Etats-Unis/Maghreb : Obama l’équilibriste

Réaliste et prudent, le président américain s’efforce de ménager les susceptibilités de chacun tout en veillant à la défense des intérêts de tous – et des États-Unis. Décryptage de la nouvelle politique de la Maison Blanche dans la région.

Christophe Boisbouvier

Publié le 5 janvier 2010 Lecture : 10 minutes.

Le changement le plus frappant depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, c’est que les États-Unis considèrent de nouveau le Maghreb comme une entité politique. Fini le « Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East), ce vaste ensemble hétéroclite dans lequel George W. Bush avait voulu rassembler quelque vingt-cinq pays musulmans, de la Mauritanie au Pakistan. Dès sa prise de fonctions, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, a proposé un mini-sommet à ses trois homologues algérien, marocain et tunisien. La rencontre a eu lieu le 2 mars à Charm el-Cheikh, en Égypte, en marge d’une réunion sur Gaza. « Je vous invite à mieux coopérer sur les plans de la sécurité et de l’économie », a lancé l’Américaine à Mourad Medelci, Taïeb Fassi Fihri et Abdelwaheb Abdallah. Aujourd’hui, à Washington, un haut responsable du département d’État précise : « Nous travaillons dur pour consolider nos relations avec ces trois pays et pour construire de nouvelles relations avec la Libye. »

Se dirige-t-on vers de grandes retrouvailles entre Washington et Tripoli ? Pas si sûr ! Jusqu’à présent, Barack Obama a tout fait pour éviter Mouammar Kadhafi. Certes, en juillet dernier, les deux hommes se sont serré la main furtivement, à l’occasion du G8 de L’Aquila, en Italie. Mais en septembre, à New York, lors d’un déjeuner avec une vingtaine de chefs d’État africains, Obama s’est arrangé pour ne pas inviter… le président en exercice de l’Union africaine (UA). Obama, le champion d’un monde sans armes nucléaires, apprécie vivement que la Libye ait renoncé à l’arme atomique. Mais de là à déjeuner avec le « Guide »…

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Washington et le Sahara

En réalité, pour l’instant, le président américain privilégie les contacts avec les vieux amis de l’Amérique. À commencer par son homologue tunisien, Zine el-Abidine Ben Ali. En 2003, c’est à Tunis que les Américains ont installé le siège régional du Middle East Partnership Initiative (Mepi), vaste plan de coopération avec le monde musulman. Barack Obama sait gré au régime tunisien d’être ouvert à une coopération technique (échange d’étudiants, formation des élites, etc.). En revanche, il regrette que le régime ne soit pas plus ouvert aux réformes politiques. Le 26 octobre, au lendemain de la réélection du président Ben Ali, le porte-parole de la Maison Blanche s’est dit « préoccupé » par le manque de transparence du scrutin. Vive réaction à Tunis. Analyse d’Amel Boubekeur, du centre de recherches américain Carnegie : « Depuis les accrochages de 2007 entre salafistes et forces de l’ordre dans la banlieue de Tunis, les Américains craignent une radicalisation de la jeunesse tunisienne. D’où l’appel d’Obama à l’ouverture. »

Autre grand ami de l’Amérique, le roi du Maroc. Longtemps Washington a soutenu ouvertement la politique de Rabat sur le Sahara occidental. Mais, le 4 juillet dernier, dans une lettre au souverain chérifien, Barack Obama a fait un « oubli ». À la différence de son prédécesseur George W. Bush, il a évoqué le conflit du Sahara sans mentionner le plan marocain en faveur de l’autonomie du territoire et a souhaité une solution qui garantisse « la bonne gouvernance, l’État de droit et une jus­tice équitable ». Aussitôt, plusieurs observateurs ont cru déceler une évolution des États-Unis en faveur du Front Polisario et de l’Algérie. « Aux yeux de la diplomatie espagnole, la lettre d’Obama signifie que celui-ci veut laisser travailler l’ONU sans lui montrer la voie à suivre ou bien que, dans l’hypothèse la plus osée, il se démarque du plan d’autonomie des Marocains », écrit le journal espagnol El País (de gauche) dès le 19 juillet.

Un vol direct Alger-New York

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Le 2 novembre, Hillary Clinton arrive au Maroc. C’est sa première visite dans un pays maghrébin depuis sa nomination à la tête de la diplomatie améri­caine. Officiellement, elle vient participer au Forum pour l’avenir, à Marrakech, mais, bien évidemment, tout le monde l’attend sur le Sahara. Conférence de presse aux côtés de Taïeb Fassi Fihri. Un journaliste : « Madame la secrétaire d’État, est-ce que le plan marocain en faveur de l’autonomie vous paraît crédible et sérieux ? – Oui. Et il est important pour moi de réaffirmer ici au Maroc que notre politique n’a pas changé. » Pas un mot de plus. Aujourd’hui, notre haut responsable du département d’État explique à Jeune Afrique : « Nous attendons avec impatience que les discussions entre les parties reprennent en présence de l’envoyé spécial de l’ONU, Christopher Ross. Plusieurs propositions ont été mises sur la table. L’une d’entre elles est le plan marocain pour l’autonomie, qui est intéressant. Mais, actuellement, nous comptons sur le rôle leader de l’ONU pour démêler ce conflit. » Et à la question « Ce plan est-il meilleur que les autres ? » il répond du tac au tac : « Non, il n’est pas meilleur ou pire. C’est une proposition sérieuse qui doit être traitée comme telle et qui mérite une réflexion de la part de toutes les parties. »

