire quand elle éclatera. 

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