Laurent Gbagbo : l’interview vérité

À quelques semaines – ou à quelques mois – d’une élection présidentielle dont la date précise n’est pas encore fixée, le chef de l’État ivoirien a décidé d’entrer en campagne un peu comme on entre en guerre. C’est ce qui ressort de ce long entretien, réalisé le 12 décembre, au cours duquel cet homme tenace et pugnace ne ménage ni ses explications ni ses adversaires. Rencontre avec un président-militant.

Devant le Palais des hôtes, à Yamoussoukro, le 12 décembre © Vincent Fournier pour Jeune Afrique

Devant le Palais des hôtes, à Yamoussoukro, le 12 décembre © Vincent Fournier pour Jeune Afrique

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 10 janvier 2010 Lecture : 32 minutes.

En raccompagnant ses hôtes, cette nuit-là, vers 2 heures du matin, le long des interminables couloirs marbrés de sa résidence de Cocody, Laurent Gbagbo s’arrête brusquement devant une double porte en acajou obstinément fermée. L’air grave : « Voici la chambre où dormait Houphouët. » On peut visiter ? « Non, je n’y suis jamais entré depuis neuf ans que je vis ici. Simone, ma femme, qui n’a peur de rien, pourrait vous la décrire. Mon fils Michel aussi. Moi, je ne suis pas encore prêt. » Tout Gbagbo est là : la tête dans les étoiles et les deux pieds dans la glaise, chrétien du genre charismatique et enfant de la brousse, où la nuit est peuplée de bons génies et de mauvais mystères. Dans l’histoire cinquantenaire de la Côte d’Ivoire, pense-t-il très fort sans le dire vraiment, il y a eu Félix Houphouët-Boigny et il y a lui. La première indépendance, en 1960, et la seconde, née dans la douleur, un jour d’octobre 2000, avec son arrivée au pouvoir. Tout le reste n’est que parenthèse…

Alors, évidemment, ce fauteuil présidentiel si longtemps attendu et si chèrement conservé, Laurent Gbagbo, 64 ans, natif de Mama, au cœur de la boucle du cacao, n’entend pas le rendre. Parce que, répète-t-il, la guerre a gâché son mandat et qu’il a une revanche à prendre sur ceux qui l’ont empêché de travailler. Mais aussi parce que ce pouvoir, il a appris à l’aimer. Il faut le voir jouant les guides attentifs devant les tapisseries anciennes et les tableaux de maîtres du Palais des hôtes de Yamoussoukro ; il faut le suivre au volant de son 4×4, sur les chantiers pharaoniques de la nouvelle capitale, les yeux écarquillés, s’extasiant devant les blocs de béton – « Je ne savais pas que ça pouvait être une matière aussi noble ! » –, pour comprendre ce qui le fait courir. Cet historien de formation est habité par une mission, presque une obsession : laisser sa trace de bâtisseur, poser son empreinte indélébile afin d’être digne de ce « Vieux » pour lequel il éprouva un étrange sentiment de fascination et de répulsion – et dont il côtoie, aujourd’hui encore, de Cocody à Yamoussoukro, le fantôme.

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Copyright Vincent Fournier

Chaleureux, à la fois serein quant à l’échéance présidentielle à venir et extrêmement attentif aux réactions de son hôte du moment, Laurent Gbagbo se reprend vite : « Oui, je sais, tous ces avantages, il ne faut pas s’y attacher, j’y veille. » Après le dîner, frugal et sans alcool en ce qui le concerne, Simone Gbagbo apparaît, hiératique dans son boubou d’amazone, très « femme noire » au teint d’ébène versifiée par Senghor. Son arrivée sonne comme un rappel à l’ordre : le combat électoral n’attend pas. Le professeur qui, à table, nous contait par le menu une page tragicomique de l’histoire de la Côte d’Ivoire – celle de la « République d’Éburnie » du fantasque Nragbé Kragbé, qui souleva le pays bété en 1970 avant d’être abattu avec ses fidèles – se mue alors en militant. Sur le qui-vive, prêt à dégainer, plus « Séplou » que jamais. Séplou ? Le nom d’un oiseau guetteur, chargé de prévenir ses frères de l’imminence du danger, et le surnom de village de Laurent Gbagbo, chez qui, tout, toujours, ramène à la terre des ancêtres.

Cet entretien a été recueilli le 12 décembre dans le salon marocain du Palais des hôtes, à Yamoussoukro.

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Jeune Afrique : Il y a tout juste dix ans, le 24 décembre 1999, le général Gueï s’emparait du pouvoir à Abidjan. La décennie qui s’est écoulée depuis ressemble fort à une décennie perdue pour la Côte ­d’Ivoire. Est-ce aussi votre sentiment ?

Laurent Gbagbo : Non, pas vraiment. Rien n’est jamais perdu dans l’histoire de l’humanité. Cette décennie a permis à toutes les contradictions latentes, étouffées, enfouies pendant quarante ans, de surgir, de s’exprimer et, pour certaines d’entre elles, de trouver une solution. Elle a permis qu’éclate au grand jour la guerre entre les héritiers d’Houphouët, qui, trop occupés à se battre entre eux, ne se sont pas aperçus qu’ils créaient les conditions pour qu’un fils du peuple – moi-même – accède au pouvoir. En réalité, cette décennie marque un tournant : l’ordre ancien qui prévalait en Côte d’Ivoire depuis la fin des années 1950 s’efface et un nouvel ordre s’installe peu à peu.

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Mais, plus que le passé, ce sont les dix années à venir qui seront essentielles pour ce pays. Sauf à imaginer que les héritiers, qui se sont alliés pour récupérer ce qu’ils estiment à tort être leur dû, parviennent à leurs fins. Mais les Ivoiriens ne les laisseront pas faire. 

