L’autre passeur des deux rives

Du 30 octobre au 6 décembre se sont tenues à Marseille les Rencontres d’Averroès. Un rendez-vous culturel dédié à la Méditerranée et que l’on doit à Thierry Fabre. Entretien.

Fawzia Zouria

Publié le 17 décembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Seize ans déjà. Et chaque mois de novembre, les Rencontres d’Averroès réunissent à Marseille des penseurs des deux rives, invités à plancher sur la Méditerranée : ses conflits, ses espoirs, ses religions, son art de vivre… L’auteur de ces rencontres n’est autre que Thierry Fabre, né un mois de juillet 1960 à Cannes, à 200 mètres du rivage. C’est probablement ce qui explique qu’il soit devenu un grand amoureux de la Méditerranée et l’un de ses plus brillants défenseurs. Étudiant, il est persuadé que la Grande Bleue ne peut exister sans sa composante arabe et sans l’islam qui la constitue en partie. C’est donc tout naturellement qu’il part en Égypte sitôt son DEA de sciences politiques en poche, afin de s’imprégner des mentalités et des saveurs d’Orient.

L’Andalousie sera l’autre terroir où Fabre rêve de conjuguer la grandeur de l’Orient musulman et celle de l’Occident chrétien, à l’instar de Jacques Berque, chantre des « Andalousie d’avenir ». La rencontre avec le grand historien et traducteur du Coran fut d’ailleurs décisive. Dans sa maison de ­campagne, Berque reçoit régulièrement le jeune chercheur, en qui il trouve un fils spirituel. Avant que la providence ne mette sur le chemin de Fabre un autre parrain intellectuel : Edgard Pisani, qui, sitôt nommé à la tête de l’Institut du monde arabe (IMA), lui en confie la direction de la communication.

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Sur la baie d’Alger

Tous les matins, l’on voyait arriver boulevard Saint-Germain l’ancien ministre, le corps élancé penché vers le jeune homme, dont l’allure estudiantine et la détermination timide lui ont toujours conféré un air de gamin rêveur. À 30 ans, Fabre a en charge la médiatisation de toutes les manifestations de l’IMA et lance Qantara, un magazine des cultures arabe et méditerranéenne. Mais l’IMA ne peut contenir les ambitions de ce passionné. Il décide de quitter Paris pour Marseille, convaincu que l’on ne peut parler légitimement de la Méditerranée sans pousser tous les matins ses volets sur les vagues bleues, sans longer les ports de pêche, sans s’attabler à midi devant une salade à l’huile d’olive et le soir devant une anisette !

Thierry Fabre intègre la Maison méditerranéenne des sciences de ­l’homme, crée La Pensée de Midi, une revue trimestrielle qui entend ressusciter les fameux Cahiers du Sud. Surtout, il lance en 1994 les Rencontres d’Averroès, qui deviendront au fil des années un espace de débat incontournable où l’on aborde tous les thèmes, de la crise des valeurs au statut des femmes en Méditerranée, des libertés au terrorisme, de la laïcité aux figures du tragique, comme cette année. Les élus de Marseille ont mis longtemps pour s’en apercevoir, mais le fait est là : chaque année, au mois de novembre, la cité phocéenne vit à l’heure des Rencontres d’Averroès, devenues le rendez-vous culturel et le point de ralliement de tous ceux que l’identité méditerranéenne intéresse.

Hors des projecteurs, cet Homo faber sait aussi se détacher de l’action pour méditer. Alors, sur une île grecque ou dans la médina de Fez, sur la baie d’Alger ou dans un palais de Séville, il écrit, sachant au fond de lui-même que c’est peut-être cela l’essentiel, cette œuvre qui fixe à jamais une Méditerranée qui l’habite et au bord de laquelle il faudra que quelqu’un songe un jour à élever un mausolée en mémoire de Thierry Fabre. Avec cette inscription : « Saint Thierry de la Méditerranée. Passeur des deux rives. »

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JEUNE AFRIQUE : En quoi consistent les Rencontres d’Averroès ?

