Sahara : ce qu’il faut retenir de l’affaire Haidar

Sincère sans nul doute, Aminatou Haidar, la militante sahraouie de retour chez elle après sa grève de la faim, est au cœur d’un bras de fer qui la dépasse – et dont nul ne perçoit l’issue – entre le Maroc et le Polisario.

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Publié le 21 décembre 2009 Lecture : 7 minutes.

Article paru dans Jeune Afrique n°2554 du 20 au 26 décembre 2009

« Le Maroc veut ma mort. C’est ce qu’il veut. C’est sa gloire. » Au trente-deuxième jour de sa grève de la faim, à la veille de son évacuation précipitée, le 17 décembre, vers l’hôpital le plus proche, Aminatou Haidar murmure ces mots au journaliste algérien d’El-Watan venu l’interroger dans un recoin du local pour chauffeurs de bus de l’aéroport d’Arrecife, sur l’île canarienne de Lanzarote. Recroquevillée sous les couvertures, une bouteille d’eau sucrée à la main, cette mère de deux enfants âgée de 42 ans sait alors que son geste illustre jusqu’à l’absurdité suicidaire l’inextricable complexité du conflit du Sahara occidental. Elle sait aussi, pour avoir déjà mené pareille grève en 2005 dans la prison de Laayoune, que l’État marocain, a priori, ne cédera pas. Impasse donc, potentiellement dramatique mais incontestablement calculée de la part de cette militante très proche du Front Polisario qui n’a jamais accepté la marocanité de l’ex-colonie espagnole, tout en refusant l’exil dans les camps de réfugiés en Algérie.

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Changement de décor, le surlendemain, peu après minuit. Un avion médicalisé espagnol se pose sur l’aéroport Hassan-Ier de Laayoune avec, à son bord, celle que ses admirateurs remplis d’enthousiasme – si ce n’est de sens de la mesure – appellent « la Gandhi sahraouie ». L’accueil est glacial. Passage furtif de l’ombre voilée entre les guichets de la police. Une voiture, conduite par un membre de sa famille, l’attend et disparaît bientôt dans la nuit. Fin d’une affaire qui, pendant plus d’un mois, aura passionné les médias, crispé un peu plus encore les relations entre les deux grands voisins du Maghreb, mis le gouvernement espagnol au bord de la crise de nerfs, mobilisé jusqu’à l’hôte de l’Élysée et rappelé au monde l’existence d’un conflit oublié.

Expulsée vers Lanzarote le 13 novembre pour avoir refusé de remplir la case « nationalité » sur sa fiche de débarquement à son arrivée à Laayoune et inscrit « Sahara occidental » comme lieu de résidence, Aminatou Haidar est une indépendantiste à la fois déterminée et totalement assumée. Pourtant, illustration de toutes les ambiguïtés d’une lutte en trompe-l’œil, c’est dans le sud du Maroc, dit incontesté, non loin de Tata, au sein d’une tribu sahraouie plutôt acquise au Makhzen, les Izarguiyine, qu’elle a vu le jour. Principale communauté de la confédération Tekna, les Izarguiyine sont des nomades sédentarisés entre Agadir et Boujdour qui, en souvenir de l’alliance contractée il y a trois siècles avec le sultan alaouite Moulay Ismaïl, ont largement participé aux combats de la résistance antifrançaise menés par l’Armée de libération marocaine au milieu des années 1950. À l’instar d’un Mohamed Abdelaziz, natif de Marrakech, et de quelques autres dirigeants du Polisario, le lieu de naissance d’Aminatou Haidar lui vaudrait en principe d’être écartée des listes électorales en cas de référendum au Sahara occidental.

« The game is over »

Titulaire d’un bac marocain, fonctionnaire municipale à Boujdour, la jeune femme a été une première fois enfermée pendant quatre ans, de 1987 à 1991, dans des conditions très dures qui lui vaudront une décennie plus tard d’être indemnisée par l’Initiative Équité et Réconciliation (IER), mise en place par le roi Mohammed VI : 480 000 dirhams au total (42 000 euros) qu’elle exige et obtient de cet État que, pourtant, elle ­rejette. Nouveau séjour en prison – sept mois – en 2005 après les ­émeutes de Laayoune, d’où cette femme, beaucoup moins frêle qu’elle n’en a l’air, ressort avec une auréole de pasionaria. Dès lors, Aminatou Haidar devient une sorte d’icône, à la fois utile pour le Front Polisario, qui instrumentalise avec son consentement cette militante de l’intérieur, et de plus en plus ingérable pour le Maroc, qui ne sait comment enrayer la spirale sans être aussitôt accusé de porter atteinte aux droits de l’homme. Se croit-elle intouchable ? C’est probable. Collectionnant les prix, particulièrement en Espagne et aux États-Unis, elle multiplie les déclarations hostiles à la politique saharienne du royaume et ne perd pas une occasion de remercier le grand frère algérien pour le soutien qu’il apporte à sa cause. Une photo, immédiatement exploitée par les médias du royaume, fait le tour d’Internet : Aminatou posant aux côtés de l’ambassadeur d’Algérie à Washington avec, autour du cou, une écharpe aux couleurs du drapeau algérien.