L’élection présidentielle vient d’être reportée pour la sixième fois en quatre ans, avec une nouvelle échéance prévue pour mars 2010. On a envie d’y croire et, en même temps, on ne se fait guère d’illusions. Vous comprenez, je suppose…

Ne faites surtout pas abstraction du contexte ivoirien. Notre pays a connu une guerre civile, avec son lot de déplacements de populations, de registres d’état civil détruits et de pagaille administrative. Ceux qui sont chargés de l’organisation du scrutin ne s’attendaient sans doute pas à une tâche d’une telle ampleur. D’où les reports de date. Mais l’essentiel est derrière nous : il ne reste plus qu’à corriger les listes électorales et à résoudre quelques détails d’ordre militaire (1). 

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Vous êtes au pouvoir depuis neuf ans, ce qui n’est pas rien. La Côte d’Ivoire a-t-elle encore besoin de Laurent Gbagbo ?

Je suis candidat pour trois raisons. La première est d’ordre général : sauf empêchement constitutionnel ou cas particulier comme celui de Nelson Mandela, un président en exercice se représente toujours. Ne serait-ce que pour savoir comment les électeurs jugent le travail qu’il a accompli. Deuxième raison : je n’ai vraiment pu gouverner, avec la marge de manœuvre nécessaire, que pendant à peine vingt mois. La tentative de coup d’État de septembre 2002 a débouché sur la guerre civile, les négociations à répétition, puis sur un gouvernement hétéroclite fait de bric et de broc et dont le programme ne m’appartenait plus. Troisième raison enfin : le combat électoral qui s’annonce oppose, je vous l’ai dit, les tenants assumés de l’ordre ancien à l’incarnation du nouvel ordre que je suis. Si, comme je le pense, les Ivoiriens souhaitent entrer dans une ère nouvelle alors, oui, ils ont besoin de Gbagbo.

Votre mandat présidentiel, si vous êtes réélu, sera de cinq ans non renouvelable. Cela vous suffira-t-il ?

C’est ce que stipule la Constitution. 

La modifierez-vous ?

Oui, je l’ai dit et je le répète : il faudra revoir cette Constitution, qui comporte trop de dispositions problématiques comme l’article 35. Je compte aussi créer un Sénat. 

Toucherez-vous au nombre et à la durée des mandats présidentiels ?

Je n’ai jamais considéré ce point comme important. 

En 1987 pourtant, vous aviez dit à propos d’Houphouët : « Deux mandats, ça suffit. »

Exact, et j’ai été le premier en Afrique francophone à dire cela. Mais aujourd’hui, je vous le répète, ce n’est pas ma préoccupation première. 

Pourquoi y a-t-il cette impression tenace au sein de la communauté internationale selon laquelle l’obstacle principal à la tenue de l’élection, c’est vous ?

Je ne suis pas élu par, ou pour, la communauté internationale. Seul m’importe le jugement des Ivoiriens. Pour le reste, comment peut-on imaginer que le pur produit des élections que je suis puisse ne pas vouloir aller à cette élection ? De tous les candidats, je suis le seul dont toute la carrière politique est exclusivement fondée sur les urnes. Je n’ai jamais été nommé nulle part : même ma chaire de directeur de l’Institut d’histoire de l’université d’Abid­jan a été le fruit d’un scrutin. La première fois que j’ai participé à un Conseil des ministres, c’était pour le présider ! Je suis un enfant des combats démocratiques. Ce sont les électeurs qui m’ont fait, et il en sera toujours ainsi. 

Un récent rapport de l’ONU jette un voile plutôt sombre sur les conditions sécuritaires de la future présidentielle, notamment dans le Nord, où les commandants de zone issus de l’ex-rébellion font la loi…

La véritable réunification de la Côte d’Ivoire ne se fera qu’après l’élection, avec un président investi d’une nouvelle légitimité. C’est pourquoi il faut vite aller aux urnes. Je ne suis pas inquiet quant à la sécurité du scrutin. Le centre de commandement intégré déploiera ses hommes sur le terrain quelques semaines avant le jour J. Le faire avant serait à la fois prématuré et onéreux. 

Et les « com’zone », comment les reclasserez-vous ?

Ce sont des Ivoiriens. On trouvera bien quelque chose à leur faire faire… 

Ce même rapport de l’ONU parle d’achats d’armes dans le Nord, mais aussi chez vous, dans le Sud. Confirmez-vous ?

Je n’ai pas constaté de nouvel afflux d’armes dans le Sud. Je sais que nous sommes sous embargo et cela ­m’agace. Les forces de l’ordre manquent de grenades lacrymogènes et de pistolets automatiques pour leurs missions de service public. Dès que l’on pose ce problème, on crie au réarmement. Ce n’est pas normal. 

Êtes-vous entré en campagne électorale ?

Bien sûr. Depuis le jour où j’ai déposé ma candidature. 

On ne le dirait pas. Où sont les meetings, les discours, les tournées ?

Chaque chose en son temps. Je suis candidat à cent pour cent tout en restant chef de l’État à cent pour cent. J’ai en tête mon plan de campagne, mon slogan et la date précise à laquelle j’irai sur le terrain appuyer ceux qui, déjà, labourent pour mon compte. Vous verrez bien. 

Que comptez-vous dire aux Ivoiriens ?

Que l’on m’a empêché de gouverner et que chaque électeur serait bien inspiré, avant de voter, de rechercher à qui, si je puis dire, a profité le crime. Je vais leur proposer quelques pistes de recherche intéressantes : qui avait intérêt à ce que j’échoue ? Pourquoi ? Je ne serai ni agressif, ni injurieux. Simplement pédagogue. 

« Le combat est engagé avec ceux qui n’aiment pas la Côte d’Ivoire », avez-vous déclaré le jour de votre dépôt de candidature. Dans le registre de l’apaisement, on a fait mieux.

