Kouchner, « l’homme révolté »
En concurrence avec l’Élysée sur la politique étrangère, le ministre français garde la main sur quelques dossiers, notamment ceux qui touchent aux crises humanitaires. Avec des résultats mitigés.
Kigali, Kinshasa, Brazzaville, Ouagadougou : quatre jours d’un périple africain entamé le 6 janvier ont permis à Bernard Kouchner de retrouver son terrain de prédilection. S’il dirige l’une des institutions les plus protocolaires et les plus surannées de la République française, ce qui le passionne le plus sont les crises humanitaires. Elles le mettent en verve.
Avec lui, le massacre guinéen est « innommable », et les rescapés du génocide rwandais ont « le corps, mais aussi le cœur déchirés ». Ses accents tragiques restent convaincants. À 70 ans, le « French Doctor », un peu ridé, les mains légèrement tachetées, cultive son côté « homme révolté ». Son visage sérieux, tout en angle, son port droit et sec, ses petites lunettes, souvent au bout du nez, y sont peut-être pour quelque chose. Sa connaissance des médias et de leur goût pour la formule, aussi. Il y a surtout l’expérience. Celle du médecin, du pionnier de l’humanitaire, de l’émissaire français au Rwanda en plein génocide, ou du haut représentant des Nations unies au Kosovo, et, finalement, du diplomate. Des épisodes qu’il adore raconter en s’y réservant souvent le beau rôle.
Mettre Dadis hors jeu
Le 6 janvier, dans l’A319 présidentiel qui l’emmène à Kigali, le ministre français des Affaires étrangères est intarissable sur la Guinée. Il se félicite d’avoir réussi à sensibiliser Hillary Clinton et son ambassadrice aux Nations unies, Susan Rice. Confie son horreur à la lecture du rapport de l’Algérien Mohamed Bedjaoui sur les détails barbares du massacre du 28 septembre 2009. Dans ces moments-là, il réagit avec émotion, de façon épidermique. Il laisse tomber son côté policé.
Kouchner a fait sien le dossier guinéen. Il s’en est emparé dès le massacre, criant son indignation à toutes les tribunes, comparant le capitaine Dadis Camara, chef de la junte et responsable présumé, à Idi Amin Dada. Il voudrait le voir jugé et insiste auprès de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, pour qu’il saisisse la Cour pénale internationale.
Il agit aussi : le 4 janvier, le directeur Afrique du Quai d’Orsay, Stéphane Gompertz, et le patron de la cellule Afrique de l’Élysée, André Parant, ont rencontré Sékouba Konaté. Objectif : convaincre le numéro deux de la junte de s’imposer à la place de « Dadis », mettant ainsi ce dernier hors jeu.
« Arrêtez de voir toujours ce qui ne va pas ! »
Deux jours plus tard, Kouchner, arrivé à Kigali, se frotte les mains, le plan est mis à exécution. Konaté s’adresse à la télévision guinéenne et parle en chef d’État. Pour le ministre, c’en est fini de Dadis. « On a peut-être évité un nouveau génocide », confiera-t-il le lendemain au président rwandais Paul Kagamé.
Plus perplexes, les journalistes l’interrogent. Konaté est-il vraiment le bon cheval pour conduire la Guinée à des élections transparentes ? On le dit malade d’une cirrhose, il est militaire avec des méthodes de militaire, Dadis a peut-être encore des partisans… « Arrêtez de voir toujours ce qui ne va pas ! » se défend Kouchner. Dans la soirée du 12 janvier, Dadis allait débarquer à Ouagadougou après plus d’un mois d’hospitalisation au Maroc. L’homme que le ministre disait hors jeu ne semble pas encore avoir renoncé.
8 janvier. Deuxième étape. Kinshasa. Plus que la présidentielle de 2011, c’est la Monuc (Mission des Nations unies au Congo) qui intéresse Kouchner : sa tâche impossible – défendre les civils aux côtés d’une armée qui vient d’intégrer des rebelles –, ses moyens réduits (20 000 hommes alors qu’il en faudrait 300 000) et la lassitude des pays contributeurs.
