Dominique Lafont, Bolloré : « Le vainqueur est celui qui y croit le plus »
Le « Monsieur Afrique » du groupe Bolloré revient sur l’obtention, en mars, de la concession du deuxième terminal à conteneurs d’Abidjan. Il n’exclut pas de réitérer l’opération dans d’autres ports du continent… et d’ailleurs.
La décision, prise en mars, de confier le deuxième terminal à conteneurs (TC2) du port d’Abidjan au groupement emmené par APM Terminals (APMT) et Bolloré Africa Logistics (BAL) fait toujours couler beaucoup d’encre le long de la lagune Ébrié (voir J.A. no 2728). Au moment où plusieurs concurrents malheureux s’agitent pour contester les conditions d’attribution de la concession, Dominique Lafont, président de BAL, veut éteindre toute polémique et apporte un peu de lumière aux zones d’ombre qui continuent de planer sur ce dossier ô combien stratégique pour la Côte d’Ivoire comme pour l’opérateur français.
Ancien de la banque Rivaud arrivé à la tête de BAL en 2006, Dominique Lafont est l’un des principaux artisans de la diversification réussie du groupe familial breton dans la logistique africaine. Afro-optimiste comme son frère Bruno – PDG de Lafarge -, le « Monsieur Afrique » de Vincent Bolloré se révèle fidèle à sa réputation de fonceur : les yeux rivés sur Dakar – où son concurrent DP World est en difficulté – tout comme sur le reste du continent.
Propos recueillis par Olivier Caslin
Jeune Afrique : Pourquoi avez-vous gagné en Côte d’Ivoire ?
Dominique Lafont : Nous avons proposé la meilleure solution d’ensemble, le plan de développement le plus crédible des infrastructures en Côte d’Ivoire. Pourquoi ? Parce que nous sommes, de tous les concurrents, celui qui croit le plus dans les capacités de développement du pays. Il est assez révélateur qu’un opérateur comme nous, dénué de tout lien actionnarial avec quelque armateur que ce soit, accepte de s’engager sur 450 000 transbordements par an, alors que les autres groupements pilotés de près par des armateurs ont fait des propositions proches des niveaux actuels. Ils ne croient donc pas dans le développement de la Côte d’Ivoire ? Si nous ne remplissons pas nos engagements de volumes, une pénalité s’appliquera. Mais le passé plaide pour nous. En dix ans, sur les quatorze terminaux à conteneurs que nous administrons en Afrique, je ne pense pas qu’il y ait un seul gouvernement qui puisse dire que nous n’avons pas tenu nos engagements.
Quelle est la logique derrière la décision de donner deux concessions au même opérateur ?
Ce n’est pas nous qui avons inspiré le principe, ni le contenu ni la philosophie de cet appel d’offres. Cela étant dit, il ne faut pas voir la concurrence comme un objectif absolu, mais davantage comme un moyen d’assurer l’attractivité : non pas avoir deux terminaux concurrents l’un contre l’autre, mais avoir les infrastructures les plus attractives possibles, capables de se positionner au mieux par rapport aux autres ports du continent, du Maroc à l’Afrique du Sud. Pour cela, les Ivoiriens ont décidé de reconfigurer le canal de Vridi, pour le porter à 18 m de profondeur. L’attractivité, c’est également faire en sorte que les infrastructures portuaires soient gérées le mieux possible, avec la meilleure productivité pour les armateurs. L’attractivité porte enfin sur les tarifs, et sur ce critère nous avons été les plus audacieux. Peut-être nos concurrents n’ont-ils pas supporté que la concurrence soit forte.
Rien, dans le projet, ne justifiait la présence de Bouygues dans votre groupement…
Comme le recommandent le Medef et les autorités françaises, les Français doivent davantage chasser en meute. Pour nous, qui travaillons régulièrement en Afrique et ailleurs, ce n’était pas incohérent de nous associer à un constructeur français.
Martin Bouygues a également de bonnes relations avec la présidence ivoirienne…
Cela ne nous a même pas effleurés.
Que pensez-vous des conclusions du cabinet de conseil qui a réalisé l’étude d’analyse et qui doute de la rentabilité financière de votre projet ?