Ce n’est pas parce qu’une phrase n’est pas sympathique qu’elle est injuste. Les tenants de l’ordre ancien ont porté la guerre au cœur de la nation. Ils ont pris cette lourde responsabilité parce qu’ils avaient, de par leur faute, abandonné le pouvoir. Ce n’est pas moi qui ai fait le coup d’État du général Gueï. Ce n’est pas moi qui ai organisé l’élection d’octobre 2000. Cette élection-là, à bien y regarder, je ne l’ai pas gagnée. Ce sont eux qui l’ont perdue. Mais c’est bien moi qui remporterai celle de 2010. 

Vous étiez présent début octobre à l’inhumation officielle de votre prédécesseur, Robert Gueï, dans son village de Kabakouma. Geste pré­électoral ?

Tout peut être interprété à l’aune de l’élection, souvent à tort. En l’occurrence, même si Gueï n’avait pas été président, j’aurais été présent à son enterrement. J’ai connu le général en 1971, lorsqu’il était capitaine et que j’étais élève sous-officier à l’École des forces armées. Et sa défunte épouse était une condisciple de ma sœur au lycée de Bouaké. 

Connaîtra-t-on un jour la vérité sur son assassinat ?

Je suis sûr que l’on connaîtra un jour la vérité sur tout ce qui s’est passé au cours de la nuit terrible du 19 septembre 2002, durant laquelle Robert Gueï, Émile Boga Doudou et beaucoup d’autres ont été assassinés. 

Le 19 septembre, mais aussi le charnier de Yopougon, le bombardement de Bouaké, la disparition de Guy-André Kieffer : cela fait beaucoup d’affaires non élucidées. Ne pensez-vous pas que les Ivoiriens ont besoin de solder les comptes de cette décennie de violence ?

Il y a affaire et affaire. L’affaire Kieffer par exemple émeut beaucoup plus les Français que les Ivoiriens, et je ne pense pas que l’on éprouvera un jour l’impérieux besoin de créer une commission d’enquête sur ce cas précis, aussi regrettable qu’il soit. L’affaire du bombardement de Bouaké ? Que l’on m’explique pourquoi le général Poncet, commandant à l’époque de la force Licorne, a obstinément refusé au procureur ivoirien auprès des armées l’accès au site où sont morts les soldats français. Que l’on m’explique aussi pourquoi, le jour même des faits, alors qu’ils avaient mis la main sur les contractuels biélorusses mêlés au bombardement, les Français les ont laissés filer en douce vers le Togo sans les avoir interrogés. Pas une ligne de procès-verbal, il faut le faire ! L’affaire du charnier de Yopougon maintenant : c’est une grande escroquerie, un Timisoara ivoirien. Cinquante-huit cadavres sont découverts au matin du 26 octobre 2000, entassés en lisière de forêt. Quelqu’un crie : « Ce sont des musulmans ! » Qu’est-ce qui distingue ici un corps de musulman d’un corps de non-musulman ? Mystère. L’ONU enquête et découvre que certains sont morts par noyade, alors qu’il n’y a pas le moindre ruisselet dans les environs. Mon hypothèse est simple. Les corps ont été ramassés parmi les quelque trois cents morts des 24 et 25 octobre et regroupés sur place pour les besoins de la cause. Depuis, cette histoire a fait pschitt, comme dirait Chirac. Vous remarquerez que plus personne ne parle du charnier de Yopougon, même pendant la campagne. Reste que des affaires, comme vous dites, il y en a eu bien d’autres et qu’il faudra bien que l’on sache. Pas pour juger et punir – l’amnistie est passée par là –, mais parce que tout homme a besoin de connaître la vérité pour avancer. Je songe donc à une commission de juristes et de magistrats qui aideront les Ivoiriens à voir clair dans ce passé qui ne passe pas. 

L’affaire Kieffer ne vous émeut guère, dites-vous. Mais elle se politise. Les juges Ramaël et Blot viennent de formuler une demande d’entraide auprès de la Cour pénale internationale visant deux de vos proches : Bertin Kadet et votre épouse, ­Simone Gbagbo. Votre réaction ?

C’est une manipulation. Pourquoi s’acharne-t-on à démontrer que la disparition d’un citoyen lambda, fût-il français, est reliée à la présidence de la République ? Pourquoi l’aurait-on emmené ici, torturé ici, tué ici ? Quel immense danger représentait donc cet homme ? Là encore, comme pour Bouaké, j’aimerais qu’on m’explique. Je connaissais à peine Kieffer, mais j’ai eu à rencontrer certains de ses amis : franchement, ce n’est pas mon monde et ce n’est pas le genre de gars en qui j’aurais confiance, mais passons. Encore une fois, je regrette que ce monsieur ait disparu, je le regrette pour sa famille. Tout a été fait pour le retrouver. Les disparitions, hélas, cela existe, et la Côte d’Ivoire n’en a pas l’apanage. Lorsque j’étais étudiant à Lyon en 1967, j’ai connu un Ivoirien qui a disparu et que nul n’a jamais revu. Personne n’a accusé le général de Gaulle. 

Cela ne vous empêche donc pas de dormir…

Non. Je dors du sommeil du juste. 

Une campagne électorale, cela fatigue. Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié ont eu leur coup de pompe cette année. Comment vous portez-vous ?

Dieu merci, je suis encore en forme. Peut-être parce que je suis le moins âgé des trois. J’ai 64 ans, Alassane en a 67 et Bédié dix de plus que moi. 

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Le plus âgé justement, Henri Konan Bédié, est aussi le plus virulent à votre égard. À ses yeux, vous êtes tout simplement illégitime depuis quatre ans. Pourquoi cette pugnacité ?

