Violence au scalpel

Ananda Devi aime décortiquer le mécanisme de la violence. Dans son dernier roman, elle s’est glissée dans la peau d’un vieillard brutal et odieux.

Publié le 24 novembre 2009 Lecture : 3 minutes.

« Si vous souhaitez des joyeuseries, passez votre chemin. » Dès la première page, le ton est donné. Le Sari vert est un huis clos terrifiant qui réunit, dans une maison de Curepire, à l’île Maurice, un vieux médecin à l’agonie, sa fille et sa petite-fille. Domination, violence, mort… les thèmes développés tiennent en haleine jusqu’à la dernière ligne, jusqu’au dernier souffle de celui qui aura été toute sa vie un homme brutal et odieux.

« J’ai entendu, depuis mon enfance, beaucoup d’histoires de femmes battues, de tyrans domestiques, d’enfants livrés à la cruauté des familles », explique Ananda Devi. Sur son site Internet, elle dit que ce livre l’a « anéantie ». « Plus je m’imprégnais de la voix de cet homme, plus je voyais ce royaume étriqué sur lequel il règne en tyran absolu, plus je ressentais le dénuement de ces femmes détruites, et plus l’univers dans lequel j’ai été plongée a été pénible à porter. Il y avait des moments où je m’identifiais à ce personnage, où j’éprouvais presque une joie grinçante à maltraiter les femmes qui l’entourent. En sortant du livre, je me suis sentie effectivement bafouée et meurtrie. Ce n’est qu’en redonnant la parole aux femmes, dans le dernier chapitre, que je me suis sentie redevenir moi-même. »

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Née en 1957 à Trois-Boutiques, au sein d’une famille d’origine indienne, Ananda Devi est une petite prodige de l’écriture : en 1973, à 16 ans, elle publie sa première nouvelle grâce à un concours de l’ORTF. À 19 ans, son premier recueil. Enfant, elle a dévoré la bibliothèque familiale, bu les contes de la tradition hindoue que lui contait sa mère et écrit ses premiers poèmes à 7 ans. « L’écriture a toujours revêtu un aspect “magique” », explique-t-elle.

Anthropologue de formation (elle a soutenu sa thèse de doctorat à Londres), elle est aussi traductrice. Elle a publié de nombreuses nouvelles, un recueil de poèmes (Le Long Désir, Gallimard, 2003) et une dizaine de romans. Moi, l’interdite (2001) a reçu le prix Radio France du livre de l’océan Indien et Ève de ses décombres (2006), celui des Cinq Continents de la francophonie ainsi que le prix RFO. Ananda Devi a construit une œuvre singulière, portée par une écriture irriguée par une violence sourde, et abordant des thèmes récurrents : la condition féminine, l’exclusion, la souffrance… « Le fait que je vive dans cette région africaine si chargée de déchirures humaines a été déterminant dans le genre de livres que j’écris. »

Précieuse hybridité

De livre en livre, elle dit tenter de « décoder le mécanisme de la violence ». « La violence sous toutes ses formes est une source de terreur et de fascination, car elle est souvent inexplicable, et ce que l’on pourrait appeler le “mal” dépasse de loin les limites de l’imaginaire. Ma préoccupation, en tant qu’écrivain, est de tenter d’aller à sa source et de voir comment elle peut se situer sur une échelle qui va de l’intime – chez un couple, par exemple – jusqu’au génocide. Il me semble qu’il ne s’agit que d’une question d’échelle. Celui qui peut frapper sa femme ne pourrait-il, si les circonstances étaient réunies, décimer un peuple ? » Une fascination pour la violence qui cadre mal avec cette belle femme au port de tête altier, qui aime porter le sari, parce que ce vêtement « allie la simplicité à l’élégance ».

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Ananda Devi habite près de Genève depuis vingt ans mais « vit à Maurice en permanence », affirme-t-elle, « car tous mes romans, ou presque, parlent de Maurice, et que, dans ma tête et mon cœur, j’y passe plus de temps qu’ailleurs ! J’ai toujours emporté Maurice avec moi dans mon bagage émotionnel et littéraire. J’y retourne chaque année, et je ressens toujours, en descendant d’avion, cette sensation d’être “chez moi”. »

Pour l’écrivaine, être mauricien, « c’est être porteur de toutes les civilisations du monde, c’est être constitué de petits morceaux d’Afrique, d’Asie et d’Europe. C’est pouvoir écouter avec le même plaisir la musique de tous ces continents. C’est, par-dessus tout, être ouvert et porter en soi tous ces mondes. C’est une hybridité qui [lui] est précieuse ». La grande dame des lettres mauriciennes a une foi « magique » dans les mots, et son angoisse est de ne plus écrire. « J’espère de tout cœur que cela n’arrivera jamais. Ce serait, sans doute, la fin de ma vie. »

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