Je pense que ceux qui alimentent la presse avec des informations contenues, semble-t-il, dans un rapport qu’ils ne sont pas censés détenir font sans doute une lecture très partiale et partielle de ce document. À notre connaissance, la commission a suivi les préconisations du cabinet de conseil qui a validé la recevabilité des offres et jugé la nôtre la meilleure. Cela étant, cette offre satisfait aux critères de rentabilité minimale que nous nous imposons. La Côte d’Ivoire et le Ghana sont des pays très comparables, avec des structures équilibrées entre import et export. Pourtant, Tema a 30 000 équivalents vingt pieds par mois en import alors qu’Abidjan, malgré une belle progression en 2012, dépasse à peine les 13 000 conteneurs. Vous imaginez les perspectives de croissance… Au fond, si l’on ne doit retenir qu’une seule chose de cet appel d’offres, c’est que le vainqueur est celui qui y croit le plus.
Quelle est la teneur exacte du projet ?
L’autorité publique construit les quais et le remblai de l’extension. De notre côté, nous réalisons en partie le génie civil ainsi que la superstructure, dont les équipements, pour un investissement de l’ordre de 400 millions d’euros. Sans compter le ticket d’entrée. Nous avons affaire ici à un dossier assez équilibré. L’autorité publique participe de façon significative à la construction du terminal ainsi qu’à l’approfondissement du canal de Vridi, qui est également un chantier essentiel pour la réussite du projet. Elle apporte beaucoup sur ce dossier, ce qui est rarement le cas dans les appels d’offres actuels.
Comment pouvez-vous financer tous ces projets, qui représentent quelques centaines de millions d’euros d’investissement ?
Nous nous sommes positionnés sur les infrastructures depuis 2003. À l’époque, nous investissions une cinquantaine de millions d’euros par an. Aujourd’hui, nous investissons entre 250 millions et 300 millions, mais notre chiffre d’affaires dans le même temps a été multiplié par 2,5, tout comme notre profit, ce qui accroît mécaniquement le cash-flow d’exploitation qui permet de financer tous ces investissements.
Regrettez-vous d’avoir vendu en 2005 la compagnie maritime Delmas ?
Je ne crois pas que Vincent Bolloré nourrisse le moindre regret. L’histoire récente a encore montré que c’est un secteur d’activité qui est émietté, avec une très forte volatilité des taux de fret. Le choix pour le groupe était soit de céder Delmas, soit de lui faire acquérir une taille critique. En tout état de cause, nous avions anticipé ce mouvement, nous savions qu’il fallait rendre BAL autonome face aux armateurs, d’où l’importance de notre virage vers les infrastructures. Cette indépendance nous évite aussi tout conflit d’intérêts dans la gestion des infrastructures portuaires.
Vous étiez à Dakar il y a peu. Les ennuis de DP World provoquent-ils un regain d’attention chez BAL ?
Nous étions à Dakar pour un séminaire de nos manageurs africains. Bien sûr, nous continuons d’avoir des projets au Sénégal. L’administration Wade avait lancé un appel d’offres sur le terminal roulier. Nous avions hésité à y participer, compte tenu de l’ostracisme dont nous faisions alors l’objet. Finalement, nous avons décidé d’y aller, et nous avons bien fait puisque le processus continue toujours et que nous sommes en négociation avec l’autorité portuaire pour la reprise du terminal, qui représente environ 10 % des activités du port. Pour nous, ce serait un symbole fort, qui nous permettrait de reprendre pied à Dakar.
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Craignez-vous un intérêt grandissant des manutentionnaires asiatiques pour l’Afrique ?
Ils se manifestent déjà. Nous devons régulièrement faire face à la concurrence d’opérateurs philippins, singapouriens, chinois. Leur intérêt de plus en plus manifeste pour les ports du continent confirme le bien-fondé de notre stratégie panafricaine.
En termes de chemins de fer, où en est la reprise de la ligne Congo-Océan ?