Prudence, prudence… En fait, le maître mot de la nouvelle politique américaine au Maghreb, c’est « équilibre ». Qu’il est loin le temps de la guerre froide où l’Algérie avait rompu ses relations diplomatiques avec le « Grand Satan » américain (1967-1974)… Aujourd’hui, Washington et Alger sont de vrais partenaires. D’abord grâce aux hydrocarbures. Halliburton, BP-Amoco-Arco, Exxon, Amerada Hess, Schlumberger, Anadarko, Burlington… Les plus grands groupes américains sont associés à Sonatrach dans l’exploration, la production et l’ingénierie pétrolières et gazières. Autant dire que le lobby texan est très attaché à la qualité de cette relation.

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Alger, exemple de la lutte anti-terroriste

Certes, l’avenir de ce partenariat pourrait bien être assombri par une nouvelle loi. Depuis juillet dernier, l’actionnariat étranger dans tout nouvel investissement réalisé en Algérie est limité à 49 %. Or aux États-Unis les caisses d’assurance ne couvrent les risques des entreprises américaines à l’étranger que si celles-ci sont majoritaires… « C’est vrai que cette loi de finances complémentaire ne va pas aider le business entre nos deux pays, se désole un membre du patronat algérien. Mais en 2010 on espère ouvrir le premier vol direct entre Alger et New York. Grâce à Air Algérie, on pourra traverser l’Atlantique sans passer par Paris ou Londres. Et puis, le 23 juin, notre pays va affronter les États-Unis en Coupe du monde de football. Ce sera l’occasion d’une belle campagne promotionnelle pour l’Algérie sur les télévisions américaines. »

En fait, plus que l’économie, c’est la lutte contre le terrorisme qui a donné un vrai coup d’accélérateur à la relation Washington-Alger. Pour dire les choses simplement, depuis le 11 septembre 2001, les Américains prennent les Algériens au sérieux. « Étant donné leur expérience dans le contre-­terrorisme, ils ont beaucoup à partager avec nous, explique notre diplomate du département d’État. Notre relation avec l’Algérie est l’une de celles sur lesquelles nous faisons les plus gros efforts. » La preuve : le 25 novembre, le chef du commandement militaire américain pour l’Afrique (Africom), le général William E. Ward, a été reçu à Alger par le président Abdelaziz Bouteflika. Et deux semaines plus tard, le 8 décembre, Mourad Medelci a rencontré à Washington Hillary Clinton et le général James Jones, conseiller de Barack Obama pour la sécurité nationale. 

Realpolitik

Pour faire face à la menace d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), les Américains sont gourmands. Ils souhaitent ouvrir une antenne du FBI à Alger. « Je n’y vois pas d’inconvénient », déclare le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni. Mais ils espèrent aussi obtenir des facilités sur l’aéroport de Tamanrasset, dans le Grand Sud algérien. De bonne source, ils demandent l’autorisation d’y stationner des forces spéciales et une unité de drones (avions sans pilote) de la dernière génération. Et là, les Algériens sont franchement réticents. Ils préfèrent associer Africom à des opérations coup de poing, sans installation permanente. « Le soutien des Américains doit être discret, confie un officier algérien. Sinon, ça va renforcer le potentiel de recrutement des candidats kamikazes. »

Alors, la realpolitik conduit-elle les Américains à abandonner les Marocains au profit des Algériens ? « Pas du tout, s’empresse de répondre le diplomate. Notre politique au Maghreb n’est pas un jeu à somme nulle (zero-sum game). Ce que nous faisons en Algérie ne se fait pas aux dépens du Maroc. Depuis quelques années, les Marocains ont fait un bond en avant en termes d’ouverture politique et de libéralisation de leur économie. Cela s’accorde tout à fait avec ce que nous voulons voir se développer dans toute la région. » 

Hillary la marocaine

Évidemment, il y a longtemps que le Maroc n’est plus la tête de pont du « monde libre » au Maghreb. Mais, depuis 2004, le royaume est tout de même le premier pays de la région – et le seul pour l’instant – à avoir signé un accord de libre-échange avec les États-Unis. Et, depuis 2008, c’est aussi le premier pays africain associé à l’Otan. « Pour les Américains, depuis 2001, l’Algérie revêt un plus grand intérêt stratégique, mais le Maroc garde de sérieux atouts, analyse le chercheur français Pierre Vermeren. À l’entrée du détroit de Gibraltar, le futur port en eau profonde de Tanger, Tanger-Med, pourrait offrir un havre aux bâtiments de la VIe flotte américaine. À cent kilomètres plus au sud, le centre d’écoutes de Larache est aussi un site précieux pour l’Otan. » Bref, aux yeux de beaucoup d’Américains, le Maroc reste un vieil ami sur lequel on peut compter en toute circonstance.

