Mohamed Machfar, un cheikh pas comme les autres

Jeune, tolérant, souriant, désopilant… L’animateur vedette de la première radio religieuse du pays est une star. Décryptage d’un phénomène étonnant.

Le cheikh Mohamed Machfar dans les studios de Radio Zitouna FM, le 21 octobre © Alfred de Montesquiou/AP/Sipa Press

Le cheikh Mohamed Machfar dans les studios de Radio Zitouna FM, le 21 octobre © Alfred de Montesquiou/AP/Sipa Press

Publié le 14 janvier 2010 Lecture : 4 minutes.

Avec près de 40 000 fans sur Facebook, presque autant que Saber Rebaï, grande vedette de la chanson tunisienne, et des dizaines de forums de discussion, le cheikh Mohamed Machfar, dont les interventions télévisées sur la chaîne nationale après la rupture du jeûne durant le mois de ramadan ont fait exploser l’audimat, confirme, si besoin était, sa forte popularité. Désigné par le portail d’information Babnet, il y a un an, comme l’une des huit personnalités tunisiennes les plus appréciées, il côtoyait dans ce palmarès éclectique des sportifs de haut niveau et des animateurs de télévision. Un phénomène de prime abord incongru en Tunisie, où les stars ne défraient guère la ­chronique, encore moins les « people ».

Salle comble

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Pour les Tunisiens, il semblait donc inimaginable qu’un homme de religion puisse être élevé au rang – paradoxal – d’idole populaire. Pourtant, jamais un cheikh n’avait suscité autant de polémiques, ni recueilli autant de suffrages. Beaucoup pensaient que l’effet « Machfar » allait retomber comme un soufflé et qu’il n’était dû qu’à sa médiatisation, mais le prêche du vendredi que le cheikh assure à la mosquée El-Abidine de Carthage fait systématiquement salle comble. L’homme est coutumier du fait : dans sa précédente paroisse, il drainait une telle foule que la circulation en était bloquée.

Mais qu’a-t-il donc de si particulier pour être à l’origine d’un tel engouement dans le tranquille paysage tunisien ? Tout d’abord, il est jeune : à peine 48 ans. Ensuite, il clame haut et fort sa tunisianité. Enfin, il est désopilant, tranchant avec l’image ascétique et austère des religieux musulmans. De lui, on retient d’abord l’éternel sourire accroché à un visage rond toujours surmonté de la coiffe traditionnelle masculine de ceux qui ont suivi l’enseignement religieux de la mosquée de la Zitouna. Cette kachta mellousi, fin turban blanc fixé à la chéchia de laine rouge, est aussi l’insigne des lettrés tunisois. Toujours affublé du même couvre-chef, il ­alterne le costume-cravate à l’européenne, comme le portaient les intellectuels des années 1930, avec l’habit traditionnel, la jebba. À travers sa garde-robe, le cheikh s’est construit une image cocasse. Ce fils d’une modeste famille de Halfaouine, faubourg du vieux Tunis, a repris à son compte les codes vestimentaires des beldis, citadins de souche aux habits richement brodés dans les tons pastel. En apparaissant à la télévision en jebba rose ou bleu azur, le cheikh Machfar a laissé les spectateurs perplexes. 

Un fin exégète

Tout tient aussi à son verbe. Le cheikh s’est créé un auditoire en prenant le contre-pied de ses homologues des ­chaînes satellitaires arabes. Il ­s’exprime en dialecte tunisien et n’hésite pas à insérer des expressions françaises pour « mieux être écouté par les jeunes. D’ailleurs, [il] utilise la même méthode dans [ses] prêches ». Il a le sens des formules percutantes et développe un champ lexical anticonformiste et bon enfant propre à interpeller les Tunisiens. Il utilise avec maestria la faconde des natifs de Halfaouine, qui caractérise aussi Mohamed Driss, au théâtre, et Ferid Boughedir, au cinéma.

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Le cheikh Mohamed Machfar instille du sacré dans les choses profanes, démonte les idées préconçues et fait une lecture intelligente des mœurs et de la vie quotidienne de ses ­compatriotes. Les nouveaux comportements sociaux, la famille, le couple, le rapport aux autres, tout y passe, car les conflits, selon le cheikh, ont pour origine un manque de tolérance et d’écoute, une perception rigide, un rejet des avis contraires. Son côté bonhomme ne l’empêche pas de prendre nettement position contre les idées obscurantistes et les ­dérives extrémistes. Enseignant spécialisé dans la psalmodie et les lectures du Coran, c’est un fin exégète qui siège à différents comités de sélection de futurs imams, récitants ou étudiants de la législation islamique. 

Non au voile intégral

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Aujourd’hui, animateur vedette et directeur adjoint de Radio Zitouna FM, première antenne religieuse tunisienne, il s’en remet à Dieu pour absoudre et prône ainsi une tolérance envers et pour tous. Il affirme « qu’il est vital de donner une lecture saine et scientifique du Coran et des hadiths [dits du Prophète] » et confirme ainsi la volonté de contrecarrer un islam radical latent. Au contraire des « cavaliers de l’Apocalypse » des télévisions du Moyen-Orient, il ne fait pas de l’islam un sanctuaire de la rédemption mais un espace d’ouverture sur soi et à l’autre. Il voue à la femme un respect indéniable, dans la droite ligne de son statut en Tunisie. Il est très clair sur le port du voile, qui ne peut en aucun cas être intégral. À la radio, il répond en direct à toutes les questions, des plus essentielles aux plus futiles. Récemment, à propos de l’excès de zèle en matière de jeûne hors ramadan, le cheikh Machfar a déclaré : « Doucement, le Prophète lui-même ne le faisait pas systématiquement. » Puis il a ajouté : « C’est contraire aux préceptes de l’islam que de jeûner le jour de l’Aïd. »

Sa chaire lui permet également d’être didactique ; il a consacré un prêche au bien-fondé de l’annulation du hadj (pèlerinage) pour les Tunisiens en raison des risques de pandémie H1N1, en expliquant à partir d’un verset du Coran que « la préservation de la vie humaine est une priorité en islam ». Mais il a curieusement assuré que « si la maladie a été fabriquée artificiellement par les laboratoires pharmaceutiques pour vendre leurs produits, votre responsabilité est dégagée ». L’orientation ­pédagogique de son discours ne va d’ailleurs pas sans quelques couacs ; ce conteur-né a affirmé qu’aduler une vache est un signe de sous-développement quand le peuple a faim. Il a été aussitôt brocardé pour intolérance. Il a aussi fait rire en situant en Tunisie la rencontre de Moïse avec El-Khidr, personnage coranique détenteur de la science divine. Cependant, au-delà de ces petits écarts, le cheikh Mohamed Machfar annule les dichotomies et réconcilie le Tunisien avec un islam qui lui est propre, moderniste et modéré. Idole des jeunes et du petit peuple, Machfar séduit aussi certains intellectuels nostalgiques d’un islam à la tunisienne, tandis que d’autres crient à la tartufferie. 

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