Au moment de l’appel d’offres sur le terminal à conteneurs de Pointe-Noire, les autorités congolaises ont très clairement expliqué qu’elles ne souhaitaient pas qu’un même opérateur gère à la fois le terminal et le chemin de fer. L’État a investi dans la réhabilitation du rail, qu’il continue de gérer. En ce qui nous concerne, nous avons simplement fait savoir que nous serions prêts à prendre nos responsabilités sur le chemin de fer si cela s’avérait nécessaire pour le développement du port et la fluidité du corridor logistique. Mais la situation actuelle, où chacun assume ses responsabilités, nous convient très bien.
Comment les choses se passent-elles au Cameroun ?
Ces dernières années, nous avons beaucoup investi, via Camrail, dans le transport des voyageurs et dans le fret. Pas seulement sur le plan financier, mais aussi en termes de développement, de process, de qualité et de sécurité. La concession a démarré en 1999, avec un avenant en 2008, et aujourd’hui la situation financière de Camrail est équilibrée, et la société distribue des dividendes. Ce qui fait que le Tchad et le Cameroun sollicitent le groupe Bolloré pour les accompagner sur le projet d’extension de la ligne vers N’Djamena. Si vous regardez ce qui se passe sur les autres concessions ferroviaires en Afrique, c’est assez exceptionnel.
Quid de Sitarail, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso ?
La situation est évidemment plus difficile, même si d’un point de vue opérationnel la société fonctionne bien. Sitarail a beaucoup souffert des événements politiques de la dernière décennie. De plus, nous sommes à cheval sur deux États. Dès qu’il s’agit d’avancer de façon structurelle, nous devons nous assurer que toutes les parties prenantes partagent la même vision et avancent au même rythme.
D’autres concessions ferroviaires vous intéressent-elles aujourd’hui, notamment en Afrique de l’Est ?
Oui, à partir du moment où elles constituent le prolongement d’une concession portuaire.
Quels sont vos axes de développement ?
Premièrement, nous voulons renforcer notre maillage panafricain. Dans la logistique, nous voulons être plus présents au Maghreb ainsi que dans les pays à forte démographie, comme le Nigeria, l’Éthiopie ou l’Afrique du Sud. Dans le portuaire, nous entendons saisir les opportunités de gestion d’infrastructures en Afrique australe et en Afrique de l’Est. Dernièrement, nous avons enregistré deux succès, avec la concession du terminal de Moroni, aux Comores, et l’accord signé avec les autorités mozambicaines pour construire à Pemba un terminal spécialisé dans l’exploration pétrolière offshore.
Deuxième axe : être à la pointe des nouveaux services comme la supply chain [chaîne d’approvisionnement, NDLR] ou l’aérien pour des grands groupes comme Total, Huawei, Nestlé, Unilever et bien d’autres. Nous venons par exemple de signer dans l’aérien un accord panafricain avec Ethiopian Airlines pour proposer davantage de services de pointe.
Troisième axe : le portuaire. Nous sommes aujourd’hui sollicités pour répondre à des appels d’offres en dehors du continent, dans d’autres pays émergents, avec des opportunités à saisir en Inde, au Moyen-Orient ou en Amérique latine. Nous suivons de près la situation au Brésil, qui s’ouvre aux opérateurs privés. Nous souhaitons aujourd’hui développer notre expérience dans des environnements comparables à celui de l’Afrique pour en faire bénéficier le continent en retour.
Justement, comment voyez-vous le futur de votre métier en Afrique ?
C’est notre quatrième axe de développement. Nous souhaitons devenir l’opérateur logistique de référence sur les flux Sud-Sud. L’Afrique est de plus en plus connectée au reste du monde et s’approvisionne désormais en majorité au sud. C’est un mouvement que nous observons depuis plusieurs années et sur lequel nous nous sommes positionnés bien en amont. Dans les pays émergents comme la Chine ou l’Inde, nous disposons d’une présence renforcée avec nos filiales spécialisées dans les flux Afrique, pour ainsi conforter l’assise du groupe Bolloré au point d’origine de ces flux. Notre vision est de nous préparer à l’étape où l’Afrique va développer ses propres industries et services. Ce qui veut dire que nos métiers dans le portuaire et la logistique vont devoir évoluer. Nous envisageons déjà cette mutation pour qu’à ce moment-là le maillage de notre réseau africain soit un atout décisif face à la concurrence.
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