THIERRY FABRE : Ces rencontres, nées en 1994, sont sous-titrées « Penser la Méditerranée ». Il s’agit de coaliser des penseurs des deux rives qui ­prennent la Méditerranée pour centre de leur réflexion.

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Pourquoi les placer sous le signe du penseur Averroès ?

Averroès est né à Cordoue, en Andalousie, et est mort à Marrakech. Il a fait le lien entre les cultures occidentale et orientale. Il a par exemple traduit et commenté l’œuvre d’Aristote. Nous aussi, à l’heure où l’on parle de choc de civilisations, de fracture entre les communautés, essayons de faire dialoguer les cultures. Le noyau dur des Rencontres, ce sont les tables rondes, mais il y a aussi des projections de films, des lectures, des animations pour sensibiliser le jeune public. C’est un gros événement qui ne pourrait pas exister sans l’association Espaceculture de Marseille. Les débats ont été rediffusés en direct sur France Culture et sur Internet *.

Le thème de cette édition était « La Méditerranée, figures du tragique »… Ce n’est pas un sujet facile.

Mais c’est un sujet passionnant. Le tragique est né en Méditerranée avec le théâtre grec. Pourtant, c’est un concept difficilement compréhensible pour beaucoup de monothéistes vivant sur les rives de cette mer. Dans le monothéisme, le monde s’organise autour de Dieu, alors que le tragique place l’homme au centre du monde. Mais débattre du tragique, c’était aussi l’occasion d’évoquer des ­drames contemporains liés aux guerres, au terrorisme. Interroger la violence, c’est une façon de la combattre. Si on ne peut pas la dépasser, du moins peut-on tenter de la comprendre.

Cette 16e édition a-t-elle rencontré le succès escompté ?

Nous avons accueilli cette année plus de 1 200 personnes, ce qui fait des Rencontres le principal lieu de débat des cultures en France, et peut-être en Europe. Nous avons accueilli un public populaire qui était très attentif et vivant. On croit parfois à Paris que les Marseillais ne sont intéressés que par le foot… nous avons prouvé le contraire ! Et, cette année, une délégation de journalistes algériens a aussi pris part aux discussions.

Vous avez également participé à la création de rencontres intitulées « Sous le signe d’Ibn Rochd », qui se déroulent à Rabat.

Oui, il s’agit encore de créer de la pensée, du questionnement, de montrer que le débat n’est pas réservé qu’aux intellectuels. Et nous sommes en discussion pour réaliser d’autres événements à Cordoue et à Beyrouth. Le géographe arabe Al-Idrissi a créé une carte qui m’intéresse beaucoup : on y voit l’Afrique au-dessus de l’Europe. Voilà ce que nous cherchons avec toutes ces rencontres : remettre en question nos points de vue, changer notre regard sur le monde.

Un référendum a eu lieu en Suisse le 29 novembre. Plus de 57 % des électeurs ont voté contre la construction de minarets. Comment un défenseur du dialogue interculturel tel que vous réagit-il à ce vote ?

Il y a indubitablement une peur qui se manifeste en Europe. La Ligue du Nord en Italie, Le Pen et ses succédanés en France, le Vlaams Blok en Belgique… les succès de tous ces partis extrémistes témoignent d’une grande inquiétude. Je pense personnellement qu’il y a des armes culturelles et littéraires pour les combattre. Concernant les minarets, je vais peut-être vous surprendre, mais je suis contre. Car je suis pour un islam européen, et cet islam doit s’inscrire dans le paysage européen avec une architecture et des financements européens. Comme certains intellectuels, je suis par exemple pour la création d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg. Attention, je trouve évidemment indigne de voir des croyants fêter l’Aïd dans des hangars industriels, comme je l’ai vu ici, à Marseille, il y a quelques jours. Il faut donner à toutes les communautés la possibilité de vivre sa foi dans des conditions décentes. Mais je pense aussi qu’il faut construire aujourd’hui un « vivre ensemble ». Il faut transformer ces inquiétudes, des deux côtés, en relation de confiance. Donnons la possibilité à nos cultures de renouer des relations fertiles, de créer à nouveau du sens et de la beauté.

* Le site mativi-marseille.fr doit retransmettre certains débats.

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