Terrorisme : trois Maliens dans le piège américain
Accusés de « narcoterrorisme », ils risquent la réclusion criminelle à perpétuité aux États-Unis. L’ennui, c’est qu’ils ne sont pas, comme ils s’en vantaient, membres d’Al-Qaïda !
L’agent spécial Daria Lupacchino peut être fier de lui. Le 15 décembre, au terme d’une enquête de plus de quatre mois, cet officier de la Drug Enforcement Administration (DEA), l’agence américaine de lutte contre les stupéfiants, signe un mandat d’arrêt contre trois Maliens accusés de « narcoterrorisme ». Appréhendés le jour suivant à Accra, au Ghana, ceux-ci sont extradés le 18 décembre aux États-Unis, à New York précisément. Une belle prise, en somme. Et une promotion en vue pour Lupacchino.
Les autorités judiciaires américaines jubilent. « Cette affaire confirme l’émergence d’une inquiétante collusion entre Al-Qaïda et les trafiquants de drogue internationaux », affirme Preet Bharara, le procureur de Manhattan. « Ces narcoterroristes ne se soucient pas de savoir qui ils arment avec leur trafic », accuse de son côté Michele M. Leonhart, une responsable de la DEA. Ces brillants fonctionnaires n’en doutent pas : ils ont affaire à de dangereux « ennemis des États-Unis ».
Les trois inculpés, Harouna Touré, Idriss Abelrahman et Oumar Issa, risquent gros : vingt ans de prison au minimum, peut-être la perpétuité. Ils sont sous le coup d’une loi qui, depuis 2006, permet aux agents américains de poursuivre les narcotrafiquants partout dans le monde lorsque ceux-ci ont des liens avec des groupes terroristes. C’est la première fois qu’elle est appliquée en Afrique de l’Ouest, devenue depuis quelques années une plaque tournante de la drogue entre l’Amérique latine et l’Europe. Pourtant, démontrer la « culpabilité » des inculpés ne sera pas une mince affaire pour le parquet de New York. D’abord parce que les preuves recueillies ne sont pas « objectives » : l’instruction n’a retenu que les déclarations des trois Maliens, parfois filmés et enregistrés à leur insu par des agents ou des « indics » infiltrés. Ensuite et surtout parce que le profil des accusés ne correspond pas à la description qu’en fait la justice américaine, convaincue d’avoir ferré de gros poissons du salafisme transsaharien. Retour sur une double méprise.
Filmés à leur insu
Tout commence en août 2009. Un indicateur rémunéré par la DEA, que nous appellerons Abdallah, se fait passer pour un Libanais radical. À Accra, il entre en contact avec le Malien Oumar Issa, un « démarcheur ». Celui-ci est chargé de trouver des marchandises dans les ports de la sous-région – des véhicules et du riz notamment –, que ses associés transportent ensuite vers les pays voisins, parfois vers le Maghreb.
Le 14 septembre, Abdallah rencontre Issa, qui est filmé et enregistré à son insu. Il lui explique qu’il représente les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), « un mouvement militant pour la “cause” antiaméricaine », et qu’il a pour mission de sécuriser le passage de 500 kg de cocaïne jusqu’à l’Espagne via le Maroc et l’Afrique de l’Ouest. Issa répond que ses associés, au Mali, ont les moyens de faire transiter des produits de contrebande le long de cette route. « La protection viendrait-elle des autorités maliennes ou d’Al-Qaïda ? » s’enquiert alors Abdallah. Elle serait assurée par les islamistes et le convoi serait bien armé, précise Issa. Pour conclure la transaction, une négociation avec le « principal responsable » doit être organisée au Ghana. Il s’agit de Harouna Touré.
Âgé de 31 ans, transporteur et entrepreneur du bâtiment, ce Songhaï de Gao (nord du Mali), blagueur et fanfaron, n’a rien d’un terroriste. « Je l’ai entendu dire à un Tamasheq (Touareg), pour l’impressionner : “Vous êtes des rebelles, mais je suis encore plus rebelle que vous !” » témoigne l’une de ses tantes. Son entourage le dit généreux et soucieux de créer des emplois avec l’argent dégagé par sa société de transport. « Il a donné à de nombreux jeunes désœuvrés de petits pécules pour qu’ils montent un commerce », affirme son frère Abdoulaye. La famille est unanime : il n’a aucun rapport avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), dont il a plusieurs fois, devant témoins, condamné la pratique des enlèvements d’Occidentaux.
Mythomane et puéril
C’est cet homme, benjamin d’une famille de sept enfants, décrit par ses proches comme un peu mythomane et puéril, que l’indicateur des Américains rencontre une première fois, le 6 octobre à Accra. Abdallah lui explique que son organisation – les Farc – travaille avec les islamistes car ils partagent le même combat « contre les Américains ». Touré affirme alors être proche des salafistes d’AQMI et avoir déjà travaillé avec eux. Versant dans la surenchère, il jure que, sans lui, AQMI ne pourrait même pas « manger ». Volonté d’impressionner son interlocuteur pour emporter un marché juteux ? Touré va jusqu’à proposer d’aider à organiser des enlèvements d’Occidentaux afin de financer les Farc !
Lors des deux rendez-vous suivants, les 17 et 18 novembre à Accra (eux aussi filmés et enregistrés), Abdallah amène un autre indicateur rémunéré par la DEA – « Pedro » –, qu’il présente comme un cadre des Farc. Touré, lui, est accompagné de son chauffeur, un Songhaï originaire de Gao comme lui, qu’il fait passer pour un responsable d’AQMI à la tête d’une milice de onze hommes. C’est Idriss Abelrahman, qui serait, prétend-il, « recherché dans le monde » à cause de son statut de « général » !
Arabophone, le chauffeur est crédible dans son rôle et ne manque pas de repartie. À Pedro qui lui fait remarquer que onze hommes, c’est peu par rapport aux 30 000 soldats des Farc, il réplique, sourire en coin : « Oui, mais nous sommes partout ! » Et les deux Maliens de se faire mousser comme des « rois du désert » et des « guerriers de Dieu »… Pendant tout l’entretien, la haine des Américains est feinte d’un côté comme de l’autre. Et pour cause : elle est censée cimenter l’accord commercial par un pacte d’amitié.
Amateurisme
Touré et Abelrahman sont-ils des « narcoterroristes », comme les Américains le prétendent ? Non seulement la personnalité pour le moins fantasque de Touré colle mal avec celle d’un « islamiste », mais l’amateurisme dont les deux compères ont fait preuve dans les négociations tendrait à prouver qu’ils sont tout aussi novices dans le trafic de cocaïne…
Autant d’arguments qui ne manqueront pas d’être soulevés par l’avocat malien de Touré, Harouna Toureh. Mais il n’est pas sûr que la justice américaine les entende. L’affaire, en effet, ressemble fort à un « signal » adressé par les Américains aux dirigeants maliens. « Ils pensent que beaucoup de nos militaires sont de mèche avec AQMI et que des conseillers du président Amadou Toumani Touré sont impliqués dans le narcotrafic, témoigne un officier du renseignement malien. Ils n’ont plus confiance en personne… »
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