Zoulikha Bouabdellah

Un jour danseuse du ventre, le lendemain femme voilée, la plasticienne algérienne se joue des clichés et expose des œuvres où la dimension militante n’est pas absente.

Publié le 7 décembre 2009 Lecture : 5 minutes.

Elle a d’abord montré la peau mate de son ­ventre. Sous son nombril, elle avait noué un voile bleu brodé de piécettes d’or, puis un blanc, puis un rouge pour mieux souligner les arabesques que son bassin dessinait… sur l’air de La Marseillaise. Dansons (2003) est l’une des premières vidéos, débordantes d’insolence, réalisées par Zoulikha Bouabdellah. En s’emparant ainsi de l’hymne français, cette jeune artiste née en 1977 à Moscou, où elle a passé les vingt et un premiers jours de son existence avant de rejoindre l’Algérie de ses parents, entendait souligner le « caractère exotique » que revêtent à ses yeux des valeurs républicaines qui « restent encore à conquérir ».« Malheureusement, ajoute la jeune femme, qui vit en France depuis 1993, le lancement du débat sur l’identité nationale prouve que les valeurs de la République demeurent “exotiques” pour les Français eux-mêmes. L’égalité est bafouée par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. Il serait, à mon sens, plus intéressant de parler d’identités nationales. »

Si elle se joue des « sacralités » de son pays d’adoption, Zoulikha Bouabdellah n’épargne pas pour autant celles de sa culture d’origine. Dans Minaret, une vidéo produite en 2001, elle fait se trémousser un minaret au rythme d’une chanson de Khaled. Une provocation de nature à hérisser le poil des extrémistes, qui ont poussé sa mère à renoncer, du jour au lendemain, à une belle situation – directrice du musée des Beaux-Arts d’Alger – pour s’installer avec ses trois filles à Paris. « En tant que membre de l’intelligentsia, elle était dans la ligne de mire de certains perturbateurs », commente la jeune femme, qui a grandi dans l’enceinte même du musée.

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Ces éléments biographiques et ce départ précipité ont nourri les travaux de l’artiste, qui s’efforce de tisser des liens entre les cultures et d’explorer la question de la condition féminine et celle des religions. Ils ont aussi forgé sa personnalité. « J’ai dû partir d’un pays où tout promettait une vie simple et confortable. J’ai dû affronter la nouveauté, vivre l’aventure. Je suis devenue une étrangère qui doit faire ses preuves, c’est-à-dire travailler deux fois plus pour prouver à ma mère qu’elle n’avait pas fait le mauvais choix en quittant l’Algérie pour permettre à ses filles de vivre librement. »

Comme beaucoup d’exilés, Zoulikha Bouabdellah entretient un rapport complexe avec son pays d’origine, où elle retourne dès qu’elle en a l’occasion. « J’aime profondément l’Algérie. Je peux dire que c’est mon pays, davantage que la France. J’y ai ma famille, mes racines, mes repères », reconnaît-elle. Pourtant, « comme toute personne qu’on aime et qu’on ne supporte pas de voir maltraitée, je peux aussi dire que je déteste l’Algérie. J’aimerais tellement que ses ressources soient mises au service de ses habitants, que la jeunesse y soit respectée et aimée, que les écoles, les universités et les théâtres portent les noms de ceux qui lui ont fait honneur : Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Malek Alloula ».

Le patrimoine arabe et algérien reste d’ailleurs présent « de façon sporadique » dans son travail, parfois avec humour. Dans la photo en forme de triptyque intitulée Ni entendu, ni parlé, ni vu, Zoulikha pose avec un couscoussier qu’elle place tour à tour sur ses oreilles, sa bouche et ses yeux, comme pour dénoncer le silence et l’indifférence. Il y a aussi la vidéo Cité Dallas à Oued Zenati (2003), dans laquelle elle retravaille une photo de famille prise lors d’un mariage en affublant chacune des femmes du patronyme d’un des personnages du fameux feuilleton américain. Une manière de lever le voile sur la vie intérieure de ces femmes qui nourrissent leurs fantasmes d’occidentalisation par écran interposé.

En très peu de temps, les travaux de Zoulikha sont remarqués sur la scène internationale. Dès 2005, elle participe à l’exposition « Africa Remix », au ­centre ­Georges-Pompidou, à Paris. Cette même année, elle a droit à sa première exposition personnelle à l’Iziko South African Gallery, au Cap.

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La Bank, une jeune galerie parisienne créée en 2005, s’intéresse à son travail et l’adopte parmi ses artistes maison.

« Ce qui nous a séduites, c’est la pluralité de sa pensée, à la fois capable de militer pour une “intelligence” nationale et d’affirmer sa féminité sans avoir peur de montrer ses faiblesses, affirme Marie-Céline Somolo, qui dirige la galerie avec Céline Brugnon. Malgré sa jeunesse, elle considère son rôle d’artiste comme un moyen de trouver sa place dans la société. Elle n’essaie pas de raviver les démons du passé – la colonisation – pour justifier ce qu’elle est. Elle puise dans son histoire, sa famille, ses origines et ses icônes pour développer un langage artistique avec lequel elle puisse se faire comprendre. »

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Aujourd’hui, ses œuvres sont montrées à la Fiac, aux Rencontres photographiques de Bamako, aux biennales de Venise et de Dakar et autres hauts lieux de l’art contemporain. Elles lui valent des distinctions. En 2008, elle a reçu le prix Meurice pour l’art contemporain pour Le Baiser, une sculpture exposée à l’hôtel Le Meurice, rue de Rivoli à Paris, et composée de deux colonnes qui, loin de rester droites, se courbent pour s’unir en un improbable baiser. Cette année, elle a décroché l’Abraaj Capital Art Prize, à Dubaï…

Sa démarche ? Zoulikha Bouabdellah explique qu’elle procède par transgressions, mais sans empiétement, ni violence, ni a priori. Son idée ? « Dépasser les limites selon un rythme positif : aller d’un élément à un autre, d’une structure à une autre, d’une forme à une autre ou d’un concept à un autre. » Elle qualifie sa transgression de paradoxale, car elle est une « aspiration à renouer les liens ».

Entre autres œuvres illustrant cette transgression, citons Morisque, marranos (termes péjoratifs ­désignant respectivement les musulmans et les juifs espagnols convertis de force au moment de l’In­quisition), qui se compose d’un couscoussier gravé d’une croix.

Plus récemment, « Hobb » (« amour », en arabe), sa deuxième exposition individuelle (à La Bank, du 10 septembre au 31 octobre), a confirmé son goût pour les métissages culturels inattendus. Calligraphié en rouge sang « pour la passion » et noir « pour le désespoir », le mot « hobb » devient une installation murale qui se décline et se déforme pour évoquer les positions du Kâma Sûtra.

Sur les murs de la galerie sont accrochées les pièces Voyageur 1 et Voyageur 2, qui mettent en scène deux corps en plexiglas sur une plage. Une femme blanche en maillot de bain se tient près du corps gisant d’un homme noir que la mer vient de rejeter. Un travail où, une fois de plus, l’amère actualité crée un lien entre deux mondes. 

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