Littérature : la colère des modernes
Plus proche de la verve du XVIIIe siècle français que de l’épopée lyrique de la négritude, le roman camerounais contemporain a une place à part dans le corpus francophone africain.
Cameroun, les défis de la croissance
« J’ai du mal à être légère et gaie », se plaît à dire Léonora Miano, l’étoile montante de la nouvelle littérature camerounaise. Un refus du léger et du futile qui renvoie, au-delà de la pratique littéraire propre à cette jeune romancière, à une tendance profonde des productions littéraires des deux rives du Mungo, dont celle-ci est issue.
Depuis leur entrée en scène il y a soixante ans, les écrivains camerounais modernes se sont distingués par leur écriture puissante, aux prises avec le social et le politique, volontiers dénonciatrice et combative. Ce tropisme sociopolitique de la littérature camerounaise de langue française s’explique en partie par les conditions de son émergence au début du XXe siècle. C’est, d’une part, en réduisant à néant les premières tentatives de production littéraire en langues locales et, d’autre part, en minorant les productions en anglais et en allemand que l’administration coloniale française a érigé sa langue comme principal idiome. Et la mémoire collective n’a pas oublié l’histoire tragique du sultan Ibrahim Njoya qui inventa, à la fin du XIXe siècle, l’alphabet bamoun et rédigea des textes d’érudition dans cette écriture. Le colonisateur s’est acharné à faire disparaître cette œuvre et à s’assurer qu’elle ne pourrait être transmise en détruisant les presses et en fermant les écoles.
Le feu sacré de la révolte
C’est cette violence coloniale que la première génération de romanciers camerounais – Mongo Beti, René Philombe, Francis Bebey et Ferdinand Oyono – s’est attachée à représenter à partir des années 1950. La seconde génération, qui compte nombre de femmes (Marie-Thérèse Assiga Ahanda, Lydie Dooh-Bunya, Werewere Liking, Calixthe Beyala), perpétue ce feu sacré de la révolte en interpellant la société patriarcale camerounaise et en donnant à voir ses violences et sa barbarie.
La nouvelle génération d’écrivains est autrement politisée, qui, depuis les années 1990, assure la relève des grands anciens et exprime, à travers des récits souvent de grande qualité, sa colère contre les faiblesses et la corruption des hommes politiques, contre le poids des traditions, contre une société incapable de se renouveler, contre ses anomies, ses illusions.
Depuis son premier ouvrage, L’Intérieur de la nuit, paru chez Plon en 2005, Léonora Miano s’est imposée comme le chef de file de cette nouvelle génération. En quatre romans et quelques dizaines de milliers d’exemplaires vendus, elle a réussi à donner une visibilité magistrale à son univers, sombre et pesant, lourd du poids des traditions. Née à Douala en 1973, Miano écrit depuis l’âge de 8 ans et a publié L’Intérieur de la nuit à 32 ans.
Miano fusionne les tragédies du passé et du présent
Il y est question de sacrifices humains et de cannibalisme, de la léthargie d’une société malade de son passé, de l’incurie et du chaos post-colonial. Avec une véhémence maîtrisée de la dénonciation qui rappelle Naipaul. Dans Contours du jour qui vient (Plon, 2006), la romancière met en scène le drame des enfants abandonnés par leurs parents qui les soupçonnent d’être des « mangeurs d’âmes » : la jeune Musango, rejetée par sa mère, tente de la retrouver. Sa quête la conduit à travers les bas-fonds, peuplés d’adultes abîmés par la vie.
Ce qui frappe dans les récits de Miano, c’est sa narration quasi documentaire, anthropologique, admirablement servie par la force poétique de son style et la lucidité de son regard sans complexe et presque chirurgical. Dans son dernier roman, Les Aubes écarlates (Plon, août 2009), l’écrivaine va encore plus loin dans son exploration du mal africain. Elle fusionne les tragédies du passé et du présent – la traite et le sort des enfants-soldats – pour dessiner le destin d’un continent abandonné des dieux. Réunissant l’Afrique et sa diaspora dans un même souffle fictionnel, ce roman polyphonique se propose aussi de rendre aux Africains leur mémoire, afin qu’ils puissent enfin combler le trou noir civilisationnel et spirituel creusé par la traite négrière. Car, comme l’explique la romancière dans une postface de son roman, « les morts ne sont pas morts ». Ils ne cessent de se rappeler à nous.
Les incontournables
Si l’œuvre de Léonora Miano est impressionnante, il ne faut pas oublier pour autant les autres figures, toutes aussi incontournables, des lettres camerounaises contemporaines, parmi lesquelles Eugène Ebodé, Gaston-Paul Effa et Patrice Nganang. Auteur d’une trilogie très remarquée publiée chez Gallimard dans la collection Continents noirs – La Transmission (2002), La Divine Colère (2004) et Silikani (2006) –, Eugène Ebodé raconte l’exil, l’intime et la sexualité (« l’éjaculation comme apothéose du corps », selon le critique Xavier Garnier), s’éloignant du thème de l’engagement. Tout comme Gaston-Paul Effa.
Arrivé à l’âge de 16 ans en France (où il est désormais professeur de philosophie), Effa est l’auteur de neuf romans qui se caractérisent par leur recherche linguistique et esthétique. Ses ouvrages les plus connus – Tout ce bleu (Grasset, 1996), Cheval-Roi (Éditions du Rocher, 2001) ou Nous, enfants de la tradition (Anne Carrière, 2008) – relèvent autant du roman autobiographique d’arrachement à l’Afrique que de la quête philosophique et mystique.
Enfin, avec Patrice Nganang, l’engagement est de retour. Professeur aux États-Unis, cet homme de bientôt 40 ans né à Yaoundé est d’abord un essayiste brillant. Il s’est fait connaître en publiant son magistral Temps de chien (Le Serpent à plumes, 2001), dont le narrateur est un chien philosophe. À travers cette chronique à la fois burlesque et sévère, où les hommes et leurs travers sont jaugés, pesés et dénoncés par le regard d’un chien, Nganang renoue avec la dissidence et la contestation, qui font les beaux jours des lettres camerounaises francophones. Depuis qu’elles ont repris vie, émergeant des cendres des presses et des palais du sultan Ibrahim Njoya.
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