Posez-lui donc la question. Pour le quart de cela, moi, j’ai connu la prison. Mais comme ils savent que je ne les arrêterai pas, car telle n’est pas ma nature, ils en profitent. 

L’un des lieutenants de Bédié a même qualifié votre régime de « satanique ».

Que Dieu l’entende ! Et lui pardonne. 

Pourquoi les relations entre Bédié et vous ont-elles ainsi dérapé ? Tout avait pourtant bien commencé, au moins jusqu’en 2003…

Encore une fois, interrogez-le. Ce n’est pas moi qui ai changé. C’est lui. Au début, nous échangions volontiers. Je l’appelais au téléphone, il m’appelait. Et puis, à un moment donné, je me suis rendu compte que son attitude avait changé… peut-être est-ce à mettre sur le compte d’une campagne électorale mal maîtrisée. Ces deux messieurs dont vous parlez n’ont pas l’habitude de ce genre d’exercice. C’est pour eux une première. Ils doivent penser que pour être crédible il leur faut avoir la rage, attaquer, se montrer agressif. C’est bien dommage.

Si l’on en croit certains sondages que vous avez commandés, le second tour devrait vous opposer à Henri Konan Bédié. La clé serait donc, dans cette hypothèse, le report des voix de l’électorat d’Alassane Ouattara. Pourquoi ne cherchez-vous pas à le séduire ?

Je cherche à séduire tous les Ivoiriens en leur tenant le langage de la vérité. Ces deux candidats ont fait leur temps. Si nous voulons une Côte d’Ivoire débarrassée de la violence politique, des miasmes de la guerre civile et du divisionnisme ethnique, c’est pour moi qu’il faut voter. 

Lorsque M. Ouattara dit, à l’occasion de la validation de sa propre candidature, que « c’est la réparation d’une injustice », êtes-vous d’accord avec lui ?

Vous me permettrez de ne pas commenter cela. 

Avez-vous pensé à un moment qu’Alassane Ouattara n’était pas ivoirien ?

Non, vraiment, je ne souhaite pas commenter ce genre de chose. 

Pourtant, lui et vous avez été alliés au sein du Front républicain. Que s’est-il passé ?

Lorsque Djéni Kobina, qui était mon ami, avec qui j’ai fréquenté l’École des forces armées, avec qui j’ai partagé deux années de prison, a fondé le RDR [Rassemblement des républicains, NDLR], en 1994, nous avons conclu une alliance politique. Nous nous connaissions bien, nous nous respections et nous avons fait le maximum pour que le président Bédié accepte les règles d’une élection transparente. Mais Bédié a refusé. Djéni et moi avons donc prôné le boycott actif du scrutin présidentiel de 1995. Djéni est mort en 1998, et avec lui a disparu la confiance qui nous unissait. Ce fut un tournant. Son successeur n’a pas su ou pas voulu gérer le Front républicain de la même manière. 

Maintenant, c’est un peu tous contre Gbagbo ?

Si on veut. Et je dois vous avouer que j’aime ça. C’est plutôt excitant. 

Vraiment ?

Oui. La politique, c’est aussi l’action, le mouvement, la bataille. Ma campagne sera correcte, certes, mais je n’irai pas à l’élection comme un mouton à l’abattoir. Mes adversaires ont un passif et un exercice du pouvoir que je compte bien mettre en lumière. 

Quel jugement portez-vous sur le travail de la Commission électorale indépendante [CEI] et sur son chef, Robert Beugré Mambé ?

Je crois qu’il est trop tard pour émettre un jugement sur la CEI. L’important maintenant est de l’aider à aller jusqu’au bout. En réalité, le problème de la CEI, c’est qu’on lui a confié des responsabilités qui au départ ne ­devaient pas être les siennes : l’état civil par exemple, l’identification. Ce n’était pas son travail. 

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Votre lieutenant Charles Blé Goudé est clair à ce sujet. « La CEI, dit-il, est dominée par l’opposition. » Elle n’est donc pas impartiale. C’est aussi votre avis ?

Il n’a fait qu’énoncer une évidence. Mes partisans ne représentent que le tiers des membres de la CEI. Mais ce n’est pas la CEI qui vote. 

Difficile pour vous, de toute manière, d’aller plus loin, la dernière résolution de l’ONU assimilant toute critique de la Commission à une atteinte au processus de paix…

J’en ai tellement vu, des résolutions de l’ONU, que là n’est pas mon problème. Je vous le redis : il faut aider la CEI. Nous sommes presque arrivés sur l’autre berge, et cela ne sert plus à grand-chose de détailler les incidents de la traversée. Je ne regarde pas dans le rétroviseur, je vais de l’avant. 

Autre point sensible de la campagne : l’accès aux médias d’État. Reporters sans frontières et plusieurs ONG ivoiriennes estiment que les temps d’antenne accordés par la Radio Télévision ivoirienne sont largement à votre avantage. Exact ?

Henri Konan Bédié a cru bon de soulever cette question lors de la dernière réunion du Cadre permanent de concertation, à Ouagadougou, le 3 décembre. Je l’ai regardé, je ne savais pas s’il fallait rire ou pleurer. Et j’ai préféré me taire. Je me souviens d’avoir été tabassé, sous son règne, devant les caméras de la RTI. À l’époque, les temps d’antenne pour l’opposition, c’était cela : des images de manifestations réprimées afin d’édifier les populations. Alors, quand je vois ce monsieur évoquer ce problème, je me dis qu’il est décidément bien mal placé. 

Ce qui n’ôte rien à la validité de cette critique.

Écoutez. Cette question n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est que, nous, nous ne tabassons pas ceux qui la posent. Il y a un progrès, non ? (rires) Vous savez, nous autres Africains, nous ne réagissons pas comme les Européens. Quand un Bédié dit ce genre de chose, je me contente de l’observer en silence. Sinon, je risquerais d’être violent. 