Les démocrates sont-ils moins « marocophiles » que les républicains ? Sans doute. Il y a dix ans, un certain sénateur John McCain s’était personnellement impliqué en faveur de la libération des prisonniers militaires marocains de Tindouf. En 2005, le roi Mohammed VI le décorait du titre de « commandeur du ouissam alaouite ». Côté démocrate, le représentant Donald Payne est un défenseur infatigable de la cause du Front Polisario. Régulièrement, il organise à Washington des déjeuners de presse avec le Sahraoui Mouloud Saïd, qui circule dans les couloirs du Capitole depuis plus de dix ans. « Mouloud a du talent, reconnaît un ex-sous-secrétaire d’État américain. À lui tout seul, il est plus efficace que tous les lobbies promarocains. » Ces dernières semaines, la campagne pro-Polisario a été encore amplifiée par la grève de la faim d’Aminatou Haidar, personnalité récemment primée aux États-Unis. Mais avec ­Hillary Clinton au département d’État, les Marocains ont aussi une alliée de poids dans le camp démocrate. L’ex-première dame des États-Unis est une familière de Marrakech, où sa sœur séjourne souvent. Depuis qu’elle est arrivée aux affaires, le Maroc est le seul pays de la région où elle s’est rendue. Le camp démocrate est donc divisé. Et Rabat garde un solide réseau au Congrès.

« Mariage d’intérêt mutuel »

Au-delà du clivage républicains-démocrates, l’administration américaine a plusieurs raisons de conserver une « relation spéciale » avec le royaume. Depuis le règne de Hassan II, le Maroc est l’un des rares pays arabes qui dialogue avec l’État hébreu. « Nous apprécions le fait que ce pays ouvre des portes avec Israël », résume notre diplomate américain. Bien sûr, Washington serait ravi si, neuf ans après sa fermeture, le bureau de liaison des Israéliens à Rabat était rouvert. Mais ce n’est pas gagné. « Pour le roi, ce sera sans doute donnant, donnant, analyse un chercheur marocain. Le bureau de liaison en échange d’un appui plus clair de Washington à sa politique au Sahara. » Le Maroc est aussi un partenaire politique dont les Américains apprécient l’influence en Afrique de l’Ouest, de la Mauritanie à la Guinée en passant par le Sénégal. Le 3 août, à Rabat, lors de la première réunion ministérielle des pays africains riverains de l’Atlantique, quelques diplomates américains ont fait le déplacement. « En 2009, nous avons reçu cinq délégations venues des États-Unis, confie l’un des plus hauts responsables de la diplomatie marocaine. Des gens du département d’État, du Pentagone et du Conseil de sécurité nationale, mais aussi, plus discrètement, une délégation de l’Aipac, la célèbre association de Juifs américains. » De fait, les Américains sont toujours sensibles au fait que le royaume chérifien est le pays de la région qui abrite la plus forte communauté juive (quatre mille personnes environ). 

Le Maroc, meilleur allié des États-Unis dans le monde arabe ? Pas si simple. Au début de l’année, quand Barack Obama a annoncé son intention de s’adresser au monde musulman à partir d’un pays arabe, plusieurs membres du cabinet de Mohammed VI ont caressé l’espoir qu’il choisisse le pays de la Moudawana (code du statut personnel) et de l’islam modéré. Ils ont même suggéré un lieu : Fès, la ville universitaire qui accueille tous les ans un festival de musiques sacrées ouvert à toutes les religions. On connaît la suite… L’Égypte. Petite consolation, le 4 juin au Caire, Obama a eu cette phrase : « Je sais aussi que l’islam a toujours fait partie de l’histoire américaine. La première nation à reconnaître mon pays fut le Maroc. »

Le passé ? L’avenir ? Tout est là. De George Washington à Bill Clinton en passant par Franklin Roosevelt, quelques chefs d’État américains ont vraiment aimé le Maroc plus que tout autre pays arabe. Mais aujourd’hui ? Barack Obama, homme du XXIe siècle, refuse de choisir entre ses amis maghrébins. « La preuve : le Sahara, explique Amel Boubekeur. Obama se cache derrière l’ONU parce qu’il n’a pas intérêt à jeter de l’huile sur le feu entre l’Algérie et le Maroc. » Question à notre diplomate de Washington : « Les États-Unis ont-ils fait un mariage d’amour avec le Maroc et un mariage de raison avec l’Algérie ? » Grand éclat de rire – le temps de réfléchir –, puis : « Non. Nous avons fait un mariage d’intérêt mutuel avec les deux. » L’équipe Obama, ou l’art de l’esquive.

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