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C’est pourtant avec un vrai passeport marocain délivré en 2006 qu’Aminatou Haidar voyage. Une contradiction qu’elle résout à sa manière en refusant d’inscrire le mot « Maroc », remplacé par celui de « Sahara occidental », sur sa fiche de débarquement chaque fois qu’elle revient à Laayoune. À l’aéroport, les policiers froncent les sourcils : « C’est un peu comme si un militant kabyle arrivant à Alger inscrivait sur sa fiche “Tizi-Ouzou, Kabylie”, explique l’un d’eux, ou comme si un indépendantiste corse débarquant à Roissy écrivait “Ajaccio, Corse”. » Mais, faute de consignes claires, on la laisse passer. Jusqu’à ce 13 novembre 2009. Pourquoi ce changement d’attitude ? À Rabat, le ton s’est brusquement durci. Depuis le 8 octobre, sept militants sahraouis de l’intérieur, de retour d’une tournée triomphale dans les camps du Polisario à Tindouf, sont détenus après avoir été interpellés à l’aéroport de Casablanca. Le 6 novembre, lors de son discours anniversaire de la Marche verte, le roi Mohammed VI lance un avertissement très clair : plus aucune provocation de ce type ne sera tolérée, dit-il en substance : « The game is over. »

Tester les « lignes rouges »

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Aux yeux du pouvoir marocain, en multipliant les opérations de ce type, les indépendantistes cherchent à tester les « lignes rouges » et à compenser sur le terrain de l’opinion internationale les revers subis sur le plan diplomatique. Ainsi, explique-t-on à Rabat, l’infléchissement redouté de l’administration américaine démocrate en faveur de la thèse du référendum d’autodétermination n’a-t-elle pas eu lieu, Barack Obama laissant sur ce point les coudées franches à sa secrétaire d’État, Hillary Clinton, considérée comme plus proche du Maroc que de l’Algérie. Une position qui serait également celle de l’envoyé spécial de l’ONU, Christopher Ross, lequel ne serait pas loin de se ranger à l’opinion de son prédécesseur, Peter Van Walsum, qui avait qualifié d’« irréaliste » l’option de l’indépendance. Dans ce contexte et à quelques semaines d’une énième série de négociations informelles entre les deux parties au conflit, l’action spectaculaire d’Aminatou Haidar est – si l’on peut dire – du pain bénit pour le Polisario. L’occasion d’équilibrer le rapport de force, de jeter un voile pudique sur l’état des libertés dans les camps de la hamada de Tindouf ainsi que sur l’absence, depuis trente ans, de tout recensement des réfugiés. L’occasion aussi d’influer sur l’opinion publique espagnole afin qu’elle contraigne son gouvernement à s’éloigner des positions marocaines sur le Sahara.

Reste qu’en prenant la décision d’expulser Aminatou Haidar, au motif qu’elle a renié une nationalité jamais acceptée, plutôt que de fermer une nouvelle fois les yeux ou de déclencher contre elle, sur place, des poursuites judiciaires, les autorités de Rabat ont pris le risque d’en faire une martyre hyper médiatisée, alors même que les convictions de cette militante sont minoritaires au sein des populations du Sahara occidental. Le crescendo des déclarations a également conduit la classe politique marocaine, gouvernement et opposition confondus, à mettre directement en cause l’Algérie, pays protecteur du Polisario et qualifié de « grand allié » par Aminatou Haidar. La clé de tout le conflit saharien est à Alger, répète-t-on à Rabat, où l’on se dit persuadé, à tort ou à raison, que les autorités algériennes peuvent, à tout moment, faire revenir la gréviste de Lanzarote sur sa décision. En Algérie, le pouvoir – même si les médias multiplient les reportages au chevet de la militante sahraouie – s’abstient de tout commentaire. Le décompte des points, pense-t-il sans doute, ne lui est pas défavorable.

Zapatero sollicite Sarkozy

Le 14 décembre, alors que la tension diplomatique entre Rabat et Madrid –  qui souhaite se débarrasser au plus vite de cette bombe à retardement qu’est devenue Haidar ­– s’accroit d’heure en heure, le chef du gouvernement espagnol José Luis Zapatero sollicite le président français, Nicolas Sarkozy, pour une médiation. Le lendemain, ce dernier reçoit à l’Élysée le ministre marocain des Affaires étrangères, Taïeb Fassi Fihri, et lui suggère d’autoriser Aminatou Haidar à rentrer à Laayoune, où son passeport marocain, confisqué depuis le 13 novembre, pourra lui être remis. En échange, les autorités espagnoles se font fort d’obtenir de la militante qu’elle renonce à inscrire « Sahara occidental » comme pays de résidence sur sa fiche de débarquement. Le 17, le roi Mohammed VI informe par message Nicolas Sarkozy de son accord sur les termes de ce compromis.

À 22 h 15 ce soir-là, Aminatou Haidar quitte Lanzarote pour Laayoune : « C’est un triomphe pour la cause sahraouie », dit-elle, rayonnante, aux journalistes. En réalité, si elle n’a pas prononcé les excuses publiques qu’exigeaient d’elle les autorités marocaines, la gréviste de la faim a bien écrit le mot « Maroc » dans la case réservée à cet effet, annulant par là le geste de siba (« dissidence ») qui lui avait valu d’être expulsée. Chacun, dans cette affaire, a donc sauvé la face, perdu quelques plumes provisoires et conclu une trêve que l’on sait fragile. On imagine mal, en effet, Aminatou Haidar ne pas reprendre son périlleux combat pour une cause incertaine. Et nul n’imagine le Maroc renoncer un jour à sa profondeur historique.

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