Bilinguisme : une culture en construction
Que ses deux langues officielles soient parlées et partagées par tous, au quotidien, constituerait un atout réel pour le pays. Le rêve va-t-il devenir réalité ?
Cameroun, les défis de la croissance
« Êtes-vous francophone ou anglophone ? » D’apparence simple, la question embarrasse Daniel, 22 ans. « Je ne sais pas. S’il s’agit juste d’aptitudes linguistiques, je ne peux pas me situer, tout simplement parce que je parle les deux langues. Si l’on prend en compte la dimension culturelle, on peut dire que je suis un francophone d’éducation anglo-saxonne. » Né à Yaoundé, capitale politique du Cameroun, d’un père bamiléké originaire des hauts plateaux de l’Ouest, situés en pays francophone, et d’une mère beti ayant ses racines dans le centre du pays, tout aussi francophone, Daniel a fait toutes ses études primaires et secondaires en anglais et est aujourd’hui étudiant en lettres bilingues à l’université de Yaoundé. Il est un beau symbole de l’intégration linguistique, qui est une priorité invariablement martelée par les autorités politiques depuis les indépendances. Mais qui, dans les faits, ne fonctionne pas toujours de manière idéale.
Au Cameroun, le bilinguisme est une originalité héritée de l’histoire coloniale. Possession allemande, le pays est conquis en 1916 par les forces franco-britanniques qui le divisent en deux, les Français prenant la plus grosse partie du pays dénommée Cameroun-Oriental et les Britanniques se réservant le Cameroun méridional. Les deux entités sont administrées de manière séparée par les deux puissances coloniales. Puis les indépendances arrivent avec, dans la foulée, la réunification du pays, qui devient une République fédérale le 1er octobre 1961 et une République unitaire le 20 mai 1972. Le bilinguisme de l’État doit désormais être le signe de son impartialité, un élément de cohésion nationale. D’où un certain nombre de particularismes, notamment dans les médias d’État.
Un Idéal encore insatisfait
Le touriste ou le cadre en mission qui séjourne dans le pays pour la première fois est frappé par le journal télévisé bien particulier de la Cameroon Radio Television (CRTV). Il est invariablement animé par deux présentateurs, l’un parlant français, l’autre anglais, et lançant tantôt les mêmes sujets, tantôt des sujets différents, traités dans les deux langues par des reporters différents. Les séries télévisées américaines à succès sont diffusées soit en anglais, soit en français, ce qui a la vertu d’inciter les plus accros des téléspectateurs à essayer de comprendre l’autre langue, afin de mieux cerner l’intrigue d’un palpitant feuilleton.
La même philosophie prédomine au sein du quotidien contrôlé par le gouvernement, Cameroon Tribune, où une interview en français succède, comme si de rien n’était, à un reportage en anglais. Les médias officiels sont très clairement les outils idéologiques les plus visibles – et sans doute les plus efficaces – de l’État central dans la promotion du bilinguisme.
L’école publique est également commise à la tâche, même si les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des ambitions. Au lendemain des indépendances, le professeur Bernard Fonlon, un des théoriciens du bilinguisme camerounais, faisait remarquer ceci : « La grande majorité des Canadiens et des Belges sont restés monolingues. Un État bilingue ne suppose donc pas nécessairement des individus, des citoyens bilingues. Mais pour nous, au Cameroun, ce serait une méconnaissance des avantages qui s’offrent à nous et un manque regrettable d’idéal que de nous contenter d’avoir créé un État bilingue. L’objectif que nous devons viser doit être un bilinguisme individuel grâce auquel chaque enfant qui suit le cycle de notre système d’éducation sera capable de parler l’anglais et le français. »
Paresse linguistique ?
Près de cinquante ans après la réunification du Cameroun, ce noble chantier n’a pas énormément avancé. Des établissements scolaires publics bilingues ont été créés, mais la routine administrative et l’absence de réflexion profonde sur les techniques pédagogiques et les manuels devant permettre d’atteindre l’objectif les ont transformés en établissements où cohabitaient des classes intégralement francophones et intégralement anglophones.
La « paresse linguistique » qui a suivi le grand rêve des « pères fondateurs » a fini par favoriser l’expression, dans les années 1990, d’un certain nombre de frustrations au sein de la communauté anglophone. Cette dernière, minoritaire sur le plan démographique (environ 20 % de la population), se sentait pénalisée par ce qu’elle considérait comme une « francophonisation » à marche forcée de l’ensemble du pays, dont les capitales politique et économique, Yaoundé et Douala, sont situées en pays francophone, et dont, jusqu’à la réforme de 1992, l’unique université se trouvait à Yaoundé.
En 1998, une étudiante anglophone, candidate à un concours officiel, exprimait son amertume dans une tribune publiée par le journal The Herald : « Si ce n’est pas un complot délibéré, pourquoi toutes les questions de l’examen sont venues en français ? On chante que le Cameroun est bilingue… A-t-on déjà vu un cas où toutes les questions étaient exclusivement en anglais ? Et quand les candidats anglophones malchanceux osent solliciter quelques traductions verbales, on leur signifie très clairement de se taire ! » Les anglophones camerounais ont tendance à considérer qu’on les « méprise », selon le mot choisi par un journaliste originaire de l’ex-zone de colonisation britannique, qui affirme qu’il a appris le français « pour survivre » dans un système administratif où il dit ressentir une forme d’ostracisme.
Le déclic
La mondialisation et ses réalités économiques internationales viendront-elles corriger le déséquilibre créé par la démographie et les habitudes nationales ? Il semble bien que oui.
Une « fièvre de l’anglais » se répand en effet dans les grandes villes du pays, consécutive à la prise de conscience – tardive –, par les francophones, du caractère incontournable de la langue anglaise, notamment pour s’insérer professionnellement dans les entreprises ou les institutions à caractère international. Du coup, le privé récupère une partie de la mission gouvernementale de promotion du bilinguisme. Des établissements scolaires, dont la démarche bilingue va bien au-delà de ce que propose l’école publique, sont créés par des privés qui savent que les parents francophones d’aujourd’hui veulent que leurs enfants soient parfaitement bilingues. Des cours de mise à niveau pour professionnels s’ajoutent à ceux du British Council, du Centre culturel américain et du Centre linguistique pilote de Yaoundé. Comme si tout le corps social se rendait compte brusquement, après une longue torpeur, de l’intérêt diplomatique et économique que représente un double ancrage, à la fois à la Francophonie et au Commonwealth.
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