La presse ivoirienne pose problème. C’est une presse d’opinion beaucoup plus que d’information, et la qualité comme le sens de la mesure ne sont manifestement pas son fort. Qu’en pensez-vous ?

Soyons clairs : je préfère une presse médiocre de son propre fait plutôt qu’une presse médiocre du fait de la censure. J’ai moi-même fait voter une loi pour qu’aucun journaliste n’aille en prison à cause de ses idées, ce qui est, je crois, unique en Afrique francophone. Certes, j’en attendais un surcroît de responsabilité de la part des intéressés et j’ai de ce côté été plutôt déçu. Mais, au moins, ce n’est pas de mon fait. 

L’élection présidentielle ivoirienne sera la plus chère au monde : 70 dollars par électeur…

C’est exact et ce n’est pas une bonne chose : une élection trop chère, parce que trop lente à venir. Lorsque nous avons signé les accords de Ouagadougou en mars 2007, deux possibilités s’offraient à nous. La première, celle que je préconisais, consistait à confier l’organisation du scrutin à l’administration ivoirienne, qui a l’habitude de ce genre d’exercice, en lui laissant le soin d’actualiser les listes électorales de 2000. Je n’ai pas été suivi. La seconde passait par la CEI. Le résultat est là : trop lent, trop cher. 

Les quatre sondages que vous avez commandés à TNS Sofres vous donnent tous vainqueur au second tour. Vous y croyez vraiment ?

Un sondage n’est qu’indicatif. Mais il vaut mieux être en tête qu’en queue. J’ai rarement vu les sondages se tromper jusqu’au bout sur l’identité du futur gagnant. 

De trop bons sondages peuvent avoir un effet anesthésiant…

Ou mobilisateur, ce qui est mon cas. 

Vos concurrents dénoncent des « manœuvres d’intoxication » et affirment qu’ils disposent d’indications contraires aux vôtres…

Ah bon ? Mais s’ils ont des sondages, qu’ils les sortent, je serais curieux de les voir. Ou qu’ils en commandent : ce ne sont pas les instituts crédibles qui manquent. Je me souviens d’ailleurs que Bédié avait fait appel au même TNS Sofres en 1999. Ils n’y croient pas ? Libre à eux. Je constate simplement que ces résultats en ma faveur semblent les rendre quelque peu nerveux. 

Le grand Abidjan représente un tiers de l’électorat, et si l’on en croit vos sondages, vous y feriez 50 % des voix. Or, lors des municipales de 2001, le PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire] et le RDR ont fait jeu égal avec votre parti. À quoi attribuez-vous cette percée virtuelle ?

À la guerre. Ne mésestimez jamais ce facteur : ils nous ont fait la guerre, et le peuple en a trop souffert. Les électeurs peuvent toujours me critiquer et se plaindre, souvent à juste titre, des tracas de leur vie quotidienne. Mais lorsqu’il s’agit de choisir entre moi et mes deux principaux concurrents, ils n’hésitent pas. 

Bédié et Ouattara, fauteurs de guerre ?

Oui, Bédié s’est allié à celui qui est soupçonné d’avoir voulu cette guerre. Vous savez quel est le plus beau cadeau que Bédié m’ait fait ? C’est de s’être allié avec Ouattara. Il s’est tiré une balle dans le pied ! 

Pourtant, Ouattara plus Bédié égale défaite de Gbagbo, au moins sur le papier.

Sur le papier, sans doute. Dans la réalité, c’est autre chose : je doute fort que le report des voix de l’un sur l’autre au second tour se fasse ne serait-ce qu’à peu près correctement. Les sondages sont clairs à ce sujet. Le Rassemblement des houphouétistes n’est qu’une alliance d’états-majors minés par leurs arrière-pensées contradictoires. Souvenez-vous du référendum sur le traité constitutionnel européen en France en 2005. Tous les grands partis avaient appelé à voter oui. Le peuple a répondu non. 

Il n’y a pas que des enseignements positifs pour vous dans vos sondages. Ainsi, le PDCI a une meilleure image que le FPI [Front populaire ivoirien, le parti présidentiel]…

C’était l’inverse il y a dix ans, lorsque Bédié était encore au pouvoir. Cela ne m’étonne donc pas. J’ai dit aux dirigeants de mon parti d’en tenir compte et d’agir en conséquence pour redresser leur image. 

Près de 70 % des Ivoiriens de confession musulmane voteraient contre vous à la présidentielle…

C’est à moi de les convaincre que leur intérêt est au contraire de voter pour moi. Ce sera l’un des thèmes de ma campagne. 

Et c’est dans ce but, j’imagine, que vous avez choisi un directeur de campagne musulman, originaire d’une région qui vous échappe, les Savanes.

Issa Malick Coulibaly est une personnalité consensuelle, cinq fois hadj, respectée tant chez les Sénoufos, sa communauté d’origine, qu’à Abidjan. C’est un médecin de renom. Avoir un tel homme parmi ses compagnons est une bénédiction. 

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Un vrai profil de futur Premier ministre en somme. Le successeur de Guillaume Soro…

N’anticipons pas. Il faut d’abord gagner. 

Seriez-vous tenté, si vous êtes réélu, par un gouvernement d’ouverture ?

A priori non. Sur ce plan, j’ai déjà donné. Et je n’ai pas été payé de retour. 

Le vote intercommunautaire progresse-t-il en Côte d’Ivoire ?

Oui, et ce phénomène joue incontestablement en ma faveur. La Côte d’Ivoire est sans doute le pays d’Afrique francophone où l’on enregistre les plus gros progrès sur cette voie. Je pense que, dans vingt ans, on n’entendra plus parler de vote ethnique dans ce pays. Moi, moins on parle d’ethnies, mieux ça me va. 

