La relève amazighe
À l’université d’Agadir ou dans les écoles de la région du Souss s’affirme l’identité marocaine, plurielle et métissée. Reportage.
Maroc : les nouveaux berbères
« À 13 ans, j’ai demandé à mon professeur d’histoire pourquoi on parlait si peu des Berbères dans nos manuels. Il m’a répondu : “Apprends tes leçons, réussis tes examens et ensuite oublie tout ce que tu as appris.” » Ali a aujourd’hui 25 ans et il n’a rien oublié. C’est un beau jeune homme dont les grands yeux verts s’illuminent quand on parle de son identité. « Si je me sens si profondément marocain, c’est précisément parce que je suis amazigh. Vous savez, nous étions là bien avant les Arabes. Nos livres d’histoire devraient rappeler que le Maroc est une mosaïque composée des apports amazighs, arabes et africains. »
Ces mots, Ali les prononce dans le hall de l’université Ibn Zohr d’Agadir, où il étudie la littérature. La capitale du Souss a toujours été à l’avant-garde de la cause amazighe au Maroc. C’est d’Agadir que venaient la majorité des jeunes militants qui fondèrent l’Association marocaine de recherches et d’échanges culturels (Amrec), première association du Mouvement culturel amazigh (MCA), en 1967. En 1979, c’est l’association de l’Université d’été d’Agadir qui est la première à procéder à des études de terrain sur la culture populaire berbère.
Vérité historique
Pour les militants de l’époque, il s’agit déjà de rétablir une vérité historique que les nationalistes ont escamotée au moment de l’indépendance. Le Mouvement national, incarné par l’Istiqlal, considère alors que l’idée d’une diversité culturelle est une hérésie et une menace pour l’unité nationale. Ils reprochent à l’administration coloniale d’avoir utilisé le particularisme comme un moyen de « diviser pour mieux régner ».
Après l’indépendance, le jeune État adopte cet idéal d’une culture commune et homogène, dont les deux piliers sont l’arabité et l’islam. L’espace juridique est unifié, l’enseignement du berbère, proscrit, et la fonction publique, arabisée. Mais les premières élites berbères instruites et politisées vont, dès les années 1970, s’élever contre cette idéologie dominante et lutter contre ceux qui, comme l’a écrit l’éminent universitaire Mohamed Chafik, « se sont emparés des rênes du pouvoir, se sont octroyé d’immenses avantages moraux et matériels et ont orienté à leur gré l’information et l’éducation ».
Petit, Ali a fait, par la force des choses, les frais de cette politique. Né dans les environs de Ouarzazate, il ne parle que berbère avec ses parents. Pour le petit garçon qu’il est alors, l’arrivée à l’école est un véritable choc. « Je ne comprenais rien à ce que disait l’instituteur. C’est comme si j’avais dû réapprendre complètement à parler. J’avais l’impression d’en savoir moins que les autres, d’être considéré comme un étranger. Heureusement, aujourd’hui, le pouvoir a un peu changé sur cette question. »
Ali fait référence au discours qu’a prononcé le roi Mohammed VI le 17 octobre 2001 à Ajdir, dans le Rif. Au pouvoir depuis deux ans, le jeune roi était jusque-là resté très mystérieux sur ce sujet. À Ajdir, il reconnaît pour la première fois « l’intégralité de notre histoire commune et de notre identité culturelle nationale bâtie autour d’apports multiples et variés. (…) L’amazighité, qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire du peuple marocain, appartient à tous les Marocains ». Le roi s’engage en faveur de la promotion de la culture amazighe « dans l’espace éducatif, socioculturel et médiatique ». L’Institut royal de la culture amazighe (Ircam) est créé à cette occasion (voir « 3 questions à », p. 31).
Huit ans après, les Amazighs sont toujours redevables au roi de ce discours. Pour le directeur de l’École du 2-Mars, située dans un quartier populaire d’Agadir, « ça a fait tomber un mur entre les Marocains ». Ce modeste établissement ressemble à toutes les autres écoles du pays. Elle accueille 48 professeurs et 1 792 élèves. Les salles de classe, peintes à la chaux, sont nues et austères. Ici, pas d’ordinateurs ni d’équipements sportifs dernier cri. Les professeurs portent la blouse blanche réglementaire et font réciter leurs leçons aux élèves en pointant un bâton sur le tableau noir. Seule originalité de l’école, la culture amazighe s’y étale partout. La direction a fait peindre des proverbes en tifinagh (la graphie amazighe), pour rappeler aux élèves le sens de l’effort. Dans la cour, un mur arbore une carte du Maroc où les noms de toutes les villes sont écrits en alphabet amazigh. « Il y a vingt ans, on se serait fait arrêter pour moins que cela », rappelle le directeur.