Le rendez-vous manqué d’Abidjan
Le lendemain, à Brazzaville, une nouvelle crise est au menu : celle des quelque 100 000 habitants de Dongo (RD Congo) qui se sont réfugiés au Congo-Brazzaville. Kouchner promet l’envoi dans un délai d’une semaine d’un avion français pour approvisionner les déplacés. L’humanitaire, l’urgence, les conflits. Encore. Le 14, l’appareil était finalement attendu courant janvier.
Avec l’énergie d’un hyperactif – il dort peu, a commencé sa journée à Brazzaville par un jogging sur la corniche –, c’est sur ce terrain-là que le ministre des Affaires étrangères essaie d’exister en Afrique. À moins que ces dossiers soient ceux que lui laisse Claude Guéant, le tout-puissant secrétaire général de l’Élysée. Le bras droit de Nicolas Sarkozy a pour habitude de court-circuiter le Quai d’Orsay.
Ainsi, l’affaire ivoirienne. La tournée du ministre français devait s’achever par Abidjan. Le retard pris dans la préparation des listes électorales l’a contraint à annuler à la dernière minute. Voilà pour la version officielle. La visite à Abidjan de Guéant, prévue fin janvier, est aussi un élément d’explication. Laisser la primeur à l’Élysée… Au final, Kouchner n’aura pas offert son cadeau à Laurent Gbagbo : des ouvrages du philosophe et historien Marcel Gauchet (au lieu des boutons de manchettes, qu’il aime offrir mais que son cabinet lui avait déconseillés pour Gbagbo).
Kouchner, atout de la réconciliation avec le Rwanda
Rien ne l’irrite plus que le nom de Claude Guéant – sinon, peut-être, une boutade sur un sac de riz. La réconciliation avec le Rwanda après trois ans de rupture, il y est pour beaucoup. Son cabinet a travaillé discrètement pour rétablir un début de confiance. C’est pourtant Guéant qui, à Kigali, a annoncé la reprise des relations diplomatiques, le 29 novembre dernier. Les Rwandais ne sont pas dupes. Ils savent comment et par qui le dossier a été géré. Malgré sa gravité légendaire, Paul Kagamé a reçu son invité avec chaleur (les deux hommes se connaissent depuis 1994). « Si Sarkozy décide de remplacer Kouchner, ce n’est pas sûr que la réconciliation tienne », explique un membre du Front patriotique rwandais (FPR), au pouvoir.
Ailleurs, est-il aussi apprécié ? L’ex-humanitaire n’est pas vraiment à cheval sur le protocole. Ses collaborateurs en ont pris l’habitude. « On se croirait au Quai d’Orsay ! » leur lance-t-il quand il s’entend dire « ce n’est pas possible ». « Il est où, Contini, il a toujours sa barbe ? » s’amuse-t-il à propos du futur ambassadeur à Kigali, un ami de longue date (Laurent de son prénom).
Les Congolais de Kinshasa, eux, ont moyennement goûté que le ministre ne dorme pas chez eux. Il devait y passer la nuit du 8 janvier. Mais la veille, vers 22 heures, il décide qu’il préfère coucher de l’autre côté du fleuve, chez Denis Sassou Nguesso. Et tape du poing sur la table (au sens propre). Peu importent les susceptibilités : le 9 janvier au matin, Kouchner s’est réveillé à Brazzaville.
Kigali contre Kinshasa ?
Surtout, l’impression domine à Kinshasa que le réchauffement entre Paris et Kigali se fait au détriment de la RD Congo. « Kouchner n’en a que pour les Rwandais, sa compassion n’est que pour eux », confie un convive au déjeuner à la résidence de l’ambassadeur de France en RD Congo, le 9 janvier. Opposition, gouvernement, société civile : les trois parties réunies ce jour-là autour de la table partagent le même avis.
Il a aussi froissé l’équipe de Blaise Compaoré, médiateur dans la crise guinéenne, qui a remis les pendules à l’heure. Lors de son entretien avec le président burkinabè, le 10 janvier, le ministre s’est entendu dire qu’il vaudrait mieux laisser les Africains trouver eux-mêmes une solution. « La France ne connaît pas le terrain, c’est beaucoup plus compliqué que ça », confie un proche de Blaise Compaoré. Dommage pour Kouchner, qui s’attendait à être sinon félicité, du moins encouragé. Y accorde-t-il vraiment de l’importance ? Lui qui passe son temps à le parcourir, il sait que le monde est grand, et les crises nombreuses.
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