Pourtant, vous êtes plutôt fier d’être bété, cela se sent. Vous avez même écrit un livre sur votre commu­nauté…

Je lui ai consacré une monographie, effectivement, à l’époque où je dirigeais l’Institut d’histoire. Un bouquin de méthodologie destiné avant tout aux chercheurs : comment et avec quelles sources reconstituer le cheminement de ce peuple. 

Lequel serait, selon vous, le premier à avoir peuplé la Côte d’Ivoire…

Je n’ai jamais écrit cela et je ne le pense pas. C’est un mauvais procès que certains pseudo-ivoirologues français m’ont intenté, pour des raisons politiques. C’est de la pure invention. Ce n’est pas sérieux. 

Votre relation avec la France et les Français est ambiguë. Il y a d’un côté le Gbagbo résigné, qui semble avoir renoncé à se faire comprendre et qui se dit : « Après tout, je ne suis ni sous-préfet ni tirailleur ; peu m’importe ce que l’on pense de moi à Paris, c’est ici que ça se joue. » Et puis il y a un autre Gbagbo qui, inlassablement, explique aux Français : « Je ne suis pas celui que vous croyez ; mon père s’est battu pour vous pendant la Seconde Guerre mondiale, comment pourrais-je vous détester ? » Qui est le vrai Gbagbo ?

Les deux. Je le dis une fois pour toutes : je ne suis pas francophobe. Mais une fois que j’ai dit cela, libre à chacun de me croire ou de ne pas me croire : je n’irai pas courir les plateaux de télévision pour clamer mon amour pour la France et tant pis pour le dernier carré des nostalgiques de la Françafrique. De 1944 à 1951, Houphouët était considéré comme un ennemi de la France, un communiste, un bouffeur de Blancs. Il est mort en icône de l’amitié franco-africaine. Alors, comme disait Mitterrand : « Laissons le temps au temps. » 

Cela dit, les choses vont mieux depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Qui a changé, vous ou les Français ?

Moi, je suis Gbagbo Laurent, militant de toujours pour la vraie indépendance de la Côte d’Ivoire. On me prend tel que je suis. Mon pays et mon continent sont faibles, la coopération est donc la bienvenue, à condition qu’elle ait pour cadre le respect mutuel. J’observe qu’à Paris le temps du mépris à notre égard paraît être révolu. Je m’en félicite. 

Eric Feferberg/AFP photo

La France a-t-elle un candidat pour la présidentielle ivoirienne ?

C’est possible. Je ne trouve pas inconcevable ou scandaleux que la France puisse avoir une préférence pour tel ou tel. C’est de la realpolitik. Mais ce ne sont pas les Français qui votent, ce sont les Ivoiriens. 

Vos deux principaux adversaires ont chacun leur réseau parisien. Alassane Ouattara entretient même avec Nicolas Sarkozy une relation d’amitié ancienne. Cela vous gêne ?

Compter sur l’extérieur pour arriver à leurs fins, c’est un peu l’histoire de leur vie à ces deux-là. Moi, cela ne m’impressionne pas. Un chef d’État digne de ce nom n’a pas besoin de réseau ni de carnet d’adresses. Il a tous les carnets d’adresses à sa disposition. Si je souhaite téléphoner au président de Mongolie, à Oulan-Bator, il me suffit de dire à ma secrétaire de nous mettre en relation et de prévoir un traducteur. 

Avec vos camarades du Parti socialiste français, la déchirure a été profonde. Est-elle irréversible ?

Le PS français a failli à son devoir et à ses engagements. Je n’attendais pas de lui qu’il sauve la Côte d’Ivoire, mais à tout le moins une recherche de la vérité et une analyse objective. Cela n’a pas été le cas, tant pis pour lui. Il ne connaît plus rien à ce pays, ni aux évolutions de tout un continent. Je me réjouis pourtant de voir que certaines personnalités socialistes françaises ont la lucidité de venir ici pour comprendre ce qui s’est passé. J’ai reçu à Abidjan Jack Lang, Jean-Marie Le Guen, Dominique Strauss-Kahn. Je conserve mon amitié pour Michel Rocard, Henri Emmanuelli et, bien évidemment, pour Guy Labertit (2). Je regrette que les autres ­demeurent enfermés dans leur autisme. 

Votre relation personnelle avec Nicolas Sarkozy : crispée ? amicale ? fluide ?

Normale. Je n’ai aucun problème avec lui. La réciproque est-elle vraie ? Je le crois. Je sais qu’il souhaite faire partir au plus vite ses soldats de Côte d’Ivoire afin de pouvoir les affecter à d’autres théâtres d’opérations comme l’Afghanistan. Je le comprends, même si pour autant nous n’allons pas bâcler le processus. Dans le fond, je suis un homme tranquille, sans histoires, ami avec tout le monde. À condition bien sûr qu’on ne vienne pas me chercher. 

Entre Sarkozy et vous, c’est le tutoiement qui est de rigueur ou le vouvoiement ?

Lui et moi sommes des gens éduqués. Donc, nous nous vouvoyons. 

Jacques Chirac, lui, vous tutoyait – et réciproquement.

C’était un tutoiement de façade, dont il avait pris l’initiative. Comme il est mon aîné, j’ai suivi. Mais c’était, disons… 

Hypocrite ?

Un peu, oui. 

La base militaire française de Port-Bouët est désormais fermée. Ce n’est pas vous qui allez la regretter…

C’est une bonne chose. Et ce n’est pas un hasard si cet événement a eu lieu sous ma présidence. Je pense sincèrement que l’histoire de la Côte d’Ivoire m’a en quelque sorte produit pour ouvrir un nouveau chapitre et guider mon pays vers une nouvelle ère. 

La situation en Guinée, votre voisine, vous inquiète-t-elle ?