Refus du particularisme
Dans la classe de CM1, les élèves récitent à haute voix l’alphabet. 45 % d’entre eux sont berbérophones, mais tous, même les arabophones, participent. « J’aime beaucoup ces cours. C’est plus facile que l’arabe et c’est plus rigolo que les cours d’éducation islamique ! », s’amuse Aïcha. « Les élèves sentent que leur culture est valorisée, et, surtout, cela crée un lien entre la maison et l’école », ajoute Tilila, une jeune professeure. Bien sûr, il est arrivé que des parents se plaignent et demandent que leurs enfants ne suivent pas cet enseignement. À cela, la direction oppose toujours la même réponse : le discours du roi. « C’est une caution très forte pour nous, mais ça n’est pas suffisant », estime le directeur.
Sil le discours d’Ajdir est important sur le plan symbolique, beaucoup considèrent que ses retombées concrètes sont encore faibles. Pour mettre en place les cours de tifinagh, la direction de l’école n’a dû compter que sur elle-même. Pas de budget supplémentaire ni d’aide logistique. Si la volonté politique existe, les moyens ne suivent pas.
À l’université aussi, il n’a pas été facile de lancer, il y a cinq ans, un master de la culture amazighe. Il a fallu attendre l’année dernière pour que soit enfin créé un poste budgétaire. « Quand nous avons lancé cette section, l’affluence a été incroyable. On a senti une grande soif d’apprendre chez nos étudiants, » explique Ahmed Sabir, doyen de la faculté de lettres. Mounir, un étudiant de ce master, est très fier de sa culture : « C’est à nous de nous battre pour transmettre notre patrimoine et sortir du folklore. À la télévision, quand on montre un groupe de musique berbère, il est toujours folklorique. Et quand on consacre un reportage à notre région, vous pouvez être sûr de voir des paysans avec leur âne ! » dénonce-t-il avec amertume.
Bagarres avec les islamistes
Alors ces étudiants cherchent leurs modèles ailleurs, en puisant soit dans les grands mythes berbères, soit chez leurs voisins kabyles d’Algérie. Certains brandissent des portraits de la reine Kahina – qui régna sur plusieurs tribus des Aurès de 685 à 705 –, d’autres ceux de chanteurs à la mode. En attendant le lancement d’une chaîne nationale amazighe – annoncée pour fin 2009 –, ils épluchent sur Internet les sites dédiés à la musique ou à la littérature berbères.
Au détour d’un couloir de la faculté, Mounir nous montre une affiche collée au mur, dans la section réservée au MCA. On peut y lire les paroles d’une chanson de Matoub Lounès, l’un des chantres du Printemps berbère de 1980 en Kabylie, assassiné en 1998. « Que l’on me dise : où crois-tu aller ? Je clamerai : je suis amazigh. » Sous la citation, on peut voir la photo de quatre membres du MCA aujourd’hui emprisonnés pour des faits de violence. Régulièrement, la photo est arrachée puis aussitôt recollée. « Ils ont été impliqués dans des bagarres. D’un côté, les islamistes nous tapent dessus quand on parle notre langue ; de l’autre, il y a les ultras de la cause amazighe qui brandissent des pancartes et scandent des slogans un peu violents », regrette Mounir.
« La politique systématique d’arabisation depuis cinquante ans n’a pas permis d’assimiler totalement les berbérophones à la culture dominante. Il est temps que les vérités soient dites, car ces jeunes ne croient pas au mythe d’une identité marocaine monolithique et pure », explique sous le sceau de l’anonymat un ultra du MCA. Ces jeunes revendiquent une certaine façon d’aborder l’histoire du Maroc et une affirmation de soi. C’est pourquoi l’historien Hassan Aourid, spécialiste de la question, peut écrire dans l’un de ses articles : « On n’est pas amazigh parce qu’on est né amazigh, et on n’est pas islamiste parce qu’on est musulman. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de l’adhésion à un projet de société. » Avec à la clé une nouvelle forme de modernité qui tend vers l’universel et qui rejette la tentation du particularisme. La question de la diversité du Maroc a d’ailleurs largement dépassé la question communautaire. Depuis quelques années, artistes, chanteurs et intellectuels de toutes origines n’hésitent plus à rappeler que le royaume est avant tout un pays de métissage. À ce titre, la valorisation de la darija (arabe dialectal) est très révélatrice. Composée d’au moins 25 % de vocables berbères, cet idiome est le meilleur miroir du syncrétisme marocain. Longtemps considéré comme une « sous-langue », il est de plus en plus présent dans les médias, la publicité, mais aussi l’expression artistique. Les Amazighs ne sont plus seuls à vouloir rétablir des vérités qui, comme le rappelle le Manifeste berbère de 2000, « sont connues des Berbères comme des autres Marocains ordinaires ».
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