Nous avons six cents kilomètres de frontière commune, je serai donc prudent. Le défunt président Conté nous a toujours soutenus pendant la crise. Il a été pratiquement le seul dans la région à ne pas avoir accueilli sur son sol des rebelles ivoiriens armés. C’est dire si je suis navré de voir ce pays frère sombrer dans la tourmente. En toute hypothèse, le facilitateur Blaise Comparé sait qu’il peut compter sur mon aide. 

On ne vous a pas entendu à propos du massacre du 28 septembre, à Conakry. Vous n’avez rien à dire ?

Il faut d’abord une enquête, une vraie enquête à la fois nationale et impartiale. Vous savez, on a dit et écrit tant de choses fausses sur moi que j’hésite beaucoup avant de condamner les autres. Je pense comme vous que les Guinéens doivent aller à l’élection et que la place des militaires est dans leurs casernes. Je ne passe pas l’éponge sur le 28 septembre, mais je sais aussi, pour l’avoir vécu, que la manipulation existe. Je suis donc devenu très méfiant. Ne vous étonnez pas si les Africains ne croient plus en ce que l’Occident raconte sur eux. Ne vous étonnez pas si Robert Mugabe est aussi populaire en Afrique australe. On leur en a tant fait voir aux Africains, on leur a asséné tant de mauvaises leçons qu’ils adorent aimer ce que les Blancs détestent (3). 

Votre réaction est celle d’un homme de pouvoir. Vous êtes devenu membre du syndicat des chefs d’État.

Peut-être, mais ce que je sais, moi, c’est que je n’ai jamais été chercher une ONG étrangère pour épingler Houphouët ou Bédié. Même lorsque j’étais en prison, j’ai toujours refusé les commissions d’enquête internationales. Tant que nous ne serons pas capables d’enquêter nous-mêmes sur nos propres turpitudes et de les sanctionner, nous ne serons pas indépendants. 

Entre vous et le président Compaoré, quelle histoire ! S’il fallait en faire un film, on hésiterait pour le titre : entre « Les Meilleurs Ennemis » et « Je t’aime, moi non plus »…

Oui, quelle histoire ! C’est simple pourtant : nous étions amis, nous nous sommes brouillés et on s’est retrouvés. Une affaire de ménage en somme. 

Quand un couple se reforme après une rupture, ça n’a plus le même goût.

Sans doute. Celui qui a été trompé se montre plus regardant. 

Vous avez d’excellentes relations avec l’État d’Israël…

C’est une tradition ivoirienne, depuis l’époque d’Houphouët. Mais je suis, c’est vrai, le premier chef d’État ivoirien à assumer des rapports aussi étroits dans tous les domaines avec Israël. 

Relations économiques, sécuritaires et aussi spirituelles.

Je suis un chrétien pratiquant et, en tant que tel, je sais que la Torah est à l’origine de la Bible. Mais je suis aussi celui qui a fait adhérer la Côte d’Ivoire à la Banque islamique de développement [BID] : ce sont des entreprises tunisiennes qui, sur financement de la BID, achèvent en ce moment la construction de l’autoroute Abidjan-Yamoussoukro. Je ne suis donc pas sectaire. 

Le sort du peuple palestinien vous interpelle-t-il ?

Il ne me laisse pas indifférent. 

Mais encore ?

Je n’ai rien d’autre à dire, aujourd’hui, sur ce sujet. 

Vous avez également de bons rapports avec l’Iran. Pensez-vous que ce pays a le droit au nucléaire militaire ?

J’ignore si l’Iran veut la bombe et s’il ne l’a pas déjà acquise. Mais ma pensée est claire : si l’Inde, le Pakistan et Israël ont cette arme, je ne vois pas ce qui devrait empêcher l’Iran de la posséder. Sa civilisation n’est pas moins ancienne et moins sophistiquée que celle des autres et ses dirigeants ne sont pas moins responsables. 

Barack Obama représente-t-il un espoir pour l’Afrique ?

J’ai salué son élection d’abord parce qu’il est démocrate, donc homme de gauche. Et ensuite parce qu’il est noir, ce qui est pour nous un motif de fierté. Mais je ne me fais aucune illusion : il sera toujours et avant tout un président américain. 

Y a-t-il une personnalité politique en vie, sur cette planète, pour qui vous éprouvez une admiration particulière ?

Non. 

Pas même Nelson Mandela ?

Ce serait une facilité politiquement correcte que de vous répondre : Mandela. Mais je suis un incurable historien, curieux de nature et je ne peux m’empêcher de poser des questions. J’ai lu avec attention l’autobiographie de Mandela et je trouve qu’il n’est pas transparent sur la nature des discussions qu’il a eues avec Pieter Botha avant sa sortie de prison. Qu’a-t-il négocié au juste ? Quelles concessions a-t-il faites ? Quand j’entends dire : « Si l’humanité devait se choisir un père, il s’appellerait Mandela », je ne marche pas. Nelson Mandela est un homme politique. Ce n’est pas un mythe. 

Vous financez, notamment à Yamoussoukro, des grands travaux quasi pharaoniques. Est-ce vraiment prioritaire quand on sait que, selon la Banque mondiale, un Ivoirien sur deux vit dans la pauvreté ?

Décongestionner Abidjan, en faire sortir l’administration pour l’amener à Yamoussoukro afin qu’elle travaille dans un cadre serein, construire une nouvelle capitale dans l’ordre et non pas dans l’anarchie, tout cela, pour moi, ce sont des urgences. Et les Ivoiriens m’approuvent. Ils en sont fiers. J’ai le cœur tranquille. 

Un nouveau palais, était-ce bien nécessaire ?

En quoi un palais présidentiel et un Parlement relèvent-ils du prestige ? À partir du moment où l’on a décidé de faire de Yamoussoukro la capitale de la Côte d’Ivoire, il est normal de la doter de ces instruments de souveraineté. Pour le reste, je n’ai pas été chercher de l’argent à l’étranger pour réaliser ces travaux. Personne n’a donc de leçon à me donner. Ce n’est pas pour moi que je bâtis, encore moins pour l’extérieur. C’est pour le peuple. 

Copyright Vincent Fournier

Les campagnes électorales sont toujours de grands moments de distribution d’argent. Celle-ci ne déroge pas à la règle…

Des grands moments de dépense, oui. J’ai fait campagne en 1990 avec 16 millions de F CFA en poche, ce qui était sans doute la campagne la moins chère de l’histoire de ce pays. Cette fois, j’ai plus. 

C’est le moins qu’on puisse dire : vous avez les moyens de l’État !

Nuance. J’ai les moyens tout court. 

Ce n’est pas ce que disent vos deux principaux adversaires.

Eux, ils ont tellement amassé qu’il faudrait faire les comptes. Une chose est sûre : ma fortune personnelle est infiniment inférieure à la leur. Moi, je n’ai ni biens ni comptes en banque à l’étranger. J’ai une maison au village, une autre à Abidjan. Je ne passe pas mes vacances sur la Côte d’Azur, mais en Afrique. Comme on dit, eux et moi, nous n’avons pas les mêmes valeurs. 

Vous avez fait mettre en prison à la Maca une vingtaine de barons de la filière cacao. Cela fait dix-huit mois qu’ils y croupissent. Ne serait-il pas temps de les juger ?

J’ai écrit au procureur pour qu’une enquête soit ouverte sur les malversations dans la filière cacao, mais ce n’est pas moi qui ai décidé des poursuites. 

S’il y a procès, il y aura forcément déballage, y compris sur les financements d’ordre politique. Cela vous inquiète ?

Pas du tout. Il faut qu’il y ait déballage, je ne crains rien. D’autant que je sais à peu près ce qu’il y a dans le paquet. 

Ce sera le procès de la corruption…

D’une certaine forme de corruption, l’africaine, une corruption sauvage d’affamés. Celle des Européens et des Asiatiques est d’une tout autre ampleur, mais elle est plus sophistiquée et s’exerce parfois au plus haut niveau. Vous ne pouvez pas imaginer les pressions que les corrupteurs du Nord exercent directement sur nous, les chefs d’État du Sud. 

La Côte d’Ivoire célébrera en août 2010 le 50e anniversaire de son indépendance. Sous votre présidence si vous êtes réélu. Qu’avez-vous prévu ?

Ni défilé militaire pompeux ni danses endiablées, mais un colloque. Un colloque auquel j’inviterai les représentants de tous les pays africains qui ont acquis leur indépendance en 1960, afin que l’on réfléchisse sur ce demi-siècle passé et sur les cinquante ans à venir. 

Un débat sur l’identité nationale, du type de celui qui fait rage en France, vous paraît-il nécessaire en Côte d’Ivoire ?

Ce débat, qui n’est pas illégitime, a failli avoir lieu ici. Mais il a été dévoyé pour de mauvaises raisons et a débouché sur le concept douteux d’ivoirité, inventé par Henri Konan Bédié. Nous sommes en période électorale : rouvrir cette boîte de Pandore serait irresponsable de ma part. 

En neuf années d’exercice du pouvoir, que vous reprochez-vous ?

Une chose. D’avoir sous-estimé la méchanceté et la nocivité de mes adversaires. Les Ivoiriens m’ont confié leur pays. J’ai cru naïvement que j’allais pouvoir gouverner en bon père de famille. J’avais des projets plein la tête. Je me suis laissé surprendre par une agression armée. Pour cela, je demande pardon à mes concitoyens. 

Et Dieu, dans tout ça ?

J’ai une foi qui me soutient, une Bible sur ma table de chevet. Je prie beaucoup. Quelque part, je sens que Dieu m’a confié la mission de guider la Côte d’Ivoire sur le seuil de la modernité. De cela, je parle avec tous ceux que je reçois à ma table, abbés, imams, pasteurs, athées. Ma foi n’exclut pas celle des autres. C’est une foi tranquille. 

Quel est votre principal défaut ?

J’ai tendance à penser que l’habit fait le moine. J’accorde trop facilement et trop rapidement ma confiance. 

On vous dit pourtant habile, rusé, « le boulanger », disait Gueï…

Si des hommes politiques pensent que je les roule, c’est que je suis plus intelligent qu’eux. Je prends donc cela comme un compliment. 

Et votre principale qualité ?

Même réponse que mon principal défaut, plus la ténacité. 

Le dernier livre que vous ayez lu ?

Édouard Balladur, Le pouvoir ne se partage pas. Ça vous fait sourire ? 

Pour les Ivoiriens, l’autre grande affaire de l’année 2010 avec la présidentielle ce sera la participation des Éléphants à la Coupe du monde de football. Un pronostic ?

Je souhaite qu’ils arrivent en demi-finale. 

Que diriez-vous à un électeur hésitant pour le convaincre de voter pour vous ?

C’est moi, Gbagbo Laurent, qui détient les clés de votre avenir.

1. Il s’agit de la réintégration de quelques cinq cents soldats, gendarmes et policiers des forces régulières passés à la rébellion en 2002. Une commission tripartite a été mise en place pour régler ce problème [NDLR].

2. Ancien Monsieur Afrique du PS, actuel conseiller du président de la Fondation Jean-Jaurès et fondateur de GLC Conseil, Guy Labertit est l’auteur d’Adieu, Abidjan-sur-Seine (éditions Autres Temps).

3. Cet entretien a été réalisé avant la publication du rapport de l’ONU sur les événements du 28 septembre.

Propos recueillis à Yamoussoukro